Natalia Borisovna Ivanova n’est pas une inconnue en Suisse, et non pas seulement au sein du Cercle russe où elle est déjà intervenue à plusieurs reprises. Le fait qu'elle soit à la fois une figure importante du processus littéraire contemporain et une autorité en général vient d’être notamment prouvé par le fait que six professeurs de l'Université de Genève et une de l'Université de Lausanne étaient assis dans l'auditorium du Boulevard des Philosophes… et qu’ils prenaient assidûment des notes sur son récit. Moi de même !
L'invitée a été présenté par l'un des fondateurs du Cercle russe, le célèbre professeur slaviste Georges Nivat. Son discours d’introduction, d’à peu près un quart d’heure, pourrait être publié comme un essai en soi : « Sur la vie et l'œuvre de Natalia Ivanova ». Il a en fait une présentation fort cordiale : oui, leur amitié dure depuis 35 ans, et ils ont en commun beaucoup de souvenirs, depuis leurs nombreuses rencontres aux quatre coins du monde jusqu'à leur « sortie commune dans l'espace », lors d’une conversation avec un astronaute – fan de Boris Pasternak !
« Bien sûr, je ne l'expliquerai pas aux personnes présentes ce qu’est la langue d'Ésope, cette écriture secrète présente presque constamment dans la littérature soviétique et post-soviétique. Il s'agit d'un contrat de compréhension entre l'écrivain et le lecteur, selon lequel le lecteur est capable de lire entre les lignes, et l'écrivain est capable d'écrire de manière à ce que le lecteur, entre les lignes, comprenne le sens de ce qui est dit ». C'est par ces mots que Natalia Ivanova a ouvert sa conférence, attirant l'attention du public sur le livre récemment publié de feu Lev Losev : La langue d'Ésope dans la littérature.
A mon tour, je ne vais pas expliquer à vous, mes lecteurs, ce qu'est la langue d'Ésope, et me contenterai d'ajouter à cette « non-explication » de Natalia Ivanova que le poète et fabuliste grec Ésope, qui vraisemblablement vécut vers 600 avant J.-C., était un esclave de par son statut social, et qu'il ne pouvait donc critiquer ses maîtres dans un texte ouvert ; qu'en conséquence il choisit de remplacer les personnes par des animaux aux caractéristiques correspondantes. Les disciples les plus évidents de ce Grec des anciens temps sont sans doute Jean de La Fontaine pour les francophones et Ivan Krylov pour les russophones ; deux écrivains qui, bien que n'étant pas des esclaves, ont rattrapé – et même dépassé – leur maître. Ésope, toutefois, a d'autres adeptes, et ils sont très nombreux. Dans la littérature russe, la tradition qui vise à utiliser la langue d'Ésope a commencé à prendre forme à la fin du XVIIIe siècle – c'est-à-dire à partir du moment où Catherine la Grande a officiellement établi l'institution de la censure et la profession de censeur. L'expression même de « langue d'Ésope » a été utilisée pour la première fois dans mon pays par Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, un grand maître de cette technique. L'expression et la technique littéraire qu'elle désigne ont pris racine, du fait que l'esclavage intellectuel n'avait pas disparu en 1861, avec l'abolition du servage ; aussi fallut-il trouver des moyens de contourner les nouvelles interdictions et les nouveaux obstacles.
La conférence de Natalia Ivanova s’avéra être un cours magistral, non seulement du point de vue de la maîtrise de la matière, comme on le dit souvent, mais de l’impression d’y vivre. Transitions faciles et naturelles d'un nom illustre à un autre ; abondance de citations, de parallèles subtils, de comparaisons et d'oppositions ; soin apporté à mener l'auditeur vers des conclusions apparemment évidentes... J’ignore ce que les professeurs présents auront écrit à ces propos ; il reste que les « simples mortels » présents dans l'auditoire auront noté les noms d'auteurs et d'œuvres qui avaient peut-être échappé à leur attention, mais qui figurent désormais sur la liste des lectures obligatoires. De mon côté, écoutant Natalia Ivanova, me sont revenus les cours sur la littérature grecque ancienne du professeur Elizaveta Kouchborskaïa : nous avions l'impression qu'elle venait à l'auditorium Communisticheskaya (Communiste) de la Faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou juste après une causerie avec Homère (ou Ésope), et qu'elle était impatiente de déverser sur nous, étudiants, les dernières nouvelles sur les aventures d'Ulysse. Or des nouvelles, il y en avait.
Et c'est ce qui s'est passé ici, à Genève. Le premier auteur mentionné par Natalia Borisovna est Iouri Trifonov, le héros de son premier livre et de sa thèse de doctorat : bien qu'aucun des romans de Trifonov publiés de son vivant ne mentionne Staline, tous les lecteurs savaient exactement de quoi il s'agissait.
Le processus de contournement de la censure s’est introduit dans la littérature russe moderne en 1921, année où Evgueni Zamiatine a écrit son roman Nous autres. Mais comment et par quels moyens ? « Bien sûr, par les moyens propres à chaque écrivain », explique Natalia Ivanova. « Dans de nombreux cas, la censure les décelait et retardait de plusieurs mois la parution des revues. Mais dans le théâtre de Youri Lioubimov, par exemple, on montait des pièces dans lesquelles ce qui était soigneusement caché était immédiatement perçu par le public, tout en échappant aux censeurs ; aussi la pièce avait-elle le droit d'exister. Il en résulte que les écrivains ont en quelque sorte négocié avec le temps – et pas seulement avec le lecteur –, élaborant une stratégie de comportement et des tactiques de relations avec le lectorat ».
Pour donner suite à ces propos, Natalia Ivanova a récité, dans l'auditorium de l'Université de Genève, le poème « On ne choisit pas le temps » d'Alexandre Kouchner ; une œuvre datant des années 1970, qui utilise de manière transparente la langue d’Ésope. « La langue d’Ésope parle ici du stoïcisme que doit posséder une personne vivant dans un pays à l'époque soviétique ».
Dans une réponse inattendue à la tactique de Kouchner, le futur Prix Nobel de la littérature Joseph Brodsky a écrit sa « Lettre à une oasis », qui commence par « Ne vous occupez pas de moi » et qui est également rédigé en langage ésotérique. « Il est intéressant que Brodsky s'adresse à Kouchner par le biais de métaphores, d'allusions, d'images de fables, alors qu'il n'était pas du tout obligé d'utiliser la langue d’Ésope, mais qu'il pouvait dire directement ce qu'il pensait. On sait que, dans l'un de ses essais, Brodsky a fait l'éloge de la langue d’Ésope qui permettait un contrôle artistique de sa propre pensée et donnait des résultats artistiques remarquables, y compris dans la littérature de la période soviétique, comme dans la période post-soviétique », a commenté Natalia Ivanova, en passant tout naturellement au Sauf-conduit de Boris Pasternak dans lequel, en 1929-1930, cet autre Prix Nobel parle de sa vie en décrivant Venise. Dans la traduction qu’en donne Michel Aucouturier, la citation est la suivante : « Tout autour des gueules de lion, qui vous hantent partout, qui fourrent leur nez dans tout ce qui est intime, qui flairent tout – des gueules de lion qui engloutissent une vie après l’autre dans le secret de leurs tanières. Tout autour le rugissement de lion d’une fausse immortalité, que l’on peut imaginer sans rire parce que tout ce qui est immortel est entre ses mains et solidement tenu en laisse par ses griffes de lion. Tout le monde le sent, tout le monde le tolère ».
Détail piquant, qui vaut d’être relevé : dans la traduction du même Sauf-conduit due à Nathalie Azova et publiée en 1959 par les éditions Buchet-Chastel, ces lignes manquent !
Ceux qui sont allés à Venise ont vu, bien sûr, ces gueules de lion, entre les bouches fendues desquelles les bons citoyens étaient invités à déposer des dénonciations contre ceux qui n'honoraient pas la sainte Église. « Les rédacteurs du magazine Zvezda, qui a publié Sauf-conduit, en ont parfaitement compris le sens », souligne Natalia Ivanova, qui cite également Le Tireur, un poème de Boris Pasternak sur le suicide imprégné de la langue d’Ésope, et qui contient ce vers poignant ici traduit par Armand Robin : « Accorde-moi d’être un bond au-dessus de la mort ignominieuse. »
« La langue d'Ésope peut aussi se cacher derrière une traduction littéraire », rappelle Natalia Ivanova, citant l'exemple du poème d'Anna Akhmatova : A la manière de l’arménien (« Je viendrai dans ton rêve comme un mouton noir"), écrit alors que son mari, le poète Lev Gumilev, était de nouveau emprisonné, et qui fut imprimé seulement après sa mort, en 1966, dans le magazine Radio et Télévision. Pourquoi ? – mystère.
Natalia Borisovna a également rappelé qu'en 2025, nous célébrerons (« ou nous nous souviendrons ») le 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s'est tenu à Paris du 21 au 25 juin 1935. Un Congrès au cours duquel Boris Pasternak a prononcé la phrase légendaire : « La poésie est couchée dans l'herbe... » ; sur quoi la salle s'est levée. Puis, il a appelé, non pas à l'unification, mais à l'indépendance de la personnalité créatrice. « Ceux qui l’ont compris, l’ont compris ».
« Le silence de nombreux écrivains dans les années 1930 était un signe de désaccord avec ce qui se passait, tout comme leur changement de genre habituel était une forme d'expression de leur position », affirme Natalia Ivanova ; et j’entends dans cette déclaration une réponse à ceux qui, sans risquer de s'en prendre aux “classiques”, jettent facilement la pierre à leurs contemporains qui se trouvent aujourd'hui dans une situation similaire.
Boris Pasternak et Le Docteur Jivago ; Anna Akhmatova et Poème sans héros ; Andreï Platonov et sa critique littéraire ; Iouri Tynianov et Le lieutenant Kijé ; le livre d'Arkadi Belinkov sur Iouri Tynianov, dans lequel l'auteur « invente la langue d’Ésope du second degré », de même que sa Capitulation et mort de l'intellectuel soviétique sur Iouri Olecha ; le poème Dégel de Nikolaï Zabolotski, publié dans le n° 10 de la revue Novyi Mir de 1953… Ce ne sont là que quelques-uns des « crypteurs » littéraires énumérés par Natalia Ivanova, auxquels ont été ajoutés les noms de crypteurs au théâtre - Youri Lioubimov, Anatoli Efros, Gueorgi Tovstonogov avec son brillant Malheur d'avoir trop d'esprit de 1962, dont on peut trouver un enregistrement sur Internet – un chef d’œuvre. La langue d'Ésope et les textes écrits par son entremise pouvaient être perçus par les Occidentaux comme une manière servile d'écrire ; en revanche, pour le public qui les lisait et les déchiffrait en Russie, ils constituaient, pour reprendre le titre du roman de Boulat Okudjava, « une gorgée de liberté », car ils signifiaient : « Je suis un homme libre, je peux lire le message qu'un autre homme libre a crypté et m'a fait parvenir ».
Cette phrase clé de la conférence de Natalia Ivanova a été suivie d'une nouvelle liste de noms et de titres – chacun accompagné de commentaires très intéressants. Evgueni Markin et son poème Le baliseur, avec le héros Isaich, clin d’œil à peine camouflé à Alexandre Soljenitsyne ; les fantaisies historiques de Boulat Okoudjava et le roman de Iouri Davydov, Le temps sourd de la chute des feuilles ; le roman de Youri Trifonov, Impatience, datant de 1972 ; Fazil Iskander et sa Constellation de Kozlotur, son rire contre la peur et l'invention du concept de “stagnation” dans le sens du « temps dans lequel nous nous trouvons debout » ; Gueorgui Vladimov et son Fidèle Rouslan ...
« Le début de la période de la “perestroïka et de la glasnost” a été, d'une part, une période euphorique, car toutes les œuvres du passé – soit rognées, soit à moitié ou complètement interdites – ont été imprimées, et d'autre part la prose elle-même est passée au discours direct », note Natalia Ivanova, qui cite les romans de Sergei Kaledine ; elle admet, ce faisant, que « ce discours direct a donné au lecteur beaucoup moins que, par exemple, les récits de Vladimir Makanine, qui lui a continué à écrire en langue d’Ésope ». Dans l'un de ces récits intitulé « Trou d’homme », le héros, qui s'écorche la peau, descend par une trappe sous la surface d'une ville pleine de dangers, où circulent les miasmes des ordures, et se retrouve dans un monde où il fait clair, chaud et confortable, contrairement au terrible monde d'en haut – sauf qu'il n'y a pas d'air. Le héros s'en rend compte et, s'écorchant une fois de plus la peau, il remonte à la surface. « À mes yeux, Makanine avait besoin d'une allégorie très compréhensible ; l'histoire est peut-être encore plus pertinente aujourd'hui qu'en 1991, lorsqu'elle a été publiée », déclare Natalia Ivanova. Elle poursuit : « Le langage de la fiction post-soviétique est différent ; il est facile ; il est compréhensible pour tout le monde. Même si le texte fourmille de nouvelles idées progressistes, il se caractérise par une narration de la vie quotidienne, une composition lexicale limitée, une syntaxe simple et l'utilisation de mèmes soviétiques et de la mémoire culturelle collective soviétique ». Cette littérature est d'ailleurs abondante, « à commencer par Viktor Pelevine, qui s'appuie sur ce type de techniques » par opposition à « Mikhaïl Chichkine, dont les romans sont tous écrits d'une manière complètement différente ». Par ailleurs, dans le livre allégorique de Pelevine, La vie des insectes, tous les « problèmes de société décrits sont cryptés afin, à mon avis, de renforcer l'écho artistique, de sorte que le texte ne soit pas perçu uniquement comme un simple coup d'un soir ».
Les noms de Maria Stepanova et de Fokus, son roman plein de sous-entendus ; de Vladimir Sorokine et de son style incroyablement riche ; de Denis Goutsko et de son roman Le Russophone ; de Roman Sentchine et de son langage plutôt direct, sans fioritures ; des poètes Sergueï Gandlevski, Mikhail Eisenberg et Youri Gougolev… tous ces noms ont été ensuite mentionnés dans l'auditoire de l'UNIGE.
« La fixation du désespoir dans un langage ésopique, où tout est dit mais rien n'est nommé directement, est plus efficace sur le plan artistique qu'un mot publicitaire direct en prose littéraire », déclare Natalia Borisovna Ivanova, livrant au public son opinion personnelle. Suite à quoi elle fait une confession elle aussi très personnelle : « Écrire ou ne pas écrire ? Et si l'on écrit, sur quoi et comment ? Personnellement, je me suis rendu compte qu'à partir d'un certain jour, je ne pouvais plus écrire de critiques littéraires, de comptes rendus, réfléchir au rôle de tel ou tel genre. J'ai commencé à penser que nos grands écrivains avaient vécu des périodes encore plus sombres et plus difficiles qu'aujourd'hui, et je me suis de nouveau tourné vers leur héritage : les journaux intimes et les lettres de Boris Pasternak, d’Anna Akhmatova, d’Olga Freidenberg, les mémoires de Nadejda Mandelstam, la correspondance de Lev Goumilev et Emma Gerstein, les mémoires d'Isaiah Berlin. Je me suis tourné vers eux, ai changé mon “genre” et leur ai demandé conseil : j'avais besoin de consulter quelqu'un. Cela aide à survivre à l'apogée du genre de la dénonciation, à garder la croyance que tout ce qui est éphémère passera, et que le plus important restera, comme leur héritage. »
Vaut-il la peine de déchiffrer pour vous de quel « certain jour » il s’agit, ou est-ce suffisamment clair ?
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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