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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

06.03.2025

Le vernissage d’une très intéressante exposition photographique aura lieu ce soir même à la Galerie Sonia Zannettacci, à Genève, à l'occasion du 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture – un événement d’une portée considérable qui prit place à Paris entre le 21 et le 25 juin 1935.

Il y a presque exactement cinq ans, au mois de mars 2020, je racontais à mes lecteurs russophones l'histoire d'une photographie que j’avais découverte chez Sonia Zannettacci. Elle avait été prise à Paris par Fred Stein au cours de l’été 1935, lors du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, et représentait le poète Boris Pasternak entouré de Gustav Regler, Ilya Ehrenbourg et André Malraux.

Cette histoire a connu une suite inattendue. En octobre dernier, invitée par le Cercle russe de l’Université de Genève pour y parler de la langue ésopienne, l'écrivain et critique littéraire russe Natalia Ivanova mentionnait au passage son nouveau livre intitulé Destin et rôle – ouvrage dont la publication était alors en cours d’élaboration. Boris Pasternak en était l'un des principaux protagonistes. Entendant cela, je me suis immédiatement souvenue de cette photo, la dernière de Boris Pasternak prise en Europe, et ai emmené Mme Ivanova à la galerie Sonia Zannettacci, sise dans la Vielle ville. À la suite d’une discussion et d'un échange de lettres, cette photographie unique ornait – avec l'autorisation de Peter Stein, le fils et l'héritier de son auteur – le livre de Natalia Ivanova et donnait à Sonia Zannettacci l'idée d'une nouvelle exposition dédiée à Fred Stein tout comme aux illustres participants du Congrès parisien.

Couverture du livre de Natalia Ivanova

Malheureusement, Natalia Ivanova n'a pas pu revenir à Genève pour cette occasion ; par contre, elle a rédigé un texte à l’intention des lecteurs de Nasha Gazeta et des visiteurs de l'exposition ; texte que j’ai le plaisir de reproduire ici même, dans ma traduction informelle.

*     *     *

 « Destin et rôle, mon nouveau livre dans lequel j'analyse la stratégie de comportement et les relations des poètes russes pendant le stalinisme, comprend une pièce de théâtre documentaire : L’été à Paris. Voici ce qui a servi de base historique à son intrigue dramatique.

 « Le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, également appelé Congrès antifasciste, s'est tenu en juin 1935 à Paris, dans la salle de la Mutualité. Plus de deux cents écrivains venus de trente-cinq pays d'Europe, des États-Unis et de Cuba participaient à la réunion.

 « Il existe deux versions liées à la naissance de cet événement. La légende soviétique officielle est la suivante : le Congrès fut convoqué à l'initiative d'écrivains français allant des libéraux aux communistes – André Gide, André Malraux, Henri Barbusse et d'autres encore – dans le but de réagir à la menace que faisait peser sur l'Europe le régime nazi (Hitler avait pris le pouvoir en 1933 pour ensuite le consolider en 1934). La seconde version, elle – non mythologique car confirmée par les documents –, explique comment les choses se sont véritablement passées. À l'automne 1934, le journaliste et poète soviétique Ilya Ehrenbourg, correspondant permanent du journal Izvestia à Paris, s'adresse à Staline (par l'intermédiaire de Nikolaï Boukharine, alors rédacteur en chef d’Izvestia) pour lui proposer d'organiser un tel congrès. Une fois encore – comme il l'explique dans sa lettre –, face à la menace fasciste, les écrivains humanistes européens s'unissaient, angoissés qu’ils étaient par l'avenir de leur pays ; avec pour résultat de les faire basculer dans la direction du socialisme et du communisme.

 « L'idée semble prometteuse à Staline. Son développement et sa mise en œuvre sont alors confiés à Ilya Ehrenbourg et Mikhaïl Koltsov, un autre journaliste connu. Le Politburo décide de transférer discrètement aux organisateurs une somme d'argent considérable susceptible de financer et de conduire le Congrès. Le même Politburo approuve également la liste des écrivains soviétiques qui doivent y participer. Maxime Gorki est nommé chef de la délégation. Dans un même temps, il lui est fortement déconseillé de s'y rendre – soi-disant pour des raisons de santé. (Gorki est mort en 1936 et l’on suppose qu'il fut empoisonné). L’appel de Gorki aux écrivains européens n’en est pas moins rédigé et le Congrès s'ouvre sur cet appel. Boris Pasternak n'est alors présent ni dans la salle, ni dans la délégation – ce en dépit du fait que, lors des discussions à Moscou, Ehrenbourg ait insisté à deux reprises sur sa candidature.

André Malraux © Fred Stein

 « Qui donc s’est rendu au Congrès ? Un large cercle : Heinrich Mann (Thomas Mann a poliment refusé), Aldous Huxley, Louis Aragon, John Stretch (un ami de Virginia Woolf), André Malraux, Martin Andersen Nexø, Anna Seghers, Lyon Feuchtwanger, Tristan Tzara, Bertolt Brecht... Des représentants de la littérature allemande antifasciste déclarée illégale y ont pris la parole sur le thème “Hitler n'est pas l'Allemagne”.

 « Boris Pasternak et Isaac Babel n'ont été détachés de Moscou que pour les deux derniers jours du Congrès. Tous deux ont été ajoutés d'urgence, sur ordre personnel de Staline – pour renforcer l'autorité des écrivains soviétiques arrivés plus tôt, peu connus en Europe et plutôt impersonnels dans leurs discours. La figure de Pasternak se distinguait nettement sur cette toile de fond. Indépendance de comportement, combinaison de compétences, de renommée et de talent, nombreuses œuvres traduites aussi… Autant d’atouts essentiels propres à Pasternak, s’agissant d’être représenté à Paris, et qu’ont bien compris le Kremlin.

 « Un an plus tôt, à l'improviste, Pasternak avait reçu chez lui un appel téléphonique de Staline en personne ; appel destiné à parler du sort d'un autre immense poète, Ossip Mandelstam, arrêté la veille. Staline s’y était décidé après que Boukharine lui ait écrit à propos de l'arrestation de Mandelstam : “Pasternak est également inquiet”. Le monde soviétique était étroit : 150 millions d'habitants et quelques personnes qui discutaient, se réunissaient, décidaient du sort des poètes.

Lyon Feuchtwanger et Bertold Brecht © Fred Stein

 « Pasternak avait conclu sa conversation avec Staline en précisant que, depuis longtemps, il rêvait de lui parler de la vie et de la mort. Or il s'avérait que leur conversation portait précisément sur ce sujet. La mort ne devait pas tarder à intervenir : Mandelstam mourut en 1938, lors d'un transfert entre les camps de concentration soviétiques.

 « J’en reviens au Congrès de Paris. Pasternak refuse autant qu'il le peut de s’y rendre, mais il reçoit un ordre catégorique. En un seul jour, au sein des ateliers du ministère des Affaires étrangères, on lui coud un costume et un manteau de style “mackintosh”, lui achète des chaussures et un chapeau (le poète vit des plus modestement ; “rien à mettre pour aller à l'étranger” était l'une de ses excuses). Il n’était d'ailleurs pas le seul à faire l’objet de tels soins : tous les délégués soviétiques se sont vu confectionner un costume répondant à cet impératif : le tissu devait être de différentes couleurs.

 « Au milieu des années 1930, Hitler poursuivait les “ennemis de la nation” à l'intérieur de l'Allemagne et mobilisait des forces contre l'Europe. Le régime de Staline, quant à lui, intensifiait la terreur intérieure contre les “ennemis du peuple”. Les écrivains européens de “gauche” se trouvaient confrontés à un grave choix.

Mikhaïl Koltsov et Ilya Ehrenbourg, Paris, 1935 © Fred Stein

 « Pour Boris Pasternak, la période est doublement dangereuse : il craint non seulement pour lui et sa famille en URSS, mais aussi pour ses parents juifs ayant émigré de Russie soviétique vers l'Allemagne au cours des années 1920. En route pour Paris, il passe par Berlin, s'y arrête une journée, voit sa sœur, mais n'ose rencontrer ses parents. S’il était dangereux de les laisser en Allemagne, les rappeler en URSS constituait une décision terrible à prendre.

 « Par son discours au Congrès, Pasternak, deux fois otage, est censé démontrer que la liberté d'expression et de création règnent en URSS. À l'époque, depuis six mois, le poète souffre d'une maladie nerveuse et ne peut pratiquement pas dormir. Le dernier jour du Congrès arrive. Ovationné, il ne prononce qu'une seule et longue phrase. Celle-ci, selon les rumeurs, est constituée de lignes fragmentaires. [Dans les faits, elle est aussitôt traduite en français par André Malraux et peut être trouvée en page 509 de l’ouvrage intitulé Pour La Défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains. Paris, juin, 1935. Dijon 2005 – N.S.] Cette longue phrase, la voici.

 “Je veux parler ici de poésie, et non de maladie. Elle sera toujours dans l’herbe, il sera toujours nécessaire de s’incliner pour l’apercevoir, elle sera toujours trop simple pour qu’on la discute dans les assemblées ; elle restera pour toujours la fonction organique d’un être heureux, regorgeant de toute la félicité du langage, crispée dans le cœur natal toujours lourd de sa charge, et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste.”

 « La salle se lève et accompagne les paroles de Pasternak d'une ovation.

 « À Paris, Pasternak rencontre Marina Tsvetaeva, poétesse partie en émigration en 1925. À la question de savoir si elle doit retourner en Russie, il répond une fois de manière plutôt évasive, une autre de manière pathétique : “Marina, tu aimeras les kolkhoses !” En 1938, Tsvetaeva et sa famille retourneront en URSS où son mari sera fusillé, sa fille passera plus de dix ans en prison et en exil en Sibérie et son fils mourra au front ; mais avant cela, elle se suicidera lors de l'évacuation à Ielabouga. “Le destin tragique de sa famille dépassera toutes mes espérances”, écrira Pasternak en 1956. À Paris, lors de leur rencontre à l'hôtel, il quitte la chambre – apparemment pour acheter des cigarettes. Tous deux ne se reverront plus.

 « Le retour à Moscou n'est guère plus facile pour Pasternak. Une partie de la délégation rentre par voie de mer, passant par Londres. De tout ce temps, lui n'arrête pas de parler : son compagnon de cabine attitré, un haut fonctionnaire stalinien, chef des écrivains, diagnostique une maladie mentale. Le voyage se termine à Leningrad, mais Pasternak n'est pas pressé de prendre le train pour Moscou. Il pleure, puis dort enfin, et fait à deux reprises une proposition de mariage à Anna Akhmatova. Alarmés, les surveillants font venir de Moscou, de toute urgence, l'épouse de l'écrivain.

 « À Paris, Pasternak ne s’évade pas seulement de Marina Tsvetaeva, il s’évade aussi du rôle qu'on lui a imposé. Depuis lors, s'il l'évoque, Staline le traite de fou, de yurodivy. L'inscription par le Leader suprême parmi les “poètes fous” permet à Pasternak de rester en vie. Mais c'est au Congrès de Paris que Pasternak voit et ressent la reconnaissance mondiale. Il ne peut plus se rendre à l'étranger. La cage se referme. Toutefois, vingt-et-un ans plus tard, son roman Le Docteur Jivago sort de la cage.

 « Sur la couverture de mon livre figure une remarquable photographie de Fred Stein, prise en marge du congrès : Boris Pasternak entouré d'Ilya Ehrenbourg, d'André Malraux et de Gustav Regler. J'ai d'abord vu cette photographie qui m'a frappée reproduite dans Nasha Gazeta, puis l'original dans la galerie de Sonia Zannettacci. Merci à la Fondation Fred Stein, à son fils Peter, à Sonia Zannettacci et à Nadia Sikorsky pour le bonheur de leur concours. (Un rêve réalisé est une expression russe intraduisible) ».

 *     *     *

P.S. En janvier 1933, Boris Efimovich Koltsov (Fridlyand) s'exprime dans la grande salle de la Philharmonie de Leningrad à propos des résultats de la Conférence internationale de Genève sur le désarmement. Le 14 décembre 1938, il fait encore un rapport sur la publication du Short Course of the All-Union Communist Party of Bolsheviks devant le Congrès des écrivains. Dans la nuit, il est arrêté.  « L'enquête » dure un peu plus d'un an et, en février 1940, « l'ancien premier journaliste de l'URSS » est fusillé.

24.02.2025
Pablo Picasso. La Colombe de la Paix, 1949 © Musée d'Art moderne de Paris

Aujourd'hui, à l'occasion du troisième anniversaire du début de la guerre en Ukraine, je vous invite à prêter attention aux opinions de deux personnalités exceptionnelles, Albert Einstein et Sigmund Freud, à propos des racines de ce phénomène qu’est la guerre. Racines qui ne peuvent être déracinées.

 Il y a exactement trois ans, dans Nasha Gazeta, je publiais mon premier article consacré à la guerre en Ukraine. Je l’avais intitulé « Le mat diplomatique ». C’est qu’à mon humble avis, le début de tout conflit armé représente un échec (et mat) diplomatique. Au cours des trois dernières années, notre petite rédaction a couvert cette guerre à travers un prisme suisse et conservé l'espoir que son terme advienne en vertu d’efforts diplomatiques. Ainsi notre dossier thématique a-t-il accumulé des centaines d’articles. Hélas, force est de constater que les diplomates de toutes les parties concernées n'ont pas été à la hauteur.

 Ces dernières semaines, l’annonce de la fin de la guerre était bien dans l'air, mais personne n'a pu attraper la queue de cet oiseau. Les promesses pré-électorales de Donald Trump de résoudre le conflit en quelques jours ne se sont pas concrétisées. Ses propositions post-électorales ne rencontrent pas le soutien de Volodymyr Zelensky, ni celui d’une Europe qui risque de se retrouver hors des négociations qui la concernent directement. Et de toutes les négociations – pas seulement de celles qui ont eu lieu la semaine dernière en Arabie saoudite ! Comme vous le savez, la réunion de Riyad, qui a duré quatre heures et demie, n'a pas abouti à un résultat concret sur la question qui nous intéresse… à moins que vous ne preniez en compte la reconnaissance par Sergei Lavrov du droit de l'Ukraine à adhérer à l'UE, mais non pas à l'OTAN. Dans l'ensemble, la partie russe a reconnu l'utilité de la réunion. Volodymyr Zelensky, quant à lui, est en complet désaccord avec cette évaluation.

 En voyant le comportement du président américain, on peut supposer que l’homme s'attendait à lâcher une spectaculaire bombe médiatique sur le monde en annonçant la solution trouvée juste à temps pour l'anniversaire du début de la guerre, et il est probablement mécontent du fait que son scénario soit perturbé. Aujourd'hui, une seule chose peut donc être affirmée avec certitude : la guerre va bel et bien se terminer. Mais on ne sait pas encore quand et dans quelles conditions.

 Ne spéculons donc pas ; prenons, ne serait-ce que pour quelques minutes, de la distance sur l'actualité, et réfléchissons à l'essence même de ce terrible phénomène qu'est la guerre.

 Il y a quelques mois, dans la librairie genevoise Le Temps d'un Livre, je suis tombé sur un livre de poche qui pouvait facilement se glisser dans mon sac à main. Cela étant, les noms des auteurs et le titre ont sur-le-champ attiré mon attention, m’inspirant le plus grand sérieux : Albert Einstein et Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?

 

L’ouvrage ne compte que 65 pages, dont 23 sont occupées par une fort intéressante préface rédigée par le professeur français de philosophie politique Christophe David. Les 42 pages restantes sont partagées, de façon inégale, entre Albert Einstein et Sigmund Freud – lesquels, en 1932, procédaient à un échange de lettres publiées un an plus tard par le Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations (prédécesseur de l'UNESCO) ; et ceci simultanément en allemand (Warum Krieg ?), en anglais (Why war ?) et en français (Pourquoi la guerre ?). La traduction française de l’allemand assumée par Blaise Briod est utilisée dans l'édition que j’ai sous les yeux. Je n’ai pas trouvé d'édition séparée de cette correspondance en russe, mais les lettres elles-mêmes (en entier ou en extraits) peuvent être facilement trouvées sur Internet, fût-ce sous des titres légèrement différents.

 Le contexte de ce projet était le suivant. En 1931, ce même Comité international proposait à Albert Einstein un échange de vues public avec n'importe quel autre intellectuel – cela sur tout sujet susceptible de tenir à cœur du grand physicien et personnage public. En d'autres termes, il avait carte blanche. Pacifiste convaincu, Einstein choisit alors de s'interroger sur la possibilité de protéger l'humanité de la menace de la guerre, et il invite Sigmund Freud, qu'il considère comme un expert inégalé de la nature humaine, à devenir son interlocuteur. C'est ce qu'il lui écrit de Potsdam le 30 juillet 1932.

 Pourquoi le brillant physicien voulait-il discuter avec le brillant psychanalyste ? La réponse est donnée dès le début de la lettre dans laquelle Einstein parle du « premier principe qui s’impose à mon attention : la voie qui mène à la sécurité internationale impose aux États l’abandon sans condition d’une partie de leur liberté d’action, en d’autres termes, de leur souveraineté, et il est hors de doute qu’on ne saurait trouver d’autre chemin vers cette sécurité ». Et puisque ce n'est pas seulement le poisson qui pourrit par la tête mais aussi l'État, on comprend toute l'importance de l'état des cerveaux des individus et de leur disposition à une telle autolimitation. Il n'est, de fait, pas inutile de rappeler que le préambule de l'Acte constitutif de l'UNESCO commence par l’affirmation selon laquelle, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».

 « Un simple coup d’œil sur l’insuccès des efforts, certainement sincères, déployés au cours des dix dernières années, permet à chacun de se rendre compte que de puissantes forces psychologiques sont à l’œuvre, qui paralysent ces efforts », continue Albert Einstein. « L’appétit de pouvoir que manifeste la classe régnante d’un État contrecarre une limitation des ses droits de souveraineté ».

 Invitant Freud à la discussion, Einstein formule trois questions. La première étant : « Comment se fait-il que cette minorité-là puisse asservir à ses appétits la grande masse du peuple qui ne retire d’une guerre que souffrance et appauvrissement ? » La deuxième, celle-ci : « Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? » Quant à la troisième, la voici : « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? »

 

Sigmund Freud relève le défi, si bien qu’en septembre de la même année, depuis Vienne, il écrit à Einstein une lettre de réponse dans laquelle néanmoins il rejette, de façon très polie, la forme de la question telle que posée par Einstein, qu'il prend pour une demande de conseils pratiques à laquelle il n'est pas du tout préparé.

 La réponse de Freud est beaucoup plus dure que le message d'Einstein. Et plus longue. Son principal argument est que la violence est inhérente à la nature humaine et que, par conséquent, au lieu de tenter utopiquement d'éviter les guerres par principe, il est préférable de les rendre moins probables. Comment ? En renforçant le cadre juridique et en punissant les auteurs, écrit Freud qui souligne aussitôt : « Il n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. En pareil cas, deux nécessités s’imposent au même titre : celle de créer une semblable instance suprême et celle de la doter de la force appropriée. Sans la seconde, la première n’est d’aucune utilité. Or la Société des Nations a bien été conçue comme autorité suprême de ce genre, mais la deuxième condition n’est pas remplie. La Société des Nations ne dispose pas d’une force à elle et ne peut en obtenir que si les membres de la nouvelle associations – les différents États – la lui concèdent. Et il y a peu d’espoir, pour le moment, que la chose se produise ».

 Il est difficile de surestimer la justesse de Freud lorsque nous observons aujourd'hui, près de 90 ans plus tard, l'impuissance totale de l'ONU, créée sur la base de la Société des Nations. Elle aussi s'est révélée être une utopie.

 

Pour autant, on pourrait malheureusement débattre avec le père de la psychanalyse sur un point. J’écris « malheureusement », tant j’aurai préféré qu’il ait raison ! Freud écrit en effet : « Depuis des temps immémoriaux, l'humanité subit le phénomène du développement de la culture », et « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre », et il insiste sur l'importance de pouvoir « former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnées à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des mases dépourvues d’initiative. Que l’empire pris par les pouvoirs de l’État et l’interdiction de pensée de l’Église ne se prêtent point à une telle formation, nul besoin de le démontrer. L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison ».

 Opposé aux utopies, Sigmund Freud termine néanmoins sa lettre ainsi : « Combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-être n'est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments – la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future – pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir proche. »

 Rappelons que l'affaire se déroule en 1932, quelques mois avant que Hitler – monstre élu par le peuple – n'arrive au pouvoir en Allemagne, pays d'une immense culture.

 Il est inutile d'essayer de raconter les deux lettres : chacune constitue une longue citation à part entière, que l'on aimerait recopier à la main pour mieux s'en imprégner. Je vous recommande vivement de lire ces textes et de réfléchir à ce qui est nécessaire pour que la raison l'emporte sur les instincts de violence et d'autodestruction de chacun d'entre nous. Car la réponse à la question du titre se trouve en nous-mêmes, uniquement en nous-mêmes, dans notre capacité à résister à la provocation et au lavage de cerveau. Après tout, comme l'a fait remarquer Sigmund Freud dans une lettre adressée à l'une de ses premières élèves et disciples, Jeanne Lampl de Groot, le 10 février 1933, « de toute façon, [ce fascicule Pourquoi la guerre] ne sauvera pas l'humanité ».

 La quatrième année de la guerre vient de commencer.

14.02.2025
Livre d'Alexeï Navalny chez Payot à Genève

Le 16 février, cela fera un an qu'Alexeï Navalny succombait au sein d’une colonie pénitentiaire à régime spécial, dans le Grand Nord russe. La veille de ce triste anniversaire j’aimerai vous parler de son livre intitulé en français Patriote – mémoires.

Il n'est pas facile d'écrire à propos d’un ouvrage rédigé par une personne décédée récemment et de manière si tragique. Surtout si, de son vivant, vous ne le considériez pas comme votre héros – ainsi que j’ai eu l’occasion de l’avouer. Eh non, la mort n'aplanit pas tout, mais elle ramène à la surface l'essentiel et pose clairement les accents qui semblaient auparavant déplacés. On peut ne pas être d'accord sur tout avec Alexeï Navalny, mais il est impossible de ne pas reconnaître son courage et son abnégation. Lorsque j'ai commencé à lire Patriote – mémoires, j'ai ressenti le même sentiment que lorsque je lisais Herron, le livre de Charles Lewinsky consacré à un réalisateur allemand d'origine juive mort dans le camp de concentration nazi de Theresienstadt. Entre ces deux ouvrages, la principale différence qui saute aux yeux est la suivante : d’un côté, il s’agit d’une œuvre de fiction, tandis que de l’autre nous avons affaire à une autobiographie. Toutefois, deux grandes similitudes s’imposent également : on sait à l'avance que le héros mourra à la fin ; les deux héros se considèrent comme des patriotes, croient en leur patrie et meurent aux mains de ses dirigeants.

Le livre d'Alexeï Navalny a trouvé ses lecteurs peu après la mort de l'auteur. Le 22 octobre 2024, il paraissait à l’enseigne de l'éditeur lituanien One Book Publishing et était simultanément traduit en 26 langues. Dans la chaîne des librairies suisse Payot, vous le trouverez en anglais et en français ; la version russe, quant à elle, vous sera expédiée à votre domicile, sur simple commande ici. En revanche, il ne sera livré ni en Russie ni en Biélorussie. L’ouvrage se compose de deux parties. La première – une autobiographie qui démarre en 1976 avec la petite enfance écoulée dans une cité militaire proche de Tchernobyl –, Alexeï Navalny a commencé à l'écrire en Allemagne, en 2020, peu après l'empoisonnement au Novichok. La deuxième partie est constituée de journaux intimes que l’auteur a tenus dans différents centres de détention provisoire et dans des colonies entre 2021 et 2022. Du point de vue du lecteur, la première partie est une brève évocation des quinze dernières années de l'histoire soviétique et des trente premières années de l'histoire de la nouvelle Russie. La seconde partie, quant à elle, est le récit très personnel d'un homme que le système a poussé à la mort avec diligence mais qu’il n’a pas réussi à briser. Il n'y a pas grand-chose de politique dans cette deuxième partie ; seulement de la douleur – physique et mentale – recouverte d'une patine d'insouciance… avec le même succès qu'une feuille de vigne recouvre le corps. Le lecteur attentif remarquera que les notes de la deuxième partie sont beaucoup plus courtes : ce n'est pas parce que Navalny est devenu paresseux, mais simplement parce qu'on lui a donné un stylo et du papier pendant une demi-heure par jour.

À première vue, on pourrait penser que ce livre, en particulier la première partie, s'adresse principalement aux lecteurs étrangers, mais ce n'est pas le cas. La mémoire humaine est courte et a tendance à ne retenir que ce qu'elle veut. Il me paraît donc utile de rappeler au public russophone les moments clés de notre passé récent commun qui, situés dans une chaîne chronologique et logique, et de plus commentés par Alexeï Navalny avec plus ou moins d'objectivité, donnent une réponse claire à la question de savoir comment nous en sommes arrivés là. Nous l'avons fait avec nos propres pieds. Pour les étrangers, cependant, beaucoup de choses constitueront une révélation.

Dans ce récit de 400 pages, on peut distinguer quatre axes principaux : Alexeï Navalny lui-même, ses proches, sa lutte, la prison. Malgré la gravité des thèmes abordés, le livre est plein d'humour, d'ironie et d'auto-ironie – ce qui le rend très facile à lire. Celles et ceux qui habitent en Suisse ont déjà eu l'occasion de se faire une idée du SHIZO, cette « cellule disciplinaire individuelle » où Alexeï Navalny a passé un total de 295 jours ; mais les nombreux autres détails que contient Patriote ne laisseront personne indifférent… et moins encore les textes reproduisant les « derniers mots » de Navalny, qui sont autant de manifestes.

Chaque lecteur prêtera certainement attention à ce qui l'intéresse personnellement : certains aux détails de la vie de Navalny ; d'autres à ses évaluations relatives à différentes personnalités politiques russes et étrangères ; d'autres encore à ses analyses de situations spécifiques depuis les débuts de l'utilisation d'Internet en Russie, s’agissant de réunir des personnes partageant les mêmes idées, et les particularités du travail avec les médias dans les conditions russes… et jusqu'aux stratagèmes de blanchiment d'argent russe en Occident. Mais je pense que tout le monde constatera à quel point il est difficile de faire bouger les Russes ; de les encourager à agir – même pour défendre leurs propres intérêts. La Suisse est mentionnée indirectement et seulement par deux fois dans Patriote : en relation avec la société Gunvor, qui a appartenu à Gennady Timtchenko, mentionné plus d'une fois dans mes pages, et avec la maison qui, selon Navalny, appartient au fils de l'ancien procureur général russe Yuri Chaïka. J’ai également pris note de la prédilection de l'ancien vice-premier ministre russe Igor Shuvalov pour les chiens Corgi : apparemment, c'est une mode parmi la nomenklatura russe, car il y a quelques années, le sénateur Andreï Klishas, qui aime beaucoup Lugano, m’a initié aux subtilités de l'élevage de bouviers suisses dans les conditions de la Russie.

Personnellement, j'étais intéressée par ce qu'Alexeï Navalny avait à dire au sujet de ses liens avec les nationalistes et de sa participation aux Marches russes, car c'est ce qui a miné ma confiance en lui et m'a empêché de soutenir ses activités de façon inconditionnelle. J'ai trouvé la réponse en page 179 de l'édition en langue russe.

 « Le mot “nationalisme” est généralement intimidant. Pour tous les journalistes étrangers, c'est un sujet de prédilection, car dès que vous le prononcez, l'imagination de la plupart des téléspectateurs occidentaux s'imagine des skinheads agressifs. Mais la plupart de ces personnes n'étaient pas des skinheads. Ils s'appelaient eux-mêmes  “nationalistes européens” ; tout comme les libéraux, ils ont été écartés du système politique du pays, privés de toute représentation au parlement, et même de la possibilité de l'obtenir, puisqu'ils n'ont pas été autorisés à participer aux élections. Et j'étais persuadé qu'une large coalition était nécessaire pour lutter contre Poutine. »

Je ne peux pas qualifier cette réponse d'exhaustive, et n'ai toujours aucune sympathie pour les pauvres nationalistes qui ont été évincés, mais la position de Navalny me devient plus claire.

D'une manière générale, j’ai souligné et noté beaucoup de choses dans le livre, en sorte de pouvoir les citer plus tard. Voici quelques exemples :

– « Chaque fois que je retournais en Russie, je me demandais s'ils allaient m'arrêter ou non ». Navalny évoque ici la fin de l'année 2010, mais combien de mes compatriotes se posent aujourd'hui la même question !

– « La seule arme, mais la plus puissante, dont nous avons besoin, chacun la possède – c'est l'estime de soi ». Vous conviendrez que cette phrase n'a rien perdu de sa pertinence.

– Ou encore ce commentaire sur les mœurs russes : « Nous sommes fiers de ceux que nous avons emprisonnés auparavant ». En effet.

Quoi que vous pensiez d'Alexeï Navalny, son livre vaut d'être lu – il vous fera réfléchir à beaucoup de choses. Et le dimanche 16 février, faisons simplement une minute de silence.

06.02.2025
Andreï Kourkov Photo © Editions Noir dur Blanc

Notre guerre quotidienne, c’est le titre du nouveau livre de l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov que publient en français les Éditions Noir sur Blanc implantées à Lausanne ; un volume qui, pour l’essentiel, constitue la suite de son journal de guerre publié par les mêmes éditions en mars 2023.

Il y a presque deux ans, en mars 2023, je présentais à mes lecteurs le Journal d’invasion, ouvrage dû à cet écrivain d’expression russe bien connu et que je suis depuis un bon nombre d’années. J’hésite, ce faisant, à trop vite qualifier Andréï Kourkov d’« ex écrivain d’expression russe » – quand bien même, c’est vrai, ce Journal d’invasion avait été rédigé en anglais. Il en va de même pour Notre guerre quotidienne, que l'on peut, je l’ai dit, considérer comme le deuxième volume du Journal : lui aussi est consacré aux soldats de l'armée ukrainienne et conserve la forme d'un journal. L'essentiel du contenu n'a pas changé non plus : il s'agit de notes prises au jour le jour (ou peu s’en faut) couvrant cette fois la période du 1er août 2022 au 24 avril 2024, moment où la guerre en Ukraine est entrée dans sa troisième année. Voici ce que Kourkov écrit dans l'épilogue de son témoignage traduit en français par Johann Bihr et Odile Demange :

« Hélas, la guerre en Ukraine continue. J'avais espéré pouvoir raconter dans ce livre comment la guerre a pris fin, décrire la liesse de l’Ukraine à la libération des territoires pris par les occupants russes. J'espérais faire le compte rendu du début d’un programme de reconstruction massif – la restauration des villes et des villages détruits. Mes espoirs et la réalité ne se recouvrent pas. »

Hélas, c'est bien le cas.

Cela étant, plus de neuf mois se sont écoulés depuis qu'Andreï Kourkov a achevé la rédaction de ce second volume, et la guerre continue. Bien sûr, il est facile de comprendre que, fût-ce dans leur langue originale, il n’était pas possible que ces chroniques puissent faire l’objet d’un livre en « temps réel » – donc d’autant moins s’agissant de les faire traduire ! Mais dans ce cas précis, mon avis est qu’il peut, pour le lecteur, résulter de ce fait certaine difficulté de perception.

Léon Tolstoï a écrit Guerre et Paix en 1863, soit quarante ans après la guerre qui opposa la Russie aux armées napoléoniennes. Hemingway a publié L’Adieu aux armes en 1929, dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale. Kurt Vonnegut a pour sa part écrit son Abattoir 5 en 1969, vingt-quatre ans après la Seconde Guerre mondiale. (Andreï Kourkov me pardonnera, j’ose l’espérer, ces trois états de fait, qui n’ont pour but que de montrer tout le respect que j’ai pour lui en tant que personne et qu'écrivain). Les auteurs susmentionnés avaient, pour leur part, éprouvé le besoin d'une certaine distance temporelle à partir de laquelle ils pouvaient entreprendre le récit des tragédies dont ils avaient été les témoins et les participants. Mais les temps ont changé. Nous vivons à une époque de transmission immédiate et momentanée de l'information ; de ce fait, je pense que l’exigeant travail quotidien assumé par Andreï Kourkov en sorte d’écrire une chronique de guerre se serait révélé inestimable sous la forme d'un blog régulier. Je suis même convaincue qu’à travers le monde, des centaines de milliers de personnes s'y seraient abonnées ! À défaut, la lecture d'une chronique qui ne se trouve pas suffisamment éloignée de nous pour être perçue comme un roman historique, mais assez pour que nous puissions constater les décalages entre la description d’événements et leur déroulement ultérieur que nous connaissons déjà, peut provoquer un sentiment de déjà-vu. Surtout chez ceux qui sont eux-mêmes témoins – ou, d'une manière ou d'une autre, qui participent à ces événements et les suivent non pas au jour le jour, mais d'heure en heure.

Ceci précisé, je conçois qu’il peut s’agir là de réflexions à la marge. En ce qui concerne le contenu du livre en question, on ne saurait surestimer la contribution d'Andreï Kourkov au récit véridique de la guerre en cours. Jour après jour, il décrit la vie quotidienne – au front, sur le front intérieur, hors de l'Ukraine, relatant les expériences des réfugiés ou de ceux qui sympathisent simplement avec les Ukrainiens et les aident par tous les moyens possibles. Le tout, sans noircie d’avantage le tableau (déjà bien noir), ni rien enjoliver. Aucune fioriture. Au contraire de ce que font tant de commentateurs. Voire même avec l'humour qui lui est inhérent, en sorte de briser une amertume bien compréhensible. Andreï Kourkov n'essaie pas de faire passer ses compatriotes pour des saints ; il parle des difficultés de la mobilisation, de la corruption, des décisions parfois absurdes prises à différents niveaux – dans le passé comme au présent.  Il ne lésine pas sur les exemples d'humanité et de générosité de la part de certains Russes, et pour cela je lui suis – à titre personnel – très reconnaissante. Tout lecteur objectif réalisera que, même dans les conditions de catastrophe, les gens normaux restent tels, cependant que fanatiques et radicaux des deux camps se ressemblent douloureusement.

Les réflexions d'Andreï Kourkov sur l'auto-identification – un problème auquel il a lui-même été personnellement confronté en tant qu'écrivain ukrainien d’expression russe – sont extrêmement intéressantes. Voici un extrait d'une note prise le 10 avril 2023 :

« Pour être honnête, force m’est de constater que mon auto-identification en tant qu'Ukrainien compte plus pour moi que ma langue maternelle. Être Ukrainien, aujourd'hui surtout, signifie être libre. Je suis libre. Utilisant cette liberté, j'affirme le droit d’utiliser ma langue maternelle, même si elle a acquis le statut de « langue de l'ennemi ».

Pensez à un effort intellectuel et émotionnel exigé par un tel aveu !  

Bien entendu, le thème de la culture, ce soft power par trop souvent otage entre les mains des décideurs, me préoccupe beaucoup, et Andreï Kourkov y accorde une grande attention, allant même jusqu’à se projeter dans l'avenir. Son billet du 29 juin 2023, intitulé « Le rôle de la culture après la guerre », recèle les propos suivants :

« Le mot de culture recouvre plusieurs concepts. Il ne s'agit pas seulement d'art, mais aussi de retour possible à une communauté où règne une culture familière de communication, une culture de bon voisinage, une tradition ukrainienne de tolérance particulièrement précieuse dans les régions frontalières où se côtoient différentes minorités nationales ».

Notant que « la culture ukrainienne, tout comme l’ensemble de la société ukrainienne, a subi de lourdes pertes au cours de cette guerre », il exprime l'espoir que l'intérêt accru pour cette culture dans le contexte de la guerre ne s'estompera pas… même après la fin des combats.

Pour ma part, ce que, dans ce livre, je considère comme le plus précieux, ne relève pas des seuls faits, ni des détails captés ici et là, mais les réflexions au plan universel qu'Andreï Kourkov nourrit à propos de la manière dont la guerre brise une personne. Brise tout homme. Je cite ici un fragment d'une entrée du 9 février 2023.

« Telle une maladie, la guerre prend le contrôle de votre comportement, de vos pensées et même de vos sentiments. La guerre commence à penser pour vous. A prendre des décisions pour vous. Je souffre de cette maladie, moi aussi, et je n'ai pas cherché à me faire soigner. Je m'y suis habitué. Je ne suis ni soldat ni médecin, mais je suis un citoyen ukrainien. J'aime mon pays et ma vie d'avant. Face à la réalité de la guerre, j'ai dû choisir mon front. J'avais besoin d’avoir l’impression de faire quelque chose d'utile. Alors tous les jours, depuis février de l’année dernière, j'écris et je réfléchis sur la guerre ».

J’ignore si Andreï Kourkov continue à tenir son journal. Si tel s’avère le cas, il faut espérer que le troisième volume sera le dernier et que les trois parties seront publiées ensemble ; qu'elles seront traduites dans de nombreuses langues et qu'elles trouveront leur place sur les étagères de tous ceux qui veulent sincèrement connaître la vérité. Et il est nécessaire de connaître la vérité – avant tout bien sûr pour Russes et Ukrainiens, car lorsque la guerre sera terminée, nous continuerons à vivre les uns à côté des autres.

 P.S. Notre guerre quotidienne a reçu le Prix Transfuge du livre européen 2025. Andreï Kourkov sera présent au Salon du livre de Genève, qui aura lieu du 19 au 23 mars 2025. 

16.01.2025
Polina Barskova (DR)

Aujourd’hui, les librairies de Suisse et de France mettent en place le recueil de textes de Polina Barskova intitulé Tableaux vivants – ce dans une traduction française publiée à l’enseigne de la maison d'édition lausannoise Noir sur Blanc.

De Polina Barskova – mea culpa – j’ignorais tout avant de recevoir, peu avant la sortie officielle de son livre, les épreuves de la traduction française de ses Tableaux vivants. Traduction présentant une table des matières en fin de volume, comme c’est l’usage chez nous. Comme toujours en pareil cas, j'ai décidé de lire d'abord original : en Russie, le livre a été publié en 2014 par la Maison d'édition Ivan Limbakh, de Saint-Pétersbourg. Passées les critiques – élogieuses ! – de quatre personnalités respectées, j'en suis arrivé au récit proprement dit. À commencer par le premier texte intitulé « Le pardonneur », bien que ce mot soit absent du dictionnaire de la langue russe. Dès les tous premiers paragraphes, ayant salué joyeusement le chœur grec, Morozko et le cheval de Klodt, j'ai réalisé que ce texte en prose avait été écrit par un poète – ma main ne se lève pas pour féminiser ce titre. J'ai cherché sur Google et j'ai découvert que c'était le cas.

J'ai lu les 172 pages de Tableaux vivants en une soirée et, ce faisant, n’ai cessé de me poser la question suivante : comment est-il possible traduire un tel texte ? Comment le transmettre à un lecteur qui ne parle pas seulement différemment, mais pense et ressent différemment ; qui vit sa vie différemment ? Différemment des Russes. Comment expliquer à un étranger l'importance d'Evgueni Schwartz ? Qui reconnaîtra bachmatchkine, écrit avec un b minuscule ? Comment faire tomber le lecteur amoureux des personnages ? Comment traduire/apporter/offrir cette délicate musique verbale, fragile comme la première glace sur la Neva, délicate en apparence comme de la dentelle, mais solide comme une toile d'araignée, propre à attirer la mouche (en occurrence, la lectrice) dans son filet complexe, élaboré, et lui serrer la gorge jusqu'à ce que les larmes en sortent. Et elles en sortent forcément. Le liquide lacrymal accumulé dans le sac conjonctival inférieur et le lac lacrymal finit par déborder via le bord du cil de la paupière inférieure...

L’ouvrage de Polina Barskova, porteur d’une multitude de personnages et de sujets, a un leitmotiv clair : la ville natale de l'auteur – Leningrad –, avec son passé héroïque et tragique. Avec les gens qui y sont nés, qui y ont grandi et qui ont été absorbés par elle. Ce livre, il faut le tenir du bout des doigts ; il doit être lu avec précaution, sur la pointe des pieds, pour ne pas le faire tomber. Pour n’en pas renverser le contenu.

La nuit qui a suivie s'est écoulée dans toutes sortes de réflexions.  Au matin, j’ai réalisé que les réponses aux questions que je me posais devaient être recherchées à la source. Je me suis donc mis en quête de Polina Barskova sur les réseaux sociaux, puis je l’ai contactée ; suite à quoi, malgré l'heure tardive à Berkeley où l’auteur vit et enseigne à l'université de Californie, j'ai instantanément reçu une réponse : elle se montrait prête à discuter. Ce que nous avons fait un jour plus tard.

Polina, avant de paraître en français, votre livre est paru en allemand et en anglais. L'anglais, bien sûr, vous connaissez. Mais l’allemand ? Avez-vous pu participer au processus ?

Je ne parle pas du tout l'allemand et très mal le français, mais dans ce genre de cas, je fais confiance aux traducteurs. Je communique beaucoup avec eux. Ils me posent bon nombre de questions. Mais voyez : en terme général, c'est le destin et l'aspiration d'un écrivain d'être traduit dans des langues qu'il ne connaît pas. Vous laissez les livres partir, et ils vivent leur propre vie.

Comment s'est déroulée votre collaboration avec la traductrice française Marianne Gourg Antuszewicz ? Vous êtes-vous parlées ? Vous êtes-vous rencontrées ?

Non, nous ne nous sommes pas rencontrées. Elle m'a posé bien des questions - des questions intéressantes : sur l'histoire ; sur la langue. Ma prose véhicule beaucoup de citations littéraires, car j’en suis moi-même constituée. Marianne m'a également posé beaucoup de questions à ce sujet. En général, me concernant, l'un des aspects les plus intéressants de ce processus est d’entendre les traducteurs poser des questions très différentes.

Pouvez-vous me donner un exemple de question qui vous a plu ou surpris ?

Je n'ai, pour l’instant, pas d'exemple précis en tête, mais Marianne Gourg Antuszewicz a beaucoup travaillé sur le modernisme russe, ce qui est très important pour moi. Il est important de réaliser qu'un traducteur vit dans le même monde littéraire que moi. J'ai été touchée par son approche très méticuleuse et par sa réactivité, par sa façon de s’introduire dans tous ces enchevêtrements, ces échos, etc.....

Les autres éditions ont-elles bénéficié d’autant de commentaires émanant des traducteurs que l'édition française qui en comporte plusieurs par page ? Ce qui est bien, à mon avis, puisqu'il y a tant à déchiffrer.

Non, on trouve moins de commentaires dans l'édition américaine. Le lecteur américain de littérature non scientifique ne doit pas trop s'ennuyer avec les commentaires ; il ne les aime pas. On peut être d'accord ou pas, mais c'est ainsi. En général, nous savons qu'il y a relativement peu de littérature traduite en Amérique ; c'est là un problème auquel nous pensons et dont nous parlons beaucoup. Ainsi, afin d'introduire un livre en soi un peu bizarre sur le marché américain, l'éditeur s’est efforcé de ne pas intimider le lecteur avec des commentaires. Comme on me l'a expliqué, le lecteur français est plus courageux. J’imagine qu’un tel livre peut être acheté par une personne déjà connectée, d'une manière ou d'une autre, aux différents univers de la littérature, et qui est donc plus curieux. Après tout, c'est toujours une question de curiosité, d'envie d'entrer dans un monde que l'on ne connaît pas forcément.

Ne pensez-vous pas que l'édition russe pourrait bénéficier de quelques notes explicatives, elle aussi ? Pensez-vous que tous les Russes modernes savent qui sont Charon et Pablito, ou que les frères Drouskine ne sont pas des personnages fictifs ?

C'est une excellente question, très pertinente. Mon éditrice russe, Irina Kravtsova, qui dirige la Maison d'édition Ivan Limbakh, compte sur un lecteur capable et désireux de découvrir par lui-même qui est Сharon. Mais en général, cette question n'est pas évidente pour moi, et la décision appartient à chaque éditeur, qui détermine à chaque fois le destin d'un livre : à qui s'adresse-t-il ? Qui est son lecteur ?

Dans Tableaux vivants, de nombreuses histoires inconnues jusqu'alors s'entrechoquent. C'est dans cette provocation que réside l'un des sens de ma prose : j'essaie de raconter des histoires dont chaque lecteur pense connaître quelque chose. Mais il s'avère qu'en fait, il ne sait rien. Et c'est là, pour moi, l'un des principaux moteurs : faire se rendre compte à quel point on ne sait rien et commencer désespérément à découvrir.

De nos jours, les choses simples ou simplistes sont à la mode. Or votre livre n'est pas simple – ni dans son contenu ni dans sa forme. Par exemple, les signes de ponctuation disparaissent périodiquement. S'agit-il d'un risque conscient : ne pas s'abaisser au niveau du lecteur, mais le faire grimper derrière vous, lui faire faire des recherches sur Google, ou pensez-vous que « votre » lecteur vous comprendra, ou est-ce juste un hasard ?

D'une certaine manière, je dirais que toutes les versions que vous avez suggérées sont correctes. Je travaille avec mon imagination, mes fantasmes, mes intonations. Mais comme j'ai enseigné toute ma vie, je sais par expérience qu'il existe des lecteurs très ambitieux. Depuis la parution de Tableaux vivants en russe, j'ai rencontré un certain nombre de lecteurs de ce livre qui ont trouvé la force de s'y plonger. Vous savez, aux États-Unis, au début du semestre, je demande à mes nouveaux étudiants diplômés quel est leur livre moderniste russe préféré. Le plus souvent, on me répond : Pétersbourg d'Andreï Biely. Et à chaque fois, cela me surprend : ce livre semble si complexe, il traite d'événements si lointains... Il ne faut pas sous-estimer les lecteurs, ils sont différents. Mon livre n'est probablement pas destiné à un lecteur de masse, mais à un nombre important de personnes qui s'intéressent à la tradition du modernisme.

Dans Le pardonneur, à un moment donné, vous écrivez : « L’essentiel : résister au temps. Le temps va peser sur toi. Mais le sens de toute l’affaire est d’interdire au temps d’autrui de se mêler à celui que tu portes en toi, pour toi. » Pourquoi vous, une jeune femme talentueuse et à succès, n'abandonnez-vous pas le thème du passé en général et celui du siège de Leningrad en particulier ? D’ailleurs, le lecteur n'a pas l'impression que ce passé vous oppresse, qu’il pèse sur vous.

C'est une question merveilleuse. D'une certaine manière, c'est là une affaire de personnalité, de tempérament, mais c'est juste. Différents moments du passé se révèlent être très proches de moi. Dans le passé soviétique du XXe siècle, vivaient des gens comme nous, qui se trouvaient parfois dans des situations complètement inhumaines. Lorsque j'ai commencé à mieux connaître les personnages de la pièce Tableaux vivants, ils me sont devenus incroyablement sympathiques ; j'ai été complètement fascinée par ces personnes brillantes, complexes et pleines d'esprit. Comme ce serait extraordinaire de socialiser avec elles ! Puis j'ai réalisé ce qui leur était arrivé, quel désastre absolu avait frappé ces amoureux de la littérature, de l'art et de l'amour lui-même. Après tout, ce sont des gens très proches de nous, courageux, drôles... Et soudain, une Histoire survient qui – comme on dit en Amérique et comme j'aime le dire – « vous fait disparaître ». Et c'est tellement insupportable pour moi que mes personnages captivants disparaissent sans pouvoir se défendre !

Un jeune artiste talentueux et amoureux ne peut rien faire contre le siège de Léningrad ; contre les autorités soviétiques... Le sentiment d'une incroyable injustice historique me ronge. D'ailleurs, on voit l'histoire se répéter, et ce qui se passe aujourd'hui est un nouveau tournant monstrueux. Une grande partie de ce que la propagande de Poutine raconte et impose aujourd'hui est largement liée aux zones d'ombre de l'Histoire, à ce dont nous ne voulions pas parler ou penser. J'ai écrit la pièce Tableau vivant avant que le désastre actuel ne commence, et déjà à l'époque j'étais alarmée par le silence. Aujourd'hui, il s'avère que le silence historique n'est pas seulement inquiétant, mais aussi dangereux. Une nouvelle vague d'autocratie viendra remplir le silence à l’aide de propagande. Et au lieu de personnes vivantes, charmantes et complexes, nous recevrons des messages de propagande simples et faux. Pour moi, parler de ces personnes est une tentative de résister à ce que l'État impose. À ce qui lui convient aujourd'hui.

Polina Barskova

Vous écrivez sur les morts. Mais vous écrivez comme si vous les connaissiez tous personnellement. Ou peut-être avez-vous quand même réussi à rencontrer certains des personnages ? Ou leurs descendants ?

Les personnages de ce livre, je ne les ai pas connus. Mais j'ai parlé à ceux qui ont survécu au siège – à l'époque, ils étaient déjà nonagénaires. J'ai rencontré des gens extraordinaires qui sont devenus des connaissances importantes dans ma vie. J'aimais beaucoup une dame en particulier ; un jour, je l'ai appelée et elle n'a pas décroché. J'ai eu très peur, mais il s'est avéré qu'elle était simplement enrhumée. Lorsque je suis accourue chez elle, elle m'a dit : « Petite, si je ne suis pas morte en 1941, pourquoi devrais-je mourir un jour ? » Cette phrase m'a frappé et m'a fait comprendre que ces personnes entretenaient une relation particulière avec l'Histoire. Il n'existe pas d'équivalent exact du mot anglais survivor en russe. Les survivants, ce n'est pas tout à fait la même chose.

Mes livres ne sont pas très longs, ils sont plutôt denses. Pour moi, ils portent tous sur les personnes incroyables que je rencontre dans l'Histoire et qui me fascinent. Les gens me demandent souvent comment je peux traiter le sujet du siège, parce qu'il est si horriblement effrayant et difficile. Et je réponds : lorsque je le fais, je rencontre des personnes fascinantes dans l'Histoire ; des personnes avec lesquelles j'ai envie d'être tout le temps, de leur parler ; des personnes que je ne veux pas quitter des yeux. Mais pour les rencontrer, je dois aller là-bas.

Comme vous le savez, chez les gens comme il faut, il est d'usage de parler des morts en bien ou pas du tout. Il ne fait aucun doute que vous êtes une personne comme il faut. Mais vous avez réussi à créer des portraits de personnes montrant non seulement leurs excentricités mignonnes, mais aussi parfois des défauts très graves, des défauts moraux qui les privent de tout attrait. Y avez-vous pensé en écrivant ?

Oui, j'y ai pensé en écrivant. Comme j’écrivais lentement et qu'en cours d'écriture je faisais lire ce que j'avais écrit, on m'en a parlé, et j'aime beaucoup le fait que vous l'ayez remarqué. Pour moi, c'est une partie très importante, personnelle et controversée de ce que je fais. Je pense que lorsque nous commençons à ne dire que du bien de quelqu'un, notre lien avec cette personne est interrompu, cette personne n'est plus réelle, parce que nous sommes tous différents, complexes. Ce sont les complexités qui font une personne. Si vous ne parlez que de la beauté, de la gentillesse et de la décence d'une personne, elle est déjà en train de disparaître. En ce qui me concerne, ma tâche ambitieuse est d'essayer de rendre mes héros et anti-héros vivants pendant toute la durée du livre. Faire en sorte que mon lecteur éprouve à leur égard les mêmes sentiments forts et complexes que ceux que je ressens au cours du processus d'écriture. Je n'ai pas de réponse à la plupart des questions auxquelles je suis confronté pendant l'écriture, et je ne prétends pas en avoir.

Par exemple, j'ai eu beaucoup de mal avec Antonina Izerguina, mon héroïne, une spécialiste de l'impressionnisme français au musée de l'Ermitage ; une femme d'un courage incroyable. Or cette femme, conservatrice de musée, n'a pas su conserver les archives de son amant, de l'amour de sa vie, que fut Moïsseï Vakser. Ce me semble être un paradoxe, mais la réponse est dans ce qui arrive aux gens quand l'Histoire leur tombe dessus. L'image qui a été donnée par le régime soviétique et qui continue d'être donnée par le régime de Poutine, qui montre qu'une personne en relation avec l'Histoire devient un héros, est fausse. L'homme, dans sa relation avec l'Histoire, reste un homme – avec toutes ses faiblesses. Personne ne devient plus fort en étant blessé. Je pense qu'il est important d'en parler. En russe, des gens extraordinaires ont écrit sur ce sujet : Varlam Chalamov, Lydia Tchoukovskaïa, Evguénia Guinzbourg... Donc, dans le monde de la littérature russe, j'ai de merveilleux professeurs qui me disent à quel point il est douloureux pour une personne d'être dans l'Histoire.

Une autre transgression des “normes” que vous avez faite est de raconter avec humour l'histoire du terrible, d’effrayant. En commençant par les poèmes sur la dystrophie écrits en 1941 par Katia, une survivante du siège âgée de six ans, jusqu'aux répliques incroyables et à mourir de rire du « vierge Moïsseï » - l'artiste Moïsseï Borisovitch Vakser, mort de dystrophie à l'hôpital de l'Académie des arts en 1942 – et de cette Antonina Izerguina, déjà cités. Tous ceux qui ont visité le musée l'Ermitage ont certainement remarqué la célèbre photographie de l'une de ses salles pendant la guerre, avec des cadres vides. Les tableaux ont été retirés et cachés, évacués. Mais peu de gens savent qu'une partie du personnel est restée sur place. Comment vous est venue l'idée de parler d'eux en général et qu'est-ce qui vous a empêché de tomber dans le pathos ?

L'un de mes principaux désirs est de résister au pathos. Qu'est-ce qui peut aider à cela ? Le rire. Le fait que je me trouvais dans une ville où il y avait encore des gens qui connaissaient Antonina, un personnage urbain haut en couleur qui attirait l'attention sur lui, m'a en partie aidé. Elle était, dans le contexte soviétique, une « mauvaise fille » par définition, ce qui, bien sûr, m'inspirait beaucoup de sympathie. Elle se disputait avec Zhdanov, choisissait les “mauvais” amants, parlait français et jurait. C'était une célèbre femme d'esprit, un Oscar Wilde en jupe, qui faisait de son mieux pour créer en elle l'idée d'être non pas antisoviétique, mais a-soviétique, et qui gardait sa liberté. Pour moi, l'une des principales idées de cette pièce est de parler de la liberté des gens dans un contexte soviétique. Je pense que c'est très pertinent aujourd'hui.

Nous – écrivains, historiens, journalistes – pouvons résister à l'oubli bien organisé, en particulier à l'effacement perpétuel de la mémoire du blocus de Léningrad. La nature humaine est faite en sorte que nous nous intéressons surtout aux histoires de gens qui nous ressemblent. Et lorsque vous rencontrez quelqu'un qui vous intéresse au plus haut point, vous parvenez à faire fondre la graisse morte des constructions de la propagande et à voir les gens dans toutes leurs contradictions. L'une des principales contradictions est la tentative de combiner le tragique et le drôle. Dans toutes les pires périodes de l’Histoire, l'homme a essayé de se soutenir par le rire. Dans les camps nazis, dans les ghettos, il y avait des cabarets. Les journaux intimes de gens de Léningrad, qui ont contribué à mon travail, sont pleins d'ironie ; ils impressionnent par leur esprit et leur préservation de la dignité humaine. Leurs auteurs ont essayé de ne pas tomber dans le pathos, alors même que les autorités ont cherché à tout transformer en pathos. Ils ont essayé de se distinguer les uns des autres sans se fondre dans le collectif. Pour moi, le rire est un élément très important de leur effort pour rester en vie.

Si j'ai bien compris, l'essence de votre idée derrière ce texte est exprimée par Moïsseï Vakser, qui tenait un journal : « pour qu’après nous, personne ne vienne parler de nous en disant que c’était comme ils auront envie de raconter ». Des mots cruciaux dans le contexte d'un processus continu de réécriture de l'Histoire. En 2016, peu après avoir remporté le prix Andreï Biely, la pièce Tableaux vivants a été mise en scène au Théâtre des Nations de Moscou. Avez-vous été satisfait de la production ?

J'ai l'impression que tout cela s'est passé dans une autre vie. Cette production a été un choc absolu pour moi. Je suis avant tout un poète, et c'est fondamentalement important parce qu'un poète pense différemment et est organisé différemment. Voir mes personnages incarnés sur scène était... incroyable, car c'était la réalisation de mon intention : je voulais qu'ils vivent encore un peu, car leur mort m'indignait tellement ! De merveilleux acteurs ont joué les amoureux, mais Alla Pokrovskaïa, qui a joué cette conservatrice de l'Ermitage qui commence à raconter aux marins ce qu'il y avait dans les cadres vides, a été un véritable choc. C'était une autre dimension. Elle a montré un être humain altéré par le blocus. J'étais filmée en permanence et je n'arrêtais pas de sangloter – du fait que pendant les deux heures de la représentation, mes personnages sont restés vivants.

Lorsque vous parlez d'autres personnes, de personnes réelles, vous parlez également de votre propre vie, et des moments les plus personnels, les plus intimes, les plus douloureux. N'avez-vous pas peur de vous mettre ainsi à nu devant les gens qui sont bien amers de nos jours ?

Mon expérience montre que ce en quoi vous croyez se produira un jour ou l'autre. Un moment, après mon entretien avec Katerina Gordeïeva sur You Tube, j'ai osé commencer à lire les commentaires – prête à tout ! Les mille premiers commentaires m'ont choquée par la générosité des gens. Puis les ultraréactionnaires se sont réveillés et l'éternel antisémitisme dans sa forme la plus pure s'est manifesté : mon seul visage les a mis mal à l'aise. Mais beaucoup de gens ont commencé à m'écrire pour me raconter leurs histoires personnelles, et j'ai été submergée. Si vous respectez vos personnages, alors – d'après mon expérience – les gens montrent qu'ils sont prêts et capables d'être à l’écoute. Cette découverte a été pour moi un apprentissage très important. Votre question est tout à fait valable et juste. En effet, on peut s'attendre à tout. Mais si vous avez le courage d'attendre le meilleur, il vient à vous.

Qu'enseignez-vous exactement à l'université de Berkeley ?

J'enseigne la littérature russe, principalement « à la sauce » du XXe siècle. Je suis une spécialiste du modernisme, de la littérature soviétique ; j'ai fait cela toute ma vie. Mais les choses changent aujourd'hui. Lorsque, après le déclenchement de la guerre en Ukraine, j'ai dû enseigner « Sophia Petrovna » de Lydia Tchoukovskaïa, que j'avais enseigné pendant vingt ans, je n'ai soudain plus pu le faire : j'ai dû quitter la classe pour reprendre mes esprits. Il m’est devenu clair que la nouvelle parle d'aujourd'hui. Des dénonciations qui reviennent. Du silence. De la peur.

Vos collègues du département de russe de l'Université de Genève se plaignent que l'intérêt pour la langue et la littérature russes diminue ; qu'il y a de moins en moins d'étudiants. Qu'en est-il en Californie ?

C'est un problème général, qui ne concerne pas seulement le russe ou l'ukrainien, mais l'intérêt pour les sciences humaines en tant que telles. À côté de Berkeley, il y a la Silicon Valley et l'intelligence artificielle. Mais lorsque des jeunes, qui seront ensuite bien sûr impliqués dans l'intelligence artificielle, se retrouvent dans mes cours – qu'il s'agisse de Dostoïevski ou de Boulgakov –, je constate une incroyable réaction. Le corps étudiant est très hétérogène, beaucoup d'étudiants n'ont rien à voir avec la Russie. Pour moi, l'expérience de la littérature russe est une expérience constante de remise en question de la relation avec un État qui exerce une pression constante. Et cela ne cesse d'être intéressant et important.

J'essaie d'être ouvert au dialogue, à la discussion, autant que mon interlocuteur – un étudiant de premier ou de deuxième cycle – le souhaite. J'essaie également de comprendre de loin ce qui se passe en Russie. En général, la question de la compréhension à distance s'est avérée être l'un des principaux problèmes pour moi : comprendre à distance dans le temps, comme pour le blocus, dans l'espace. Cela semble être loin, mais cela vous touche de la manière la plus directe.

La traditionnelle question finale : sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

J'attends actuellement la publication d'un nouveau livre, j'ai déjà signé un contrat avec la maison d'édition Ivan Limbakh. Ce livre est une autre tentative de comprendre de loin. Il s'agit – à un niveau très simple et superficiel – de la séparation d'avec sa ville, d'avec son monde. Mais il y a au moins un double récit. Il s'agit de l'histoire de la première artiste femme de Saint-Pétersbourg, une Néerlandaise appelée Dorothea Merian, fille de la célèbre Sibylla Merian – artiste, voyageuse et entomologiste : elle a découvert le phénomène de la métamorphose chez les animaux. En 1718, à la demande de Pierre le Grand, sa fille s'est retrouvée à Saint-Pétersbourg et a fait partie du groupe de personnes responsables de l'apparence donnée à la Kunstkamera. Et bien d'autres choses merveilleuses ont été accomplies par cette femme, dont personne ne sait généralement rien. J'associe son histoire à celle de mon départ. D'une manière générale, je m'intéresse aux histoires que les gens devraient connaître. Il est étonnant de voir à quel point l'oubli dévore tout, combien de choses nous sont cachées. J'ai une résistance à l'oubli, à l'ignorance, qui est ma force motrice.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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Елена Панкратова – женевская Леонора

С 10 июня на сцене Женевского Большого театра будет идти опера Бетховена «Фиделио». Одна из ведущих партий – Леоноры – поручена родившейся в России певице Елене Панкратовой, с которой нам удалось побеседовать во время напряженного репетиционного периода.

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Ронит Рафаэль – новая Эсте Лаудер?

Вот уже несколько лет Наша Газета поддерживает партнерские отношения со швейцарским косметическим брендом L. Raphael. Мы рады представить вам движущую силу, скрывающуюся за яркой оранжевой вывеской.

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