среда, 22 января 2025 года   

Un système qui réduit en cendres

18.01.2024
Sacha Filipenko Photo © Nashagazeta

Kremulator de Sacha Filipenko, traduit en français par Marina Skalova pour les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, arrive aujourd’hui dans les libraires de France et de Suisse. Le 15 janvier, à Paris, l’auteur a reçu le Prix Transfuge pour cette œuvre, reconnue comme meilleur roman européen de 2023.

J’ai rencontré Sacha Filipenko en 2021, lorsque l'écrivain biélorusse de langue russe était en résidence à la Fondation Jan Michalski. À l'époque, il n'était encore qu'un simple invité. Depuis lors, en raison de ses opinions ouvertement exprimées sur ce qui se passe en Biélorussie, il a dû demander l'asile en Suisse – qui lui a été accordé, non sans difficultés.

La présentation du sixième roman de Sacha Filipenko en relation avec sa sortie en langue française nécessite trois petites digressions.

Digression 1. J’ai lu Kremulator dès sa publication par la maison d'édition moscovite Vremia, en 2022. Le titre m’a intriguée car je n’avais jamais rencontré ce mot. J’ai décidé de ne pas interroger Google tout de suite mais d’essayer d’en deviner moi-même la signification. Les options suivantes me sont venues à l'esprit : a) un appareil pour fouetter la crème culinaire, b) un appareil pour choisir la crème appropriée à la peau, et c) quelque chose en rapport avec le Kremlin. Aucune de ces options ne s'est avérée correcte, bien que la plus "chaude" soit la troisième. Le mot "kremulator" en russe est un calque du mot anglais qui signifie "appareil pour réduire en poussière les restes humains après la crémation". Une chose très utile dans les ménages, la racine latine crematio signifiant "brûler" ou "incinérer".

Digression 2. Personne ne conteste l'affirmation selon laquelle on aborde les gens par leurs vêtements ; j’attire donc votre attention sur la couverture de l'édition française, montrant une femme portant un foulard rouge. L’image est tirée de la célèbre affiche soviétique ornée de l’inscription « Pas un mot ! » (Не болтай!) – mais sans inscription et sans les vers de Samuil Marchak : « Soyez sur vos gardes ! De nos jours, les murs ont des oreilles. Il n'y a pas loin du bavardage et du commérage à la trahison. » L'image est connue de tous, non seulement sur le territoire de l'ex-URSS : selon le classement du site web sovposters.ru, créé avec le soutien du Fonds du patrimoine mondial de l'UNESCO, l'affiche occupe le dixième rang des affiches soviétiques que les étrangers aiment acheter – et le premier rang en termes de popularité. Mais qui se souvient qu’elle fut créée à l'été 1941 par les artistes Nikolaï Denisov et Nina Vatolina, qu'elle invitait les citoyens à la vigilance et qu'elle fut imprimée à des millions d'exemplaires ? Nina Vatolina, élève du fameux peintre Alexandre Deïneka, déclara à la Komsomolskaya Pravda en 2000 : « C'était une époque tragique, et l'affiche a été créée pour aider à résister contre un ennemi mortel. C'est un travail très sincère. Un jour, ma rédactrice en chef à Izogiz, Elena Valerianovna Povolotskaya, m'a dit : Nous devrions faire une telle affiche, en portant son doigt à ses lèvres. »

L’éditeur a très bien choisi la couverture : les héros de Kremulator ne parleront certainement pas, car il s'agit des « habitants » du célèbre crématorium moscovite situé dans le cimetière de Donskoï.

Digression 3. Pour comprendre pourquoi ce roman qui raconte l'histoire des années 1930 n'a rien perdu de sa pertinence aujourd'hui, il faut rappeler dans quel contexte sa traduction française est parue. Le 9 novembre dernier, j’ai appris que sept hommes armés avaient fait irruption dans l'appartement des parents de Sacha Filipenko à Minsk et avaient jeté les parents à terre. Ils ont emmené le père en lui disant : « Dis merci à ton fils ». À mon message plein de points d'interrogation, Sacha avait répondu : « Ils l'ont gardé au poste de police toute la journée, sans lui parler. Maintenant, ils l'emmènent ailleurs. Il y aura un procès dans la matinée. Ils le condamneront probablement à quinze jours de réclusion ; pendant ce temps, ils liront les messages arrivant sur le téléphone et l'ordinateur, et quinze jours plus tard, tout sera clair ».

Sacha ne s'est pas trompé de beaucoup dans ses prédictions : de deux jours seulement.  « Salut, papa a été libéré. Treize jours dans une cellule à quatre lits avec vingt-deux personnes. Pas de promenade, pas de sommeil (parce qu'ils n'éteignent pas la lumière), pas de lunettes qu'on lui a enlevées. Mais on a compris pourquoi tout cela avait été fait. Mon père a reçu un rapport à signer indiquant qu'un dossier pénal avait été ouvert contre moi (ils ont dit que trois autres étaient en cours de préparation), et a été maintenu pieds nus pendant plusieurs heures, contraint d'enregistrer une vidéo de pénitence dans laquelle il condamne mes activités. On enlève les chaussures pour frapper le talon avec un pistolet paralysant. Au même moment, à Moscou, la pièce Kremulator devait être présentée au théâtre de Pokrovka, et une brève annonce a même été publiée dans la Nezavisimaya Gazeta. Cependant, dès le lendemain, la metteure en scène Anastasia Paoutova a été convoquée dans le bureau du directeur, la pièce a été annulée et l'acteur qui joue le rôle de l'enquêteur Perepelitsa a été conduit directement de la répétition au bureau d'enrôlement militaire pour être envoyé à la guerre. Heureusement, il avait un billet blanc. Et pourtant, Kremulator sera bien là. Le 2 février, à Berlin, a lieu la première de la pièce, mise en scène par Maxim Didenko. Le rôle-titre est tenu par Maxim Soukhanov. La pièce sera jouée en russe et sous-titrée en allemand. »

Tel était le message de Sacha… vous comprenez maintenant pourquoi son texte vous fait ressentir la chaleur du four et le froid de la tombe.

Le fait que la première de la pièce aura lieu en Allemagne est symbolique, car c'est de ce pays que deux fours de crémation « Topf » avaient été apportés pour le premier et jusqu'en 1947 unique crématorium de masse opérant en URSS. Reconstruit en 1926 à partir d'un bâtiment d'église dans le nouveau cimetière Donskoï, il fut inauguré le 6 octobre 1927 avec la première crémation prévue : après la révolution d'Octobre, les Bolcheviks ont décidé d'utiliser la crémation en opposition aux opinions des croyants et aux traditions du christianisme. Selon eux, les cimetières étaient subordonnés aux organisations religieuses, ce qui contredisait les idées de liberté de conscience. En outre, les crématoriums permettaient à leur avis un traitement équitable des différentes classes de la population en offrant le même moyen et le même lieu d'inhumation. Sur ce point, les Bolcheviks avaient en partie raison : des personnes enterrées plus tard dans le mur du Kremlin, dont l'écrivain Maxime Gorki et le pilote d'essai Valeri Tchkalov, furent incinérées au crématorium du cimetière Donskoï, de même que des personnages réprimés – notamment le maréchal soviétique Lavrenti Beria et le maréchal soviétique Mikhail Toukhatchevski, le commandant de 1re classe Ieronim Uborevich, Zinoviev, Kamenev, le directeur de l'Académie militaire de Frounzé de l'Armée rouge August Kork, le maréchal soviétique Vassily Blücher, le commandant de 1re classe Jonah Yakir, les écrivains Isaac Babel et Mikhaïl Koltsov, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, l'architecte du crématorium Dmitry Ossipov. L'égalité n'était cependant pas complète, les urnes étant divisées en « ordinaires, uniques et hautement artistiques », avec une différence de prix correspondante.

Au cœur du roman de Sacha Filipenko se trouve l'histoire de la vie de Piotr Ilitch Nesterenko, qui devint le premier directeur du Premier crématorium de Moscou immédiatement après sa construction. L'histoire a été recréée à partir de documents de son enquête judiciaire : un jour de l’été 1941, après qu’il eut travaillé sans répit pendant les années de la « Grande Terreur », incinérant durant la journée les personnes mortes de cause naturelle et, durant la nuit, celles fusillées et emmenées dans des «entonnoirs noirs», un de ces entonnoirs vint le chercher lui aussi. L'arrestation du protagoniste marque le début du récit, mené par Nesterenko en personne qui raconte non seulement les six interrogatoires qu’il a subi mais aussi toute sa vie antérieure. Malgré l'authenticité du protagoniste et bien d'autres éléments, Kremulator est une œuvre de fiction. (Hélas, la petite-fille de Piotr Nesterenko, laquelle vit en Allemagne, n'étant pas de cet avis, a menacé l'auteur de porter plainte pour diffamation et a même fait appel à notre rédaction pour obtenir son soutien. Heureusement, elle n'a pas mis ses menaces à exécution et l'affaire a été classée.)

Malheureusement, la scène qui ouvre le roman est facile à imaginer à Moscou de nos jours, toute proportion gardée. Jugez-en par vous-mêmes : « La perquisition et l'arrestation ont lieu le 23 juin 1941. En six heures, l’affaire est pliée. Un travail de routine, mais tout le monde est sur les nerfs. La guerre a été déclarée depuis à peine vingt-quatre heures. Tandis que la forteresse de Brest résiste à la déferlante inouïe de la machinerie nazie, la capitale de l'Union soviétique est touchée par une vague de disparitions discrètes. Dans les appartements et les parcs, les universités et les commissariats du peuple, on tricote des espions à toute vitesse. Vu l'envergure de l'événement, les arrestations ne sont pas si nombreuses – tout juste mille soixante-dix-sept individus, en lesquelles les autorités soviétiques vigilantes reconnaissent les espions, les trotskistes, les saboteurs bactériologiques et même les « autres », qu’un paragraphe consacré permet d’envoyer derrière les barreaux. Une quantité dérisoire, le sort de la plupart ayant été réglé dès 1937, où le seul soupçon de travailler pour la Pologne a condamné plus de cent mille personnes à être fusillées (très exactement : cent onze mille quatre-vingt-onze citoyens). Les effectifs réels des services de renseignements polonais comptent à peine deux cents agents dans le monde entier, mais tu sais bien, ma douce, qu’en matière d’extermination nos services sont attentionnés et généreux. « Mieux vaut trop de zèle que pas assez », commente l'un des tchékistes en renversant ma bibliothèque. C’est d’une telle vulgarité que mon appartement minuscule se met à régurgiter mes affaires, tandis qu’on me conduit à l’extérieur ».

Hélas, ce n'est pas le seul parallèle avec notre époque, mais l'idée principale poursuivie par Sacha Filipenko est évidente : les temps changent, mais le système qui réduit ses citoyens en cendres demeure – « la vie est une série de productions sur différentes scènes ». Le tour de chacun n'est qu'une question de temps. « Aujourd'hui, c'est toi et demain, c'est moi », comme chante Hermann dans La Dame de Pique. Difficile de lire sans frémir le récit selon lequel Guenrikh Iagoda, « un homme sentimental », garda « pour son propre plaisir, caresse de l’ego ou plaisir de la vengeance », dans un tiroir de son bureau, les balles retirées des corps de Zinoviev et de Kamenev. Lorsqu’il fut lui-même fusillé, ces artefacts mémoriels migrèrent dans le tiroir du camarade Iejov. [Guenrikh Iagoda était président du NKVD de 1934 à 1936. Jugé au dernier procès de Moscou, il fut fusillé le 15 mars 1938.] Ou le récit sur la vente de billets pour les crémations – avec l'arrivée du pain, les gens voulaient aussi des spectacles. Ou les récits sur le caractère répugnant de la guerre qui vous oblige à tuer contre votre volonté, sur les pensées incessantes de Nesterenko à propos de sa propre exécution, lui, qui, enfant, aimait tant la nature... Et que dire de ce souvenir de Piotr Ilitch de la Première Guerre mondiale où il rêvait d'aller pour en revenir avec une croix de Saint-Georges : "La glorification de la mort, le triomphe du meurtrier – voilà ce que c’était, cette guerre ! Le siècle était balbutiant mais tous les idéaux, déjà anéantis […] L’odeur de cadavre flottait sur le continent." Humez l'air, chers lecteurs. La sentez-vous ?

Le choix entre bon sens et décence – qui se pose toujours dans les moments critiques de la vie – n'est-il pas pertinent ? Et tout Russe sensé n'a-t-il pas aujourd'hui les mêmes pensées que le vieil homme qui montait régulièrement dans le taxi de Nesterenko, à Paris ? Lorsqu'on lui demandait comment la Russie en était arrivée là, il répondait : « En Russie, mon ami, les choses sont ce qu’elles sont car on y admet l’inadmissible ! Vous et moi, nous avons quitté un pays où personne ne tire jamais la sonnette d’alarme. À chaque fois qu'il faudrait dire "ça suffit", l’homme russe dit : "Oui, c’est vrai qu’on ne peut pas continuer comme ça, mais à bien y réfléchir...". L'un des plus grands problèmes de la Russie, c’est l’alliance du "mais" et de la virgule. Nous avons l'habitude de tolérer des virgules là où nous aurions dû mettre un point depuis longtemps ».

Il est temps pour moi aussi de mettre un point. J’espère que vous lirez le livre, il en vaut la peine. Même si la fumée de la patrie a cessé depuis longtemps d'être douce, ayant acquis une insupportable odeur cadavérique.

 

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A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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