« Cet opéra, créé il y a plus de cent ans, sonne encore frais et beau aujourd'hui. De plus, dans un monde secoué par la lutte titanesque inouïe de tout ce qui est lumineux et raisonnable contre les forces obscures d'un fascisme hideux et sanglant, le son de cet opéra acquiert une nouvelle conviction, encore plus grande. »
Le lecteur attentif devinera que la citation ci-dessus n'est pas tirée d'un compte-rendu d'un de mes collègues sur la “première” qui a eu lieu à Lausanne dimanche dernier. Il l’aura deviné non parce que quelque chose a radicalement changé dans le monde, mais parce qu’il a prêté attention au chiffre évoqué : l'opéra de Rossini n'a, présentement, pas « plus de cent ans », mais presque deux cents ans. Il fut écrit en 1829 et est entré dans l’histoire de la musique en qualité d'opéra le plus long et le dernier d'un compositeur italien qui lui survécu quarante ans. On pense généralement que la base littéraire du livret est une pièce de Friedrich von Schiller, mais certaines sources fiables affirment que son inspiration provient plutôt d'Antoine-Marin Lemierre (1723-1793), poète et dramaturge français, auteur de tragédies sur des sujets antiques et membre de l’Académie française. En faveur de cette version, se trouve le fait que Rossini ait écrit son opéra non pas dans sa langue maternelle – l'italien –, ni dans l'allemand de Schiller, mais en français, inspiré sans doute par l'expérience de la Révolution française encore fraîche dans son esprit. En outre, le nom du protagoniste, au gré du compositeur, n'est pas Wilhelm, mais Guillaume. (A propos, tout le monde ne sait probablement pas que l'argent fourni pour l’érection du monument à Guillaume Tell qui se trouve à Lausanne – 50’000 francs en 1906 – fut offert par le mécène français Daniel-Iffla Osiris, au titre de remerciement pour l'abri qui fut donné aux soldats français pendant la guerre de 1870 ; détail fournis par l’historienne d’art Natacha Isoz dans le programme du spectacle. Encore une autre guerre !).
Mais alors, d'où provient cette citation ? D'une critique publiée dans le journal Pravda, l’organe du Parti communiste de l’Union soviétique, en date du 14 novembre 1942, à l'occasion de la “première” d'une production de l’opéra de Rossini réalisée par le théâtre Bolchoï à Kouibyshev – aujourd'hui Samara –, où le théâtre a été évacué pendant le temps de la Grande Guerre patriotique.
Vous êtes-vous demandé pourquoi le théâtre Bolchoï mettait en scène, en pleine guerre, un opéra consacré au héros national de la Suisse: comme vous vous en souvenez, les relations diplomatiques entre l'URSS et la Suisse étaient rompues à l'époque ? Ne perdez pas votre temps ; la réponse est donnée dès le paragraphe suivant : « La noble image de Guillaume Tell – un combattant courageux et intrépide pour la liberté de son peuple – évoque et ne peut qu'évoquer la réponse la plus ardente de notre peuple soviétique ».
Fait suite une analyse “normale” de l’ensemble de la production, avec ses mérites et défauts, incluant notamment des éloges à l’endroit de Petr Williams, l’artiste qui a vêtu les Landksnechts d’uniformes nazis… une option que les auteurs de la critique ont cependant trouvé insuffisante : « Il eut été souhaitable qu'ils (décors et costumes) répondent plus pleinement à l'esprit héroïque de l'opéra ». Or qui sont-ils, ces juges ; c'est-à-dire ces critiques ? La signature en fin de page de la Pravda porte deux noms : «V. Kataïev, D. Chostakovitch ». Oui ! Imaginez : la critique n'émane pas de simples scribouillards ultra-patriotiques, mais d’un remarquable écrivain et d’un génial compositeur. Huitante-deux ans se sont écoulés depuis lors. Sachez aussi, que l'opéra de Rossini fut représenté pour la première fois en Russie sur la scène du théâtre Bolchoï de Saint-Pétersbourg le 30 octobre 1836 (le 24 avril 1838, selon d'autres sources) sous le titre de « Charles le Téméraire ». C’est qu’à l'époque, tout ce qui pouvait seulement évoquer la lutte pour la liberté et l'indépendance en avait été banni. Je me demande bien à quoi ressemblerait la production aujourd'hui…
Suissesse d’adoption, je ne me permettrai pas d’offenser mes lecteurs suisses à coups de renseignements sur Guillaume Tell ! Vous connaissez cette histoire autrement mieux que moi. Cependant, je rapporte volontiers un bref résumé de l'opéra, tel qu'il fut établi par le musicologue soviétique Abram Gozenpoud, qui connaissait fort bien Chostakovitch. Voici ce qu’il rapporte :
« L'opéra se déroule en 1308 en Suisse, sous domination autrichienne. L'oppression est insupportable et la colère mûrit dans le cœur du peuple. Les protagonistes de l'opéra – le tireur Tell, le vieux paysan Melchthal et l'alpiniste Leuthold – incarnent le courage, le patriotisme et la liberté. Arnold, le fils de Melchthal, est troublé : il aime la princesse autrichienne Mathilde, partisane du lieutenant du roi Gessler. Dans un premier temps, Arnold frôle la trahison – pour devenir l'époux de Mathilde, il est prêt à servir les Autrichiens –, mais ensuite, sous l'impression de la mort tragique de son père, exécuté sur ordre de Gessler, il rejoint les Suisses. Tell est particulièrement détesté par le lieutenant du roi, qui le soumet à une sévère torture psychologique en lui ordonnant de faire tomber une pomme de la tête de son propre fils avec une flèche. L'archer abat la pomme, mais le tyran remarque que Tell a gardé une deuxième flèche pour lui, et le casse-cou est arrêté. Les montagnards s’apprêtent à se révolter. Une tempête s'abat sur le bateau de Gessler, qui emmène Tell en prison. Tell fait chavirer le bateau et, atteignant le rivage, frappe Gessler d'un coup d'arc. La révolte gagne la Suisse. Le pouvoir des Autrichiens est brisé ».
Happy end, assurément.
À présent que l'intrigue est claire et que les thèmes classiques – loyauté/trahison, etc. – viennent d’être identifiés, je peux enfin passer à la production de l'Opéra de Lausanne.
Chacun le sait : un opéra débute par une Ouverture ; or dans Guillaume Tell, cette Ouverture s’avère particulière. Ce n'est pas un hasard si elle est devenue l'un des morceaux d’orchestre les plus célèbres de tout l’opéra de Rossini, entrant ainsi dans le répertoire symphonique des orchestres du monde entier. Contrairement à nombre de ses collègues, le compositeur n'a pas introduit dans son Ouverture les thèmes de l'opéra ; toutefois, il est parvenu à convaincre les auditeurs de son lien sémantique avec le reste de l'œuvre. Si vous vous rendez à Lausanne pour assister à la représentation – ce que je vous souhaite vivement ! –, prêtez attention aux solos de violoncelle, aux trémolos turbulents des timbales, aux gouttes de pluie qui s'échappent des flûtes piccolo et au corne français qui fait semblant d'être un cor des Alpes suisse. Et souriez au son du célèbre galop avec ses fanfares – quel patriotisme sans fanfares !
Mais voilà que le rideau tremble, s'écarte, et qu'au fond de la scène une peinture à l'huile géante apparaît au public. Une magnifique stylisation d’une non moins magnifique toile de Ferdinand Hodler, avec les montagnes encadrant le lac. Tout en rose. La vie en rose. La paix et la tranquillité. Une pastorale. Une idylle, que certains imaginent encore être la Suisse, introduite dans l'espace russophone par l’historien Nikolaï Karamzine en 1789. Tout, pour autant, n'est pas rose dans cette idylle, comme le montre le tableau suivant.
Sur la place de la ville d'Altdorf, dans la commune d'Uri, les gens se rassemblent ; on n’y reconnaît pas immédiatement Tell dépourvu de sa hotte habituelle. Des concitoyens préparent joyeusement le triple mariage : il s’agit là de paysans, paysannes et bûcherons, comme descendus des toiles de l’artiste suisse Ernest Bieler. Le tout rappelle quelque peu les décors du russe Nikolaï Roerich pour la première du Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky. Tell seul n'est pas joyeux, il porte la tête baissée : il est préoccupé par le sort de sa patrie. Il se devait de l'être, c'est pour cela qu'il est un Héros !
Quelle était la situation politique de l'époque ? Selon le discours historique officiel, le serment d'assistance mutuelle prêté sur la clairière du Grütli par les représentants d'Uri, de Schwyz et d'Unterwald avait déjà été prêté dix-sept ans auparavant. Le Pacte fédéral d'août 1291 avait été signé et l'Helvétie existait formellement. Or il convient de préciser que l'« assistance mutuelle » ne signifiait pas seulement la possibilité d'emprunter du sel à un voisin ou d'envoyer ses vaches paître dans son pré, mais aussi le soutien par les armes : les habitants des trois vallées, qui partageaient entre elles une importante route commerciale, décidaient ainsi de résister à l'oppression de la dynastie des Habsbourg qui s'était emparée du trône du Saint-Empire romain Germanique.
Le spectateur attentif se méfiera : si tous ces événements historiques, dont Antoine-Marin Lemierre fut le témoin, appartiennent déjà au passé, pourquoi, dans l’opéra, chante-on encore le Grütli ? Les événements sont certes historiques, mais la question de savoir si Guillaume Tell a réellement existé reste entière. Avec le même succès, il est possible de débattre de la réalité d'Ivan Soussanine, le héros de l’opéra patriotique de Mikhaïl Glinka. Les créateurs de la production lausannoise (le chef d'orchestre Francesco Lanzilotta, le metteur en scène Bruno Ravella, le concepteur de décors Alex Eales et la costumière Sussie Juhlin-Wallén, dont c'est la première production à l'Opéra de Lausanne) ont choisi un mythe. « Chaque acte commence par une image en deux dimensions qui prend vie comme si les personnages sortaient d'un livre d'histoire tel que celui dans lequel les enfants découvrent la légende de Guillaume Tell », explique Bruno Ravella, né à Casablanca dans une famille italo-polonaise. Et je peux dire avec un vif plaisir que son idée est une réussite !
Mais qu'en est-il des chanteurs ? Dans sa critique de 1942, Dimitri Chostakovitch faisait une mention toute spéciale de Natalia Shpiller dans le rôle de Mathilde, qualifiant sa prestation d'“exceptionnelle”. « Une voix d'une rare beauté, une musicalité authentique, un grand charme scénique- tout cela a aidé la talentueuse artiste à créer une image artistique profonde », écrit-il à propos de la chanteuse qui, en mars 1943, recevait pour ce rôle le Prix Staline du premier degré doté d’une somme de 100 000 roubles, qu'elle versait sur-le-champ, avec d'autres lauréats, au Fonds de défense du pays. Aujourd'hui, j’adresse ces mêmes compliments à la soprano Olga Kulchynska, qui, comme Natalia Shpiller, est née à Kiev, y a obtenu son diplôme au Conservatoire Tchaïkovski (aujourd'hui Académie nationale de musique) puis, de 2014 à 2017, s'est produite au Théâtre Bolchoï de Moscou. Aux éloges ci-dessus mentionnés, j’ajoute son excellente prononciation – chacun monde sait à quel point il est difficile pour les non-francophones de chanter en français !
La soprano canadienne Elisabeth Boudreault, dans le rôle de Jemmy, le fils de Guillaume Tell, et le baryton français Jean-Sébastien Bou dans le rôle-titre méritent également des éloges. Pour ces trois, cette production constitue non seulement leur première expérience de collaboration avec l'Opéra de Lausanne, mais aussi la prise de ces rôles respectifs. Hélas, les ténors – soit le Français Julien Dran (Arnold) et Sahy Ratia (le Pêcheur), un Malgache ayant étudié à Paris – n’ont pas été à la hauteur. Le très bel air du Pêcheur ouvrant le spectacle, il est fort dommage qu'il n'ait pas été interprété au niveau approprié. En 1942, c’est le jeune ténor Solomon Khromtchenko qui le chantait… au reste félicité par Dimitri Chostakovitch.
Dans cet opéra, comme dans les tragédies grecques antiques, le chœur joue un rôle très particulier : il est la vox populi, la voix du peuple, qui reste si souvent silencieuse.
Ne souhaitant pas « spoiler » pour vous le reste du spectacle, je passe directement au final dans lequel Guillaume Tell, entouré de ses contemporains reconnaissants, s'élève sous nos yeux au-dessus d'eux jusqu’à se muer en un monument très semblable à celui qui, depuis 1895, orne la place principale d'Altdorf (en effet oui, le héros national dût attendre près de six siècles avant d'être immortalisé dans son pays natal). Ce monument vivant est donc très semblable… si ce n’est que, contrairement à celui d'Altdorf, on n’y voit à côté du héros ni son fils Jemmy, dont l'habile tireur a risqué la vie au nom de considérations supérieures, ni sa femme Hedwige, qui a versé de nombreuses larmes, ni la princesse Mathilde, venue voir la femme de l'“opposant” avec Jemmy, disant : « Je rends à votre amour un fils ». Rappelons en passant que les Suissesses ont dû attendre 1971 pour que leurs hommes héroïques leur accordent enfin le droit de vote.
... Les légendes résistent à l'épreuve du temps. Ou pas. De nombreuses personnes en Suisse sont aujourd'hui indignées par l'appropriation de Guillaume Tell par l’UDC, qui se plait à organiser des rassemblements avec le monument d'Altdorf pour toile de fond. Le célèbre dramaturge suisse Max Frisch a choqué ses compatriotes lorsque, dans son livre Guillaume Tell pour l'école (Wilhelm Tell für die Schule, 1971), il a créé une anti-légende en faisant du personnage positif non pas Guillaume Tell, mais le gouverneur des Habsbourg, Gessler. Selon Frisch, Gessler recherchait le compromis ; il ne voulait nullement envenimer les relations avec ses sujets, alors même que le héros suisse était un montagnard morose et borné, effrayé par le changement et qui avait lâchement tué le Vogt.
Les légendes sont réinterprétées, l'histoire est réécrite et les guerres se poursuivent. D’idyllique, le tableau de Hodler, qui nous réjouissait tant au début du spectacle, vire au final au noir et blanc ; la pastorale est barrée d'une tache sanglante.
Mais voilà qui n’est pas coutume ; je souhaite conclure cette critique d'un opéra patriotique par l’appel que voici : Mamans du monde ! N'admirez pas l'habileté de vos fils à tirer, même avec un petit arc sous la forme d’un jouet. Ne laissez personne leur mettre des pommes sur la tête et tenter ainsi leur destin ! Ne laissez personne en faire des héros ou des victimes. Saisissez-les par les bras et les jambes, mettez-vous en travers de leur chemin et criez-leur ce qui vous semble le plus efficace – depuis le « je te frapperai d'anathème » au « je te déshériterai ». Suppliez, menacez, faites du chantage, mais ne les laissez pas se faire entraîner dans ce mal irréparable et sanglant qu'est la guerre. Si toutes les mères du monde qui aiment leurs enfants et qui, par la volonté des circonstances, se retrouvent de part et d'autre des lignes du front – de tous les fronts – s'unissent, les guerres prendront fin. Toutes les guerres. Mais il faudra que toutes les mères s’y mettent. Toutes. Tel est ce que je veux vous dire – moi, maman de deux garçons – en écrivant ces lignes en ce terrible jour du 7 octobre.
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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