Le paradis d’Aronzon : C’est là, en abrégé, l’intitulé de la thèse de doctorat soutenue il y a quinze jours à l'Université de Genève par Pietr Kazarnovski. Maintenant, il se trouve que j’ai eu le plaisir d’assister à cette soutenance de thèse ès lettre en Études russes. Son titre complet : La ‘représentation du paradis’ chez Léonid Aronzon : une poétique de la contemplation. Le candidat, je l’ai dit, était Pietr Kazarnovski, né en 1969 à Leningrad, critique littéraire et poète, spécialiste de l'avant-garde russe – l'un des compilateurs de la collection en deux volumes des œuvres de Leonid Aronzon parue en 2006 et rééditée en 2018. Étant impossible de vivre des seuls fruits de son travail littéraire, Pietr Kazarnovski est par ailleurs professeur de langue et de littérature russes dans une école de Saint-Pétersbourg. Sa monographie constitue le premier ouvrage scientifique consacré à Léonid Aronzon.
J'avoue que je ne savais rien de ce Léonid Aronzon ; pour cette raison, avant de me rendre à l’Université de Genève, j’ai consulté Wikipédia. J'y ai découvert qu'il existait bien un poète russe de ce nom, né en 1939 à Leningrad où il obtenait son diplôme de l’école secondaire n° 167, puis de l'Institut pédagogique de Leningrad (il avait d'abord étudié à la faculté de Biologie et des sols, avant d'être transféré à la faculté des Lettres). Pendant ses études, il rencontre sa future épouse, Margarita Purishinskaïa (1935-1983), avec laquelle il se marie le 26 novembre 1958. En 1960, il passe sept mois à l'hôpital en raison d'une ostéomyélite à la jambe, après quoi il reste invalide. Il donne des cours du soir et écrit des scénarios pour des films de vulgarisation scientifique pour gagner quelque argent. Entre 1960 et 1970, il souffre d'une grave dépression. Selon la version officielle, il se tire une balle de fusil de chasse lors d'une expédition en Asie centrale. Cependant, d'après les résultats de l'examen pathologique, la nature de la blessure indique plutôt un accident dû à une manipulation imprudente de l'arme. Âgé de 31 ans, il décède dans un hôpital de Gazalkent, en Ouzbékistan. (Cela explique peut-être pourquoi la seule page de Wikipédia dédiée à Aronzon, en dehors de la page russe, est en ouzbek.)
Assister à la soutenance de cette thèse a été pour moi non seulement très instructif, mais aussi simplement agréable : avec tout ce qui se passe dans le monde, voilà qu'on discute du poète – et même en russe ! Il était tout aussi plaisant de rencontrer, le lendemain, Pietr Kazarnovski – entretemps devenu docteur ès lettres ! – et de parler avec lui de choses et d’autres.
J’appris que l’idée de la thèse émanait du professeur genevois Jean-Philippe Jaccard et que Pietr avait mis huit ans pour l’écrire, sans être pour autant sûr qu’un diplôme délivré par une université occidentale soit encore reconnu en Russie. J’appris également que dans sa jeunesse, le même Pietr avait fréquenté la veuve d’Aronzon : très malade, celle-ci souffrait d'une malformation cardiaque – un héritage du blocus de Léningrad. Selon lui, jusqu'aux années 2000, leur maison était restée extérieurement presque inchangée, et aujourd’hui encore s’y trouve le bureau où le poète travaillait. Dans les années 1980, une salle de bains d’origine existait encore : comme il y avait toujours du monde chez eux, Léonid Aronzon s'y rendait périodiquement pour travailler en silence.
Au début des années 1960, la mère d’Aronzon, une célèbre chirurgienne qui avait connu la guerre, réussit miraculeusement à sauver de l'amputation la jambe de son fils (lors d'une expédition, il était tombé gravement malade et depuis lors devenu invalide). La jambe avait bien été sauvée, mais depuis lors il lui fallait se rendre régulièrement à l'hôpital. Tout cela impressionna beaucoup jeune Pietr Kazarnovski, et lorsque la question du choix d'un sujet de thèse se posa à l'université, il s’était dit : pourquoi pas Aronzon ?
Après bien des années de “cohabitation” avec Léonid Aronzon, Pietr Karaznovski ne prétend pas pour autant en être devenu un familier ; selon lui, « il est important de garder une certaine distance pour mieux comprendre ». De son vivant, Léonid Aronzon n'a pratiquement jamais publié dans la presse « ouverte ». Dans le cas de Pietr, en 1997, avec l'aide d’un ami, son premier livre de poésie et de prose était publié en Allemagne… À seulement dix exemplaires. « C'était du samizdat. Nous avons fabriqué ce livre à la maison. C'était génial ».
Curieuse coïncidence : le jour même où j'ai appris la soutenance de la fameuse thèse, j'ai lu dans l’essai de Yakov Gordin intitulé Pouchkine. Brodski. L’Empire et le destin que le prix Nobel de la littérature Joseph Brodsky (le cinquième russe à recevoir cette distinction) avait mentionné Léonid Aronzon dans une réfutation qu'il avait envoyée en 1963 au journal Vecherniy Leningrad. J'ai ensuite découvert que non seulement tous deux se fréquentaient au début des années 1960 (on dit que c'est Brodsky qui aida Aronzon à obtenir un emploi dans l’expédition d'exploration géologique qui a connu une triste fin), mais que certains contemporains considéraient Aronzon comme une alternative à Brodsky. Comme son rival. Bien des années après la mort d'Aronzon, l'écrivain et critique de Saint-Pétersbourg Vladimir Lapenkov a même noté que « ... un poète de chambre comme Leonid Aronzon n'est pas moins “universaliste” que Brodsky et son influence sur l'“école de Leningrad” de la poésie a peut-être été encore plus grande ». Intriguée, j’ai demandé à Pietr Kazarnovski si une telle comparaison pouvait se justifier.
– Oui, il existe même une tendance à développer et amplifier cette comparaison, et il faut faire quelque chose en ce sens, m’a-t-il répondu. Le fait qu'ils étaient amis est indubitablement vrai. Le frère d'Aronzon, Vitaly, se souvient que Léonid lui a dit un jour, en présence de Brodsky : « Regarde-nous : Osia et moi sommes les deux principaux poètes de Saint-Pétersbourg ». Je ne suis pas sûr qu'il s'agissait là d'une plaisanterie. Lisant Aronzon, vous réalisez avoir affaire à une tonalité complètement différente de celle de Brodsky. Ce dernier est tout en largeur, en extension, alors qu'Aronzon est tout en compression. Chez lui, il s’agit d’explosion interne. Il est intéressant de prêter attention à une chose : pas un seul mémorialiste de Brodsky ne mentionne Aronzon. Pas un seul ! Ce silence est étrange.
Pietr Kazarnavski a confirmé mon sentiment selon lequel l’œuvre de Léonid Aronzon avait été influencée par Alexandre Pouchkine. « L'Âge d'Or est très important pour Aronzon ; il le considérait comme un paradis ». Le XIXe siècle, le paradis de la littérature russe...
De toute évidence, Léonid Aronzon était assez sûr de lui, avance-je. Pietr est d’accord. « Quand il dit Tout ce que nous travaillons à créer a été créé avant nous, il ne fait pas référence à ses prédécesseurs, mais à Dieu. Il poursuit en disant que “l'épaisse fumée de l'ignorance a tout caché” ; il parle donc de la primordialité. Il ne pensait pas avoir de prédécesseurs ; il disait “nous nous suivons”. Et qui est ce “nous” ? C'est une pluralité du “je”. Il me semble que pour Leonid Aronzon, il n'y avait pas de degrés de comparaison, tout comme il n'y avait rien de mort pour lui, et que le plus haut restait inaccessible », me dit Pietr Kazarnovski. Il tente d’expliquer cette assurance du jeune poète : « C'était un enfant de son temps. Après son retour à Léningrad au terme de l'évacuation pendant la guerre, il est passé par l'école de la vie dans la rue. C'était un sale gosse, arrogant, qui a commencé à fumer très tôt, qui avait un sens aigu de l'estime de soi et qui ne tolérait aucun diktat. Même si, apparemment, il y était lui-même enclin. Il y a quelque chose du hooligan dans sa prose. Je pense que sa femme l'a beaucoup ennobli… »
Les Juifs n'ont aucune notion du paradis et de l'enfer. Pourtant, Léonid Aronzon a créé un paradis poétique, auquel la thèse est consacrée, me dis-je et lui pose la question suivante : « Y avait-il un enfer dans son œuvre ?
– C'est une question très difficile, avoue-il. Bien sûr, la religiosité est présente dans cette œuvre : Dieu, l'âme, l'éternité. Et la mort, qui n'est pas la fin en soi. L'enfer existe-t-il ? Peut-être que l'enfer n'est que le temps. Il écrit que les matériaux de sa littérature sont l'image du paradis perverti par l'enfer artificiel créé par les hommes. Ainsi, la vie quotidienne est un enfer.
Le paradis d'Aronzon est l'espace de l'âme, le détachement de la corporalité. « J'ai contemplé, j'ai vu, et ceci seulement », écrivait-il. Son point de vue est « de derrière ». De l’extérieur. Il se tient « le long du beau jardin », mais non dedans. Il met l'accent sur le détachement, le refus de s'impliquer dans la vie quotidienne. Il n’y a rien chez lui du devoir de citoyen propre à chacun – et surtout au poète, comme nous a appris l'école soviétique. Le paradis pour Aronzon, c'est un sens aigu de la beauté. « Je pense que pour Aronzon, la beauté est un espoir, quelque chose d'inaccessible auquel on ne peut qu'aspirer. Pour lui, la pénétration dans la beauté est infinie ; elle est sans fond et inconnaissable », confirme Pietr Kazarnovski.
La thèse de Pietr Karaznovski compte cinq-cents pages, divisées en treize chapitres. Mais j’ai appris qu’à l’origine il devait y en avoir un quatorzième... « C'est vrai, il aurait dû y avoir quatorze chapitres, comme les vers d'un sonnet. Le dernier devait porter sur les dessins d'Aronson ; toutefois, il n'y a pas trouvé sa place. Je peux vous dire qu’en 1966, Aronzon avait décidé d'apprendre à dessiner, et c’est un fait qu’il a même peint plusieurs portraits à l'huile, plus un autoportrait que je trouve sublime. La poésie d'Aronzon est très visuelle, il a souvent projeté dans un dessin l'idée d'un futur poème ».
Solitude - unicité - unicité - silence : telle est la chaîne que compose la poésie d'Aronzon. Le silence y est d'or, selon un proverbe populaire russe. Mais le sens de l'existence d'un poète n'est-il pas de « ne pas se taire » ? « Tel est le principal paradoxe d'Aronzon. Un de ses sonnets dit : “Il y a du silence entre tout. Un.” D'où son idée de “sonnet vide”, qui encadre le vide. C'est une forme de silence. Le mot est capable de broder au bord du vide du silence et de définir ce lieu inviolable où le portrait de Dieu – non représenté par les Juifs – devrait se trouver. Cela rappelle le “Carré blanc” de Kazimir Malevitch, qu'Aronzon n'a peut-être pas connu ; ou dont il a peut-être entendu parler. Bien sûr, nous ne parlons pas ici de “notre” vide, mais du vide des mystiques. Il y a peut-être ici un sens juif du potentiel absolu et une crainte de son incarnation, comme de son objectivation. Le vide est une contrainte constante de ne pas en dire trop. Non pas dans le sens de “ne pas parler”, mais dans celui de “ne pas prononcer en vain” ; c'est-à-dire dans la vie de tous les jours. Dans l'enfer donc ».
La fin tragique d'Aronzon reste un mystère. Était-ce là la meilleure issue pour le poète ? On l’ignore. Mais c'est de là qu'est né, dans les années 1970, le mythe d'Aronzon. Et c'est peut-être mieux ainsi. Quant à Pietr Kazarnavski, lui pense qu'il s'agissait finalement d'un accident, non d’un suicide.
J’ai lu que le 12 octobre 2019, c'est-à-dire l'année du 80e anniversaire de la naissance d’Aronzon et à la veille du 49e anniversaire de sa mort, à Saint-Pétersbourg, sur la maison de la Grafsky pereulok où le poète a vécu de 1963 à 1967, une plaque commémorative portant l'inscription « Au poète du Paradis Aronzon, amoureux de la beauté » avait été installée. Les initiateurs de la création et de la mise en place de cette plaque étaient, comme il est écrit, des habitants du quartier : le retraité Valery Petrov, l'enseignant Mikhail Loov et le compositeur Vladimir Rannev. Comment expliquer un tel intérêt pour ce poète loin d'être le plus célèbre ? Comment la chose est-elle compatible avec l'antisémitisme traditionnel russe ? Et surtout comment expliquer que, très vite, la plaque ait été retirée ?
« Tout est vrai en ce qui concerne l'initiative. Le professeur Michael Loov est connu dans notre ville pour son activisme », me répond Pietr. « Pour autant que je sache, la plaque n'aurait pas pu être installée sans une enquête préalable auprès des habitants de la maison – pour savoir s'ils s'y opposaient. Apparemment, ils ne se sont pas opposés. Et ce ne sont pas les habitants qui l'ont ôtée. Je ne sais pas qui l'a fait, mais c'est certainement symptomatique ».
J’espère vivement que la monographie de Pietr Kazarnovski fera l'objet d'une publication et d’une traduction. Les poèmes de Léonid Aronzon ont été traduit en allemand, mais jamais en français. Je n’ai pu résister à une tentation de vous offrir un petit avant-gout de son œuvre… au moins en traduction selon l’Intelligence artificielle !
***
Il y a du silence entre tout. Un.
Un silence, un autre, un troisième.
Plein de silences, chaque silence
est la matière d'un filet poétique.
Et le mot est le fil. Enfilez-le dans une aiguille
et faites une fenêtre avec le mot fil.
Le silence est maintenant encadré,
c'est le filet du sonnet.
Plus la cellule est grande, plus la taille
la taille de l'âme qui y est enfermée.
Toute prise abondante sera plus petite
que celle du pêcheur qui ose oser
un filet gigantesque pour nouer un tel filet,
avec une seule maille !
(1968)
***
Sonnet vide
Qui t'a aimé avec plus d'enthousiasme que moi ?
Dieu vous bénisse, Dieu vous bénisse, Dieu vous bénisse.
Jardins debout, jardins debout, jardins debout, jardins debout dans la nuit.
Et vous dans les jardins, et vous dans les jardins, debout aussi.
J'aimerais pouvoir, j'aimerais pouvoir faire en sorte que mon chagrin
de vous le suggérer, de vous le suggérer sans troubler
votre vue de l'herbe de la nuit, votre vue de son ruisseau,
que cette tristesse, cette herbe soit notre lit.
Pénétrer la nuit, pénétrer le jardin, te pénétrer,
de lever les yeux, de lever les yeux, de comparer avec le ciel.
comparer la nuit au jardin, et le jardin à la nuit, et le jardin,
qui est plein de vos voix nocturnes.
Je marche vers elles. Mon visage est plein d'yeux...
Que tu te tiennes en eux, les jardins se tiennent.
(1969)
***
Mon Dieu, comme tout est beau !
A chaque fois, comme jamais auparavant.
Il n'y a pas de pause dans la beauté.
Je me détournerais bien, mais où ?
Parce qu’elle vient d’une rivière,
La brise est si fraîche.
Il n'y a pas de monde derrière moi :
Ce qui existe est devant moi.
(Printemps (?) 1970)
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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