ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

Адрес электронной почты подписчика.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.

L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

06.01.2025
Père Ioann

Le 18 novembre 2024, La Patrie, film réalisé par Alexandre Arkhangelski et Tatiana Sorokina, était projeté à l'Université de Genève. Et aujourd'hui, en ce jour de Noël orthodoxe, j’accueille son personnage principal – le Père Ioann.

J’espère que la plupart d’entre vous ont déjà vu ce film, ou tout au moins lu ma chronique réalisée sur ce sujet. Mais au cas où, je rappelle que mon interlocuteur de ce jour est né en Sardaigne et s'appelait alors Giovanni Guaita. Âgé de 18 ans, il partait pour la Suisse où il apprenait le russe, puis pour la Russie où, dans les années 1980, il rencontrait le père Alexandre Men – un homme qui eut sur lui une influence telle que Giovanni Guaita décidait de demeurer dans ce pays. Le 28 mars 2010, il était ordonné diacre par le métropolite Hilarion (Alfeyev), ceci en l'église des Douleurs sur Ordynka à Moscou. Le 31 octobre 2010, il recevait la tonsure monastique au sein de la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Sergius. Le moine nouvellement tonsuré recevait le nom de Ioann en l'honneur du Saint Prophète et Précurseur Ioann (lors de son baptême, lui recevait le nom de Jean le Théologien). Le 30 mai 2014, il était fait prêtre de l'église des saints martyrs Cosmas et Damian à Shubin, Moscou. Le père Ioann commença à attirer sur lui l'attention lorsque, le 27 juillet 2019, il décidait d’aider les manifestants de la rue Tverskaïa qui s'étaient réfugiés dans la cour de l'église et servait un bref service de prière pour la paix. Le 18 septembre de la même année, il signait une lettre paraphée par différents prêtres défendant les personnes impliquées dans l’« affaire de Moscou ».

Père Ioann, lors de la projection à Genève du film La Patrie, il y avait beaucoup de monde ; nous avons dû apporter des chaises des salles de classe voisines. Chacun était très impatient de vous voir, d'autant que Genève n'est pas pour vous une ville étrangère. Toutes ces personnes s'intéressaient à votre sort. Qu'est-ce qui vous a empêché de venir ?

Malheureusement, je ne pouvais pas ce jour-là. C'était un lundi. Il y a des offices le samedi et le dimanche. Bref, je n'ai pas pu m'organiser, ce que je regrette sincèrement aujourd'hui.

Votre absence à la projection du film n'est donc pas liée au fait que le 1er novembre 2024, Alexandre Arkhangelski a été déclaré agent étranger par le ministère de Justice russe?

Non, ce n'est pas le cas. Je respecte et j'aime Sasha Arkhangelski. Et je continuerai à le faire.

En préparant cet entretien, j'ai découvert qu'avant de vous consacrer à la religion, vous avez étudié à l’Institut d’études cinématographiques de Moscou et rédigé votre thèse de diplôme sur Andreï Tarkovski. Pourquoi sur lui – et comment percevez-vous aujourd'hui son film phare, Nostalgia, tourné dans votre Italie natale ?

 J'ai en effet écrit ma thèse au VGIK, mais je l'ai soutenue à l'Université de Genève. Elle portait sur l'analyse littéraire des scénarios, et Tarkovski m'intéressait avant tout du point de vue du symbolisme religieux à l’œuvre dans ses films. Il y en a beaucoup dans tous ses films. L'idée principale de mon travail était que l'intrigue des films de Tarkovski semble se répéter de réalisation en réalisation. On peut presque dire qu'il a fait un seul film, car les sept films sont, en quelque sorte, des variations sur le même thème. Et ce thème est proche de celui auquel notre film, La Patrie, est consacré : la recherche d'une patrie. Pas seulement dans Nostalgia, où cela est évident : un intellectuel russe en Italie qui cherche toujours à retourner en Russie, la Russie spirituelle. Il ne faut pas oublier que ce film a été réalisé à la fin de l'ère soviétique et précisément au moment où Tarkovski décidait d'émigrer.

Père Ioann dans le film "La Patrie"

Exactement ! C'est pourquoi ce film est aujourd’hui perçu de manière si particulière par ceux qui ont été confrontés à un choix similaire !

C'est vrai, c'est vrai. Je dois dire qu'il s'agit d'une recherche très sérieuse et profonde, non pas d'un pays matériel, mais d'un lien spirituel avec la Russie. Il me semble que tous les films de Tarkovski parlent d'une recherche profonde de la patrie à l'intérieur de soi. Et cette recherche est très cohérente, à commencer par le premier film, Ivanovo Detstvo (L’Enfance d’Ivan), où la recherche de la patrie signifie la recherche de l'enfance par un enfant. Ce doux enfant a perdu son enfance et se retrouve dans le monde dur des adultes, des soldats – presque exclusivement des hommes. Il n'y a que quelques femmes qui sont aussi perdues que l'enfant. Il retrouve son enfance perdue pratiquement après sa mort, dans les dernières images du film.

 Je ne pense pas que votre accord de participer au film d'Alexandre Arkhangelski s’explique uniquement par votre amour du cinéma. Il y avait sûrement d'autres raisons ?

 Oui, bien sûr. Le thème abordé dans le film résonne dans ma vie personnelle. Comme vous le savez, je suis sarde de naissance, mais ma famille parlait italien, et je ne connais donc pas très bien ma langue maternelle – le sarde. Comme pour tout Italien, la question de la petite et de la grande patrie, de ce qui prévaut, est essentielle pour moi. Et puis j'ai quitté ma terre natale à l'âge de 18 ans, j'ai étudié en Suisse, j'ai vécu en Russie pendant près de 40 ans, j'ai aussi fait des recherches sur l'histoire d'un autre pays, l'Arménie, et maintenant je vis à Paris... Je pense que le réalisateur a utilisé mon destin comme une sorte de métaphore pour réfléchir à ce qu'est une patrie. Je suis en train d'écrire un livre sur ce que signifie être un étranger, un migrant, un réfugié. Il s'intitulera Le Seigneur protège l’étranger. (Psaumes 145:9).

 Avez-vous eu des problèmes après la sortie du film La Patrie ?

 Non, aucun.

 Vous avez condamné l'invasion massive de l'Ukraine par les troupes russes. Dans un entretien avec Katerina Gordeeva publié en octobre 2022, vous avez déclaré : « Je ne soutiens pas, je condamne ce qui se passe depuis six mois en Ukraine, je considère que c'est une très grosse erreur ». Et à la question de savoir pourquoi vous restez en Russie, vous avez répondu : « Tant que je serai toléré ici, je n'ai pas l'intention de partir ». Toutefois, le 7 février 2024, vous avez déclaré que vous partiez pour servir dans l'église de la Transfiguration du Seigneur, à Estepona, dans la province espagnole de Malaga, en précisant que « personne ne m'a puni, personne ne m'a exilé nulle part ». Comme vous le savez, les Russes ont l'habitude de lire entre les lignes. Que s'est-il donc réellement passé ? Vous n'étiez plus toléré en Russie ?

 Vous savez, jusqu'à présent, je n'ai reçu aucune punition ni aucune plainte ou réclamation de la part du clergé ou des agences gouvernementales. Mais la situation est vraiment difficile, et ceci au niveau mondial. Dans une situation aussi complexe, chacun d'entre nous doit d'abord déterminer sa propre position, puis comprendre ce qu'il peut et ne peut pas faire. Je n'avais vraiment pas l'intention de quitter la Russie, mais la vie se charge de faire ses propres ajustements, et mon départ a été influencé par diverses raisons et considérations – y compris personnelles. Mon père a 96 ans et je me réjouis de toute occasion de communiquer avec lui ; d'être proche de lui. C'est pourquoi j'avais depuis longtemps demandé au Patriarche de me donner la possibilité de servir dans un lieu plus proche de mon père… ce qui m'a été immédiatement accordé. Pendant un an, j'ai fait des allers-retours jusqu'à ce que j'aie l'occasion de servir dans le sud de l'Espagne, où je me suis installé, pensant que ce serait mon lieu de service pour longtemps.

Eglise de la Transfiguration du Seigneur à Estepona

 Mais ce n'est pas ce qui s'est passé...

 Exact. L'endroit est merveilleux, et on y trouve un temple, construit par une famille russe… et qui plus est propriété privée de cette famille. Au bout d'un certain temps, ces personnes n'ont plus voulu que je serve dans ce temple. Je ne sais trop pour quelles raisons je ne leur convenais pas ; nul ne m'en a informé. L'opinion des paroissiens, pour autant que je sache, n'intéressait personne. Le droit de propriété privée a prévalu. Bien sûr, cette situation donne à réfléchir sur l'idée que l'on se fait d'un prêtre. Le prêtre est en effet un serviteur, mais un serviteur de Dieu. Apparemment, certains le considèrent comme une sorte de domestique.

 Vous conviendrez que cela en dit long sur la manière dont certains envisagent aujourd'hui la relation avec l'Église dans son ensemble...

 Absolument, mais cela me dépasse.

 Quoi qu'il en soit, le 25 juillet 2024, par décision du Saint-Synode de l'Église orthodoxe russe, vous avez été mis à la disposition de l'Exarque patriarcal d'Europe occidentale et, le 19 novembre, par décret de l'Exarque patriarcal – c'est-à-dire du métropolite Nestor de Korsun et d'Europe occidentale –, vous avez été intégré au personnel du clergé de la cathédrale de la Sainte-Trinité à Paris. Comment doit-on considérer ce nouveau poste dans le cadre de votre carrière : une promotion ? une rétrogradation ?

 (rires) Vous savez, je ne vois pas du tout mon service comme une carrière. Je ne suis plus un jeune homme, et ce serait là naïf. Penser à une carrière pour un prêtre serait une contradiction. C'est du moins ce que j'ai toujours pensé et ce que je pense encore. Bien sûr, il y a d'autres exemples : certains frères – surtout des moines – font carrière, mais tel n'est pas mon cas, simplement parce que je suis réaliste : d'abord, l'âge n'est pas bon, et ensuite, je n’ai pas le bon passeport.

 Une personne extérieure qui observe votre trajectoire ne peut que se demander comment vous faites pour vous en sortir. Ce n'est un secret pour personne qu'un certain nombre d'ecclésiastiques russes ont déjà été punis pour avoir condamné la guerre sous une forme beaucoup moins explicite que la vôtre, et ce n'est pas en les transférant pour travailler en Europe ! Que pensez-vous, par exemple, du fait que le clerc de l'église de la Protection de la Très Sainte Mère de Dieu à Moscou, Dimitri Safronov, ait été privé du droit de porter une soutane et une croix par décret du patriarche Kirill et envoyé à l'église de Saint-Pimen le Grand en tant que psalmiste pendant trois ans – cette punition lui ayant été infligée pour avoir participé au service funèbre d'Alexeï Navalny. Quel commandement a-t-il violé en célébrant les funérailles d'un homme orthodoxe décédé?

 Je ne connais pas les détails de cette histoire, je ne vais donc pas juger ce cas particulier. Mais, bien sûr, beaucoup de choses qui se passent dans l'Église aujourd'hui suscitent la peur, la tristesse et la honte. Quant à moi, oui : j'ai exprimé mon opinion sincère, simplement en tant qu'être humain, en tant que citoyen, et je crois que tout ministre de l'Église a le droit de le faire. D'ailleurs, un prêtre – comme toute autre personne – n'a pas seulement le droit, mais le devoir d’agir selon sa conscience, et personne n'a jamais annulé ce fait. Et puis... Comme je l'ai dit, je n'ai pas eu d'ennuis jusqu'à présent et j'espère que je n'en aurai plus.

Centre culturel et spirituel russe de Paris © Wilmotte

Peut-être ignorez-vous que, dès son ouverture en 2016, le Centre culturel et spirituel russe de Paris, dont fait partie la cathédrale où vous officiez actuellement, était surnommé « le bunker aux coupoles » – ce qui soulignait la fusion des autorités de l'État russe et du FSB avec l'Église. Certains Parisiens l'appellent Notre Dame de Poutine, d'autres Notre Dame du KGB... Avez-vous un sentiment de malaise dans cette église ?

 Je dois dire que le site destiné à la construction de l'ensemble a été choisi en plein centre de Paris, sur le quai Branly. Il est de petite taille et ressemble à la forme d’un L, c'est-à-dire étroit et long. Je me demande même comment les architectes ont réussi à construire tout cela ici. Je pense que la forme du terrain a dicté la décision de construire non pas un, mais plusieurs bâtiments - longs et minces. Plus un temple. D'un point de vue esthétique, le résultat peut plaire à certaines personnes et pas à d'autres : un long mur aveugle peut ressembler à la plus haute clôture derrière laquelle on peut apercevoir les dômes. Personnellement, je n'aime pas trop ça.

Pour le reste, ce temple fonctionne comme n'importe quel autre temple de l'Église orthodoxe russe. 

Dans le film La Patrie, vous parlez franchement du fait que l'Église orthodoxe russe a déçu de nombreux croyants. Vous évoquez la responsabilité personnelle, y compris la responsabilité du silence ; de l'absence de condamnation. Après la sortie du film, le patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies a publié un livre intitulé Pour la Sainte Russie : Patriotisme et Foi, dans lequel il déclare que l'Église devrait être « mobilisée » avec les forces militaires et politiques de la Russie. Je ne vous cache pas que le fait que vous continuez à travailler pour l'Église orthodoxe russe est perçue par beaucoup comme une façon d’être au service de deux maîtres – si l'on se souvient de votre compatriote Carlo Goldoni ! – ou, pour dire les choses plus crûment, comme être au service à la fois du Dieu et du Satan. Que répondez-vous à cela ?

Je dirais que mon comportement montre que je ne le pense pas. Il n'y a qu'une seule boussole dans la vie, c'est la conscience, et c'est elle qui doit nous guider. La conscience nous montre le chemin. Jusqu'à présent, cette boussole non seulement ne m'indique pas de contradiction, mais au contraire, elle me montre que ma place en ce moment et dans cette situation est ici. Peut-être est-ce précisément parce que la situation n'est pas simple. Un prêtre doit être là pour les gens, là où c'est plus difficile. Oui, l'Église a déçu beaucoup de gens. Mais, hélas, cela arrive souvent, car nous sommes tous des êtres humains, y compris le clergé. Eux aussi se déçoivent eux-mêmes et déçoivent ceux qui les entourent. Je crains de décevoir beaucoup de gens chaque jour. Mais si je sentais que mon ministère dans une congrégation particulière était contraire à mon engagement envers le Christ, je quitterais cette congrégation.

 Comme tout prêtre, je sers Dieu tout en servant une congrégation particulière, qui peut traverser des périodes plus ou moins bonnes et être représentée par des supérieurs plus ou moins bons. Il en a toujours été ainsi, depuis le début de l'Église, et il suffit de lire les Actes des Apôtres pour s'en convaincre. D'ailleurs, l'une des premières hérésies que l'Église a condamnée est celle qui consiste à considérer l'Église comme une communauté de personnes en soi irréprochables et saintes. En fait, l'Église est une communauté de personnes qui veulent tendre vers la perfection mais qui, très souvent, en sont encore loin.

Père Ioann (DR)

Dieu a donné à l'homme le libre arbitre, la liberté de choix. Beaucoup de fidèles sont aujourd'hui désemparés, déchirés entre leur habitude de croire la parole de l'Église, qui bénit aujourd'hui la guerre, et la voix de leur propre conscience qui crie contre le meurtre. Ne pensez-vous pas qu'en continuant de servir dans l'Église orthodoxe russe qui représente le Patriarcat de Moscou, vous, un homme à qui s’offre le choix tout simplement grâce à un passeport italien, avez fait un choix qui semble erroné pour beaucoup de gens ?

 Je comprends ce que vous dites. Permettez-moi de vous donner deux exemples. Un homme qui a joué un rôle très important dans ma vie est le père Alexandre Men. Il a été élevé dans l'Église des catacombes. [Église des catacombes - un nom collectif pour les représentants du clergé orthodoxe russe, les laïcs, les communautés, les monastères, les fraternités, etc. qui, depuis les années 1920, pour diverses raisons, se sont retrouvés dans une situation illégale. - Note N.S.] Pour autant, il a continué à accepter l'ordination dans l'Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou et a cru que sa place était là : dans les années 1960-1980, cela lui a donné beaucoup plus d'opportunités, qu'il a utilisées tout à fait consciemment. On sait qu'il a eu beaucoup d'ennuis, notamment des interrogatoires à la Loubianka [le siège du KGB – N.S.], etc. Néanmoins, il est resté dans l'Église et a refusé la possibilité qui lui était offerte d'émigrer.

 Un autre exemple est celui du père Anthony Surozhsky, l'un des plus brillants représentants – à mon avis – de l'orthodoxie au XXe siècle. Comme moi, il a toujours eu un passeport étranger en poche. Et toute sa vie, il est resté membre du clergé de l'Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou. Lorsque, vivant à Paris, il s'est tourné vers Dieu, il a trouvé la seule église du patriarcat de Moscou qui existait dans cette ville et a commencé à s'y rendre. Je suis sûr qu’il ne poursuivait aucun objectif carriériste ! On lui a souvent demandé pourquoi il n'avait pas préféré l’Église russe à l’étranger, qui était en opposition avec les autorités moscovites, ou pourquoi il n'avait pas profité des nombreuses autres opportunités qui existaient, par exemple, au sein du Patriarcat de Constantinople. Je pense que son choix était le bon, car malgré les conditions difficiles, il a pu faire beaucoup, beaucoup de choses.

 Mon choix n'est donc pas si original. Vous avez cité Goldoni comme exemple, et c'est un bon exemple. Qu'un prêtre « serve deux maîtres » est une citation directe de l'Évangile. Ce n'est en aucun cas acceptable. Si soudain mon appartenance à une communauté humaine signifiait une telle trahison devant ma conscience – c'est-à-dire servir deux maîtres –, je quitterai cette communauté au même moment.

Dans le film La Patrie, vous comparez l'Église à une mère malade que vous ne pouvez pas quitter. En d'autres termes, vous admettez que l'Église russe orthodoxe est malade. Dans ce cas, quel diagnostic portez-vous sur elle, et quels sont les possible traitements de sa maladie ?

 (rires) Bonne question, même s'il m'est difficile d'y répondre. Je ne sais pas quel est le diagnostic. Mais je sais que le seul remède est de vivre l'Évangile, ce que tout chrétien devrait être en mesure de comprendre. Dans les dernières années de la vie de ma mère, je n'avais qu'un seul rêve : être à ses côtés au moment de sa mort. Malheureusement, cela n'a pas fonctionné : ma mère est décédée alors que j'étais à Moscou. Mon père, mon frère et sa femme – tous médecins – s'occupaient très bien de ma mère ; d'autres membres de la famille et du personnel médical étaient également à proximité. J'étais donc bien conscient que, personnellement, je ne pouvais pas faire grand-chose pour ma mère. D'ailleurs, ces derniers temps, je ne savais même pas si elle était consciente de ma présence. Mais vous savez, quand on aime quelqu'un, on veut être avec cette personne précisément quand c'est difficile pour elle.

 Notre Église est gravement malade, et je ne vais pas m'en séparer, parce qu'elle m'a ordonné, me tolère et, je l'espère, m'aime. Je ne suis pas assez naïf pour penser que je peux sauver l'Église ! Et là, c'est comme avec ma mère : je ne sais pas à quel point elle comprend et apprécie ma présence auprès d'elle... Mais que faire ? En matière d'amour, tout ne s'explique pas ! J'ai le sentiment et la conviction que c'est dans cette Église, l'Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou, que je dois rester, aussi difficile que cela puisse être. Et cela peut être difficile, et même très difficile.

Qu'aimeriez-vous dire à ceux qui célèbrent aujourd'hui le Noël orthodoxe ?

 Le Sauveur est né un bébé sans défense dans une crèche, dans une étable, parce qu'il n'y avait pas de place pour lui dans les auberges, comme il est écrit dans l'Évangile. Il est né dans une période politique très difficile. Les deux évangélistes qui racontent sa naissance, Luc et Matthieu, font référence aux autorités politiques de l'époque : Auguste, Quirinius, Hérode. Rarement dans l'histoire il y eut un personnage comme Hérode dont tout le monde avait unanimement une si mauvaise opinion. C'était un malade mental, d'une cruauté et d'une violence inouïes. Et c'est sous son règne que naît le Fils de Dieu. Et il n'est pas né en tant qu'empereur, mais en tant qu'enfant sans défense. Je pense que l'icône de la Nativité est très importante et instructive à notre époque.

 PS: 

Chers lecteurs ! Durant les derniers jours de l’année passée, à ma grande surprise, diverses contributions financières me sont parvenus sur le compte du journal. Émanant de personnes que je ne connais pas personnellement, elles m’ont beaucoup touchées ! Ce n’est pas là qu’une question d’argent – lequel argent manque toujours et dans tous les médias ! Plutôt, j’y lis un geste de soutien à ce que je fais; un signe d’approbation des sujets que je choisis pour mes chroniques, mais aussi de l’accent qui les marque. Merci à ces personnes généreuses qui se reconnaitront ! Et si d’autres souhaitent les suivre, voici comment… Bonne année à vous tous !

17.12.2024
Fedora (Alexandra Kurzak) et Loris (Roberto Alagna) dans "Fedora" au Grand Théâtre de Genève Photo © Carole Parodi

Le texte du conte en vers de Korneï Tchoukovski, mémorisé depuis l'enfance, n'a cessé de me revenir à l'esprit pendant que j’écoutais l'opéra Fedora d'Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève. Là aussi, il y a la fuite, la persécution, l’irresponsabilité de l’héroïne principale et de son repentir. Mais sans le final dramatique.

Un dramaturge très populaire en son temps et membre de l'Académie française, Victorien Sardou, qui a écrit sa Fédora en 1882, remporte le concours pour la première utilisation du prénom féminin Fédora dans le titre d'une œuvre littéraire. (Soit dit en passant, parmi les quarante pièces de théâtre qu'il a écrites figure aussi « Tosca », immortalisée par Puccini). Non moins populaire en Russie, Korneï Ivanovitch Tchoukovski quant à lui n’a écrit son conte en vers Le deuil de Fédora qu'en 1926. Et le fait que ce prénom rare (je ne connais pas une seule Fédora) soit devenu une désignation nominative pour un chapeau, nous le devons à Sarah Bernhardt, pour qui Sardou a écrit sa pièce : dans la production de 1889, la grande actrice, interprétant le rôle de la princesse Fedora Romazoff, portait un chapeau de ce style.

Sur la scène du théâtre dramatique, la pièce fut jouée peu après la première de l'opéra, le 17 novembre 1898, au Théâtre lyrique de Milan, où le rôle du comte Loris Ipanoff fut interprété par Enrico Caruso lui-même, alors encore très jeune. (Combien de Loris russes connaissez-vous ? Moi, aucun.) L'opéra fut un succès. Certes pas aussi grandiose et unanime que « Andrea Chénier », créé en 1896, mais suffisamment pour permettre à Umberto Giordano d'utiliser les droits d'auteur et les royalties des productions pour construire une maison, qu'il appela « Villa Fédora ».

La dernière production de cet opéra au Grand Théâtre de Genève remonte à la saison 1902-1903. C'est une époque très lointaine ! Bien que, selon Mikhaïl Boulgakov, les partitions d'opéra, comme les manuscrits, ne brûlent pas, leurs auteurs quittent la scène de la vie et leurs droits sur leurs propres œuvres s'éteignent, laissant les auteurs de nouvelles productions en faire ce qu'ils veulent. Ce qu'ils font.

La production actuellement à l'affiche au Grand théâtre de Genève est une nouvelle production. J'aimerais employer le mot tristement connu « novitchok », étant donné les particularités de l'approche du metteur en scène. Le metteur en scène français Arnaud Bernard n'est pas, quant à lui, un novice. Violoniste diplômé du Conservatoire de Strasbourg, il joue pendant plusieurs saisons avec l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, puis, à partir de la fin des années 1980, il s'essaie à la mise en scène, comme assistant de Nicolas Joël et Jean-Claude Auvray, et comme metteur en scène attitré au Théâtre du Capitole de Toulouse. En tant que metteur en scène proprement dit, il a fait ses débuts en 1995 avec une production du « Trouvère », à Toulouse. Arnaud Bernard est bien connu des mélomanes russes. Il a mis en scène La Juive et La Bohème au Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg, Roméo et Juliette au Nouvel Opéra de Moscou, ainsi que Les Vêpres siciliennes et La fanciulla del West au Théâtre Mariinsky.

Privé à ce moment de la possibilité de travailler en Russie pour ne pas être mis sur la liste noire de l'Occident, Monsieur Bernard a décidé d'amener la Russie à l'Occident en mettant en scène l'opéra de Giordano pour ses débuts à Genève (ne cherchons pas à savoir qui est la montagne et qui est Mohammed dans cette équation). Peut-être a-t-il également été attiré par une intrigue policière qui lui tient à cœur ; l'annonce de sa production des Vêpres siciliennes au théâtre Mariinsky en 2017, publiée dans le journal gouvernemental Rossiyskaya Gazeta, portait le titre suivant : « Le théâtre Mariinsky a mis en scène un opéra sur la mafia sicilienne ». Eh bien, le chemin qui mène de la mafia sicilienne à la mafia russe n'est pas long, vous comprenez. Et Rossiyskaya Gazeta est bien placé pour le savoir.

« Une femme A adore un homme B. B périt victime d’un meurtre. A soupçonne C d’être l’assassin. Elle s’acharne contre lui, le ruine, le déshonore, le fait condamner à mort. Puis A découvre que C est innocent. » Tel est le synopsis du livret publié sur le site du Grand Théâtre de Genève, citant Victorien Sardou lui-même. « Ce n’est ni de Shakespeare ni de Schiller », remarque à juste titre Arnaud Bernard dans une interview publiée dans le programme du spectacle. Dans ce même entretien, il évoque l'importance de préserver les traditions tout en les modernisant. Voici ce qu'il en dit : « Il ne s'agit pas de rejeter la tradition ou de la briser, mais de la faire vivre d’une manière qui parle à notre époque… Cela signifie parfois prendre des risques, explorer des pistes nouvelles, mais toujours en gardant en tête l’essence de l’œuvre. Ce que je refuse, c’est la simplification, les catégories rigides ou les « recettes » de mise en scène qui ne servent qu’à épater ou choquer. C’est en restant fidèle à l’œuvre, à ses subtilités et à son esprit que l’on trouve la vraie modernité. »

© Carole Parodi

À mon humble avis, les paroles d'Arnaud Bernard sont quelque peu en contradiction avec l'acte, car le public est interpelé, pour ne pas dire épaté, dès le début. Ou même avant le début proprement dit. Apparemment décidé à améliorer l'œuvre de Giordano-Sardou, le metteur en scène l'a dotée d'un prologue absent du livret. Le spectateur se trouve donc devant un écran d'ordinateur et suit une recherche dans le système Xplore (Google n'est pas Giordano, et M. Bernard n'a pas osé porter atteinte à ses droits) pour trouver l'explication du mot « kompromat » (matériel compromettant, venu du Russe). Puis le public essaye d’absorber les titres de la RTS et de Swissinfo s'affichant à l'écran, et les visages de personnalités russes, politiques et autres, qui sont plus ou moins familières aux Russes et ne le sont certainement pas au public étranger, à l’exception peut-être du président Poutine. Une flèche rouge pointe vers l’ex-procureur russe Yuri Skouratov. Je suis prête à parier que personne dans le public n'a saisi cette indication et n'a compris le lien entre ce Skouratov-là et le spectacle, à moins d'avoir lu l'explication dans le programme. Mais tout le monde n'achète pas les programmes.

Après la disparition de l'écran d'ordinateur, le public, inconscient d’être en possession du « matériel compromettant », assiste à une scène plutôt dégoûtante dans une espèce de bordel où Vladimir Andreïevitch, le comte de Saint-Pétersbourg, s'ébat avec une blonde des plus vulgaires qui n’est personne d’autre que l’épouse du comte Loris Ipanoff. Tout cela sous la surveillance des caméras. Pas clair pourquoi cet ignoble Vladimir, clairement hétérosexuel, essaye de décorer son torse avec un bustier féminin. Pas clair non plus pourquoi Arnaud Bernard a surcompliqué cette nouvelle production avec l'histoire de 1999 de Skuratov, déjà oubliée même en Russie, comme s'il n'y avait pas d'exemples plus récents depuis lors, si un tel exemple lui était nécessaire. L'observateur attentif notera que 1999, c'est avant l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ce qui signifie qu'il est possible de le critiquer et de le ridiculiser sans crainte des conséquences. Cela vous suffit-il comme explication ?

© Carole Parodi

Mais tout arrive à sa fin, même ce prologue, et la musique de Giordano commence à jouer - enfin ! – tandis que l'action se déroule conformément au livret : « Un soir d'hiver à Saint-Pétersbourg. Dans la maison du comte Vladimir Andreïevitch, fils du chef de la police, les domestiques attendent le comte en jouant aux cartes et buvant à sa santé. Le comte ne doit pas rentrer avant le matin : c'est la dernière nuit de sa vie insouciante, la veille de son mariage avec une jeune et riche veuve, la princesse Fedora Romazoff. Ce mariage sauvera le comte de la ruine à laquelle l'ont conduit les femmes, les cartes, les chevaux et les prêteurs. Dans une somptueuse toilette de bal, enveloppée de fourrures, Fedora entre, surprise que son fiancé ne la salue pas ». Sur scène, tout est conforme, y compris les fourrures, à la différence que les domestiques sont déguisés en punks très caricaturaux, avalant de la vodka de la bouteille à pleines gorgées. Étonnant pour une demeure aristocratique. Et même si l'on suppose que l'action a été transférée dans les fringantes années 1990, il faut se souvenir de la rigueur avec laquelle les nouveaux gentilshommes russes, nostalgiques de la livrée et du tablier, entretenaient leurs domestiques.

Le premier acte s'achève, vient le second, qui emmène le public à Paris et regorge de détails importants pour l'intrigue. Au centre de la pièce se trouve Fedora, vêtue d'une robe dorée très fendue et de chaussures dorées avec des collants noirs (!). Il y a là deux des plus belles mélodies de tout l'opéra - les thèmes de l'amour, ainsi qu'une parodie assez méchante du « Rossignol » d'Alexander Aliabiev, des larmes, des serments et des malédictions, de terribles nouvelles de Saint-Pétersbourg, un interrogatoire (enregistré sur un dictaphone sans le consentement de l'interrogé) et le mot terrible de « nihiliste ».

Après le deuxième entracte, nous voici « dans la villa de Fedora, dans les montagnes suisses près de Berne. De loin, nous entendons les cloches des troupeaux qui passent, les voix des paysannes qui chantent le printemps et l'amour ». Cette phrase est tirée du livret originel. Or, le spectateur genevois est informé par un surtitre au-dessous de la scène, qu'il se trouve à Gstaad le 19 décembre. Compte tenu de cette précision, les appels insistants de Fedora adressés à Loris à admirer les fleurs à travers la fenêtre et l'invitation du baron de Siriex à la comtesse Olga Sukareva à faire une promenade à bicyclette semblent plutôt étranges. Quelles fleurs à Gstaad le 19 décembre ?! Quel cyclisme ? Pour le reste, voyez le film « Le Palace » de Roman Polanski, d'autant que le metteur en scène d'opéra ne cache pas la source de son inspiration, aimant non seulement les thrillers, mais aussi le cinéma. Pourtant le costume classique de Fedora, qui n'atteint pas tout de même l’élégance de Chanel, et la veste couleur bordeaux (velours à l'œil) de Loris se détachent des tenues blanches d'après-ski des autres habitants de la station de luxe.

Voici une telle vinaigrette. Alias « salade russe », alias « Olivier ».

© Carole Parodi

Et les voix donc ? Si Umberto Giordano misait sur Enrico Caruso, Arnaud Bernard misait sur le ténor français Roberto Alagna et sa troisième épouse, la soprano polonaise Aleksandra Kurzak. Je confesse : je ne suis pas une fan de ce couple vedette. C'est pourquoi j'ai choisi d’assister à l'une des deux soirées (la seconde aura lieu le 21 décembre) au cours desquelles les rôles de Fedora et de Loris ont été interprétés par des chanteurs russes. (Soit dit en passant, le fait qu'ils ne soient présents que dans deux représentations sur sept a conduit certains à penser qu'ils faisaient partie de la première distribution, mais ce n'est pas le cas). Diplômée du Conservatoire de Moscou, la soprano Elena Guseva est depuis 2011 l'une des principales solistes du Théâtre musical Stanislavski et Nemirovitch-Danchenko, à Moscou, ce qui ne l'empêche pas de se produire activement sur d'autres scènes, en Russie comme à l'étranger. En 2020, par exemple, elle a fait ses débuts au Grand Théâtre de Genève dans La Cenerentola de Rossini, dans le rôle de Tisbe. Le ténor dramatique Najmiddin Mavlyanov, né à Samarcande, en Ouzbékistan, est également l'un des principaux solistes du même théâtre moscovite et un soliste invité dans de nombreux grands théâtres du monde. En 2019, il a interprété, à Genève, le rôle de Radamès dans Aïda et, en 2020, il a fait sensation en Russie en recevant deux très importantes distinctions, le prix le Masque d'or et le prix Casta Diva, pour son interprétation de Sadko dans l'opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov du même nom, mis en scène au théâtre Bolchoï de Moscou par Dmitri Tcherniakov. Il faut dire que le répertoire de Najmiddin Mavlyanov est immense, sans exagération.

Ayant travaillé dans le même théâtre pendant de nombreuses années et ayant participé ensemble à diverses productions, les deux chanteurs ont, là aussi ici, créé un ensemble solide. Même en position couchée. (Il est clair qu'ils n'ont pas choisi cette position !) Il est dommage qu'il n'y ait pas dans cet opéra plus de numéros solos, Giordano n'est pas Verdi après tout, bien que certains moments musicaux soient splendides. Il est également dommage que le service de presse du théâtre genevois n'ait pas fourni de photos du spectacle avec ces deux excellents interprètes.

P.S. Avec cette chronique, mes chers lecteurs, je tire ma révérence sur ce qui reste de 2024 et vous donne rendez-vous en janvier – je vous ai déjà réservé quelques surprises. Je tiens à vous remercier de la fidélité et de l’intérêt que vous portez à mes chroniques (le nombre d’abonnés a triplé durant cette année), ainsi que de votre indulgence pour mon accent russe. Je vous souhaite une merveilleuse année 2025 – qu’elle soit pacifique pour nous tous !

05.12.2024
Andreï Sobol, 1888 - 1926 (DR)

La maison d'édition genevoise La Baconnière présente la première traduction française d'une nouvelle d'Andreï Sobol écrite il y a presque pile cent ans et susceptible de devenir une découverte… y compris pour des lecteurs russophones avisés.

Née en 1927 sous le nom de « À la Baconnière », la maison d'édition a depuis lors abrégé son nom en « La Baconnière » et quitté les rives du lac de Neuchâtel pour celles du lac Léman – côté genevois. Bien que nullement spécialisée dans la littérature de langue russe, elle compte parmi “ses” auteurs Sergueï Dovlatov et Svetlana Alexievitch, ainsi que des Américains ayant des racines russes parmi lesquels le lauréat du prix Nobel de littérature 1976 Saul Bellow et les écrivains moins connus que sont Grisha Bruskin et Marianna Volkova, de même que l'ancien professeur de l'Université de Genève Boris Mouravieff, né en Russie en 1890 et qui l’a pour de bon quittée en 1920. Soit une année avant qu'Andreï Mikhaïlovitch Sobol n'écrive son Panopticum.

En réalité, lui ne s'appelait pas Andreï, mais Julius et, si on creuse un peu, pire encore : Israël, fils de Moïse. C’est ainsi ! Il est donc né Israël Moiseevitch Sobol en 1888, à Saratov, une ville située à 726 kilomètres au sud-est de Moscou, sur la rive droite (rive ouest) de la Volga. Sa vie fut mouvementée. Adhésion au Parti socialiste-révolutionnaire, travaux forcés et exil, fuite de la colonie à l'étranger, retour illégal en Russie, errance à travers la Russie, arrestations par les Blancs et les Rouges... En fin de compte, après la guerre civile : reconnaissance du pouvoir soviétique, voire même coopération avec lui en tant que l'un des secrétaires de l'Union panrusse des écrivains. Mais pour finir, c'est le suicide (à la troisième tentative) à Moscou, le 7 juin 1926. De cet événement malheureux, j’ai trouvé la description suivante : « Par une soirée étouffante de juin, un homme d'âge moyen vêtu d'un costume croisé démodé s'est approché du monument de Pouchkine sur le boulevard Tverskoï. Sortant un revolver de la poche intérieure de sa veste, l'homme l'a maladroitement porté à son estomac, a appuyé sur la gâchette avec son pouce et, deux heures plus tard, est mort d'une perte de sang dans un hôpital de Moscou ». Il n’en pouvait simplement plus. Car après tout, même si Andreï Sobol était sioniste par moment, il était avant tout un idéaliste. Et, comme l’avait dit Mikhaïl Lermontov à propos de la mort d’Alexandre Pouchkine : « l’âme du poète a succombé ». Au moment de sa mort, Andreï Sobol, cet « homme d'âge moyen», n'avait que 38 ans. Un an de plus que Pouchkine.

Le récit le plus détaillé de la vie d'Andreï Sobol – laissons-lui le pseudonyme sous lequel il est devenu célèbre – est écrit, à ma connaissance, par Vladimir Khazan, chercheur à l'Université hébraïque de Jérusalem et publié en 2017 à Boston sous ce titre éloquent : A Double Burden, a Double Cross. Andrei Sobol as a Russian-Jewish Writer. Il n'est guère nécessaire d'expliquer à mes lecteurs ce que l'on entend par un double fardeau et une double croix, dont l'une des moitiés est une étoile de David. (J’ai trouvé un extrait de cette étude en russe sur ce site).

L'héritage littéraire de l'écrivain Andreï Sobol, bien que quasi invisible pendant près d'un siècle dans le sillage ses contemporains les plus célèbres, est assez conséquent. Un recueil de ses œuvres en quatre volumes a été publié en 1926 ; un autre, en trois volumes, en 1928. Il a surtout écrit des nouvelles, mais également des œuvres plus importantes : le roman La poussière, en 1915 ; le fameux Salon-Wagon, en 1922. Depuis la fin des années 1920, les œuvres de Sobol n'ont toutefois plus été rééditées, ayant été considérées comme “décadentes”. Ce n'est que pendant la perestroïka que plusieurs de ses récits ont été intégrés dans le magazine Ogonyok. Après quoi, en 2001, la maison d'édition moscovite Knigopisnaya Palata publiait un recueil de 320 pages sous le titre approprié d’Homme à la mer, comprenant Le Panopticum, présentement et pour la première fois traduit en français par la Belge Fanchon Deligne.

La seule recension de cette publication que j’ai pu lire jusqu'à présent a été rédigée par l'écrivaine d’origine russe Elena Balsamo et publiée dans Le Monde des livres. Très brève, elle commence par les mots suivants : « Activiste sioniste aux sympathies socialistes... ». Compte tenu notamment de la situation géopolitique actuelle, il y a lieu de croire que de nombreux lecteurs du quotidien français n'iront pas plus loin. J’ai donc décidé de poursuivre l'histoire.

C’est “presque” par hasard que Le Panopticum, cette longue nouvelle ou court roman, est parvenue entre les mains de la maison d'édition genevoise. Dans les faits, un extrait de ce texte traduit dans le livre d'Annick Morard intitulé Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie et publié par la même maison d'édition La Baconnière en 2020 avait vivement impressionné l’écrivain Jil Silberstein, connu de mes lecteurs. D’où son désir d’en soumettre l’intégralité à Fanchon Deligne – laquelle, succombant à son tour au charme de ce petit bijou, prenait sur elle d’en entreprendre la traduction avant que tous deux lui fassent prendre la direction de… La Baconnière.

Le premier paragraphe du texte de Sobol évoque les cartes de vœux du Noël orthodoxe et du Nouvel An russe, voire les paysages d'hiver des grands paysagistes russes. Ou encore ceux de ces Russes « à double croix » que furent les peintres Isaac Lévitan et Marc Chagall. Lisez cela : « Jours blancs, nuits blanches. Il fait tout blanc. Des congères hautes comme un homme se dressent derrière les portes cochères, derrière les haies, dans les jardins et potagers – montagnes immaculés. Dans le ciel, pas un point, pas la moindre petite tache, mais en bas, frêles masures et cahutes de guingois se dessinent, semblables à des petits raisins secs sur une brioche vaporeuse ».

Si beau et délicieux, n’est-ce pas ?

Mais voilà que le deuxième paragraphe tourne la page sur cette délicieuse beauté et positionne brusquement le lecteur dans le temps et l'espace : « La ville de Krasno-Selimsk traverse sa deuxième année. L’ancienne cité de Tsarevo-Selimsk comptait bien plusieurs siècles, mais les Rouges ont frappé le tsar par-derrière. Le chef de la police du district a été abattu sur le mont aux Chèvres. Dans le commissariat, sur un mur, un rectangle blanchâtre remplace le portrait de l’homme portant la couronne et le globe ; mais sur le pan de mur voisin, recouvert du même papier peint moisi et criblé de souvenir de mouches, il y a un nouveau portrait : celui du chef de garnison, en campagne dans le Kouban. Le comité du district a élu domicile dans sa maison. La châsse contenant les reliques du monastère Saints-Bori-et-Gleb a été emportée dans un wagon flanqué de l’inscription “poissons”. Un futuriste pétersbourgeois vêtu d’une veste de travail matelassée a ouvert un atelier de poétique. Et la neige continue te tomber et de tomber. » 

Crédit photo : Andreï Sobol. Photo du département de la police secrète prise en 1911 et publié dans le magazine Rupor, numéro 3. M., 1922.

Tous les lecteurs ne feront pas le triste rapprochement entre le wagon de poissons et le wagon d'huîtres dans lequel la dépouille de Tchekhov fut transportée d'Allemagne à la gare de Nikolayevsky – fait que rapporte Dominique Rivaz dans son film intitulé Un Selfie avec Anton Tchekhov. Il n’empêche : tous prendront certainement en compte tout le reste : la révolution a eu lieu, les panneaux et les enseignes ont été changés, la guerre civile bat son plein, les coupures d'électricité abondent. Tout comme d'habitude….

Or voilà qu’un Panopticum fait irruption dans cette réalité, avec son « enseigne certes rachitique – ne comptant pas plus de trois petites ampoules –, mais néanmoins … éblouissant ». L’enseigne qui promet des “merveilles”. Dans le récit de Sobol, son Panopticum apparaît comme une sorte de cirque ambulant. Mais rappelons ici l'étymologie du mot telle qu’elle apparaît dans un dictionnaire.

« Panopticum ou Panopticon (du grec πν “tout” + πτικός “visible ”), dans un sens du mot : le projet d'une institution de régime, une prison idéale ou une maison de travail, hypothétiquement administrée et supervisée par une seule personne – un directeur-gouverneur. Au sens large du terme panopticon : un musée, une collection de divers objets extraordinaires (par exemple des figures de cire, des créatures vivantes bizarres, des raretés, des poupées, etc.). Au sens figuré, c'est un rassemblement de quelque chose d'incroyable, d'effrayant ».

Si le philosophe et historien Michel Foucault en fait, dans Surveiller et punir (1975), le modèle abstrait d'une société disciplinaire axée sur le contrôle social, chez Andreï Sobol son Panopticum apparaît dans la splendeur de tous les multiples sens possibles – ce qui est immédiatement perceptible pour le lecteur habitué à la langue d’Ésope. Dans l'édition française, tous les personnages – ils sont vingt-deux pour un texte relativement court – sont présentés dès le début de la nouvelle, comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre : il y a les « membres du personnel », les « pièces de musée » et les « membres de la communauté des anarchistes-égocentristes », tous mêlés par les circonstances de la vie comme les cartes d'un jeu et qui plus est évoluant dans un environnement de miroirs déformants. La référence à la pièce de théâtre est une excellente trouvaille de l'éditeur, car le lecteur assiste à la représentation, non seulement d'un théâtre et d'un cirque, mais aussi d'une vie, dans laquelle tout – l'amour, la mort, les rencontres et les séparations – nous sont présentés comme une série de “numéros” distincts, tous genres melangés.

Dans sa préface, la décidément courageuse traductrice Fanchon Deligne, qui s'est attaquée à ce texte si complexe que même les locuteurs de langue russe ne comprendront pas d'emblée, compare le récit de Sobol à un kaléidoscope – le mot juste est ainsi trouvé ! Souvenez-vous des kaléidoscopes-jouets de notre enfance dans lesquels, une fois secoués, les verres multicolores se pliaient en de nouveaux motifs, toujours symétriques…

Comment les « petites gens » survivent-elles dans le froid, dans la faim, en des temps où toute symétrie est brisée ? Le cœur du lecteur étranger ne se serrera probablement pas à la mention du « gardon de l'année dernière » ; il ne saisira pas toutes les perles du langage juteux d'Andreï Sobol ; pour autant, la réponse que l’auteur donne à cette question brûlante, il la comprendra à coup sûr : grâce à la préservation de l'humanité chez l’homme. Grâce à la compassion – presque physiquement ressentie dans ce « tableau d’une exposition » russe ; dans cette capture d'écran colorée du chaos noir et blanc qui règne toujours en Russie, avant, pendant et après les fameuses révoltes, insensées et sans merci.

22.11.2024

Une fois n’est pas coutume : j’aimerais vous parler d’un livre que j’ai moi-même écrit. Oui, j’ai écrit un roman ! Il conte l’histoire – légèrement romancée, juste ce qu’il faut pour entrainer le lecteur dans la grande et vertigineuse traversée d’un siècle ! – de mon grand-père. D'un homme qui s’appelait Solomon Khromtchenko (1907-2002) et était chanteur d’opéra. Ténor lyrique. Une vedette du théâtre Bolchoï, à Moscou. Cela m’a pris vingt ans pour m’y mettre, mais à présent c’est fait. Un contrat vient d'être signé avec la prestigieuse maison d’édition moscovite « Vremya » dirigée par un certain Boris Pasternak ( ! ). Ceci pour ce qui touche à l’édition en version originale russe. C’est que, malgré l’avis de certaines personnes, il était pour moi important qu’un tel ouvrage paraisse dans ma langue natale… et qu’il puisse être lu par des personnes qui se trouvent encore – pour toujours ? – en Russie.

Un de ses tout premiers lecteurs, l’écrivain Jil Silberstein, m’en a livré l’écho suivant : « La mise en forme de ce récit de vie est extraordinairement vivante et captivante. Ce n’est pas seulement, comme on pourrait à première vue l’imaginer, la vie d’un ténor russe… fut-il prestigieux. Véritablement, à travers le personnage principal des plus attachants, on peut dire que se déroule sous nos yeux, en intégralité, l’histoire de l’Union soviétique – y compris dans ses aspects dramatiques ; voire terrifiants. Histoire de l’URSS, donc. Histoire de ses dirigeants face au monde de la culture placé sous haute surveillance. Histoire aussi des relations entre le Kremlin – et Staline, particulièrement – et les juifs. Le tout conté par d’un « narrateur » formidablement attachant. Super-vivant. Il me faut encore confesser que j’en ai achevé la lecture les larmes aux yeux… après avoir aussi, c’est vrai, pas mal souri, tant l’on s’attache à ce savoureux Solomon Khromtchenko – un homme qui, dévidant la bobine de sa vie mouvementée, refuse pour autant de se camper en héros ».

Dois-je préciser que j’ai achevé la lecture de cette « critique » les larmes aux yeux, moi aussi ?

Solomon Khromchenko dans les années 1930 (© Solomon Khromchenko estate)

De quoi s’agit-il-donc, plus précisément ?

Lorsqu'on partage avec quelqu’un sa vie au quotidien pendant un bon nombre d’années, on pense avoir fini par tout savoir de cette personne ; qu'on peut donc se passer de toutes questions complémentaires. C'est là ce que moi aussi je pensais, ayant vécu vingt et un ans dans le même appartement que mon grand-père, Solomon Khromtchenko (1907-2002), un ténor très populaire du théâtre Bolchoï depuis les années 1930.  Vécu, dis-je, au sein d’un coopératif du théâtre Bolchoï de la rue Gorki, à Moscou. Mes voisins comptaient Emil Gilels et Maya Plissetskaïa, pour ne nommer que deux parmi d'autres artistes « soviétiques » exceptionnels et mondialement connus. Certes, je les ai connus déjà âgés ; toutefois, grâce à eux, le génie est devenu pour moi une chose normale dès l'enfance, et le perfectionnisme professionnel la norme pour le reste de ma vie.

Le grand-père en question a vécu une longue vie inextricablement liée à la musique. Jusqu'à son dernier jour, son principal objectif fut « d'être au niveau du théâtre Bolchoï » où il a travaillé de 1934 à 1956 – une période dorée d'un point de vue artistique mais des plus difficiles de tous les autres points de vue. Par la suite, il a enseigné à l'Institut Gnessin de Moscou, devenu Académie pendant plus de vingt ans, jusqu'à accéder au titre de professeur. Au début des années 1990, nous nous sommes séparés : je suis allée à Paris travailler pour l'UNESCO ; mon grand-père, lui, âgé de 85 ans, s'est rendu de manière inattendue en Israël, où on lui a immédiatement proposé un poste de professeur à l'Académie de musique Roubine de Jérusalem. Il est cependant revenu à Moscou pour y mourir.

Alfredo dans "Traviata", 1937 © Solomon Khromchenko estate

Après sa mort, j'ai découvert dans son bureau deux dossiers identiques, qu'il avait manifestement laissés à la vue de tous. L'un d'eux était enflé, l'autre mince. Lorsque j'ai détaché le ruban du dossier gonflé, j'ai trouvé, rangés par années, des programmes de spectacles auxquels mon grand-père avait participé, celui du premier concert d'après-guerre au Kremlin en mai 1945, des coupures de presse, des documents uniques et des photographies, des comptes rendus de tous ses spectacles, et même des travaux méthodologiques écrits pendant les années d'enseignement. Dans le second dossier, figurait une unique coupure de presse : un article de l’Artiste soviétique de février 1948 signé par lui-même. Je n'y aurais pas prêté beaucoup d'attention s'il n'y avait pas eu le trombone qui y était attaché, retenant un papier sur lequel sa main avait écrit : « Nadia ! Je te demande de comprendre et de ne pas juger trop sévèrement ».

Il m'a fallu plus de vingt ans pour m’y prendre. J'ai dû grandir, faire des expériences et comprendre beaucoup de choses. Alors seulement j'ai réalisé que ce que j'avais devant moi, c’était un matériel d'archives unique laissé par une personne qui, avec le théâtre Bolchoï, avait vécu un siècle tout particulièrement difficile de l'histoire russe. C’est que, sur la scène de ce plus beau théâtre du monde et à travers lui, tout ce qu'il y avait de plus important en Union soviétique s'était déroulé.

À mon avis, ces documents – de même que ce que j'ai pu trouver dans les archives du théâtre Bolchoï et d'autres sources documentaires, dans les souvenirs des pairs de mon grand-père, dans les récits de leurs enfants et petits-enfants – devraient être à même d’intéresser un large public. Tous ceux donc qui désirent en savoir davantage sur l'histoire de l'URSS et sa culture musicale, mais également sur ses chanteurs professionnels, et ceci en vertu du fait que les ouvrages méthodologiques que mon grand-père a consacrés à son travail sur les rôles majeurs du répertoire pour ténor lyrique constituent un outil pédagogique unique.

Lensky dans "Evgeny Onéguine", 1938 © Solomon Khromchenko Estate

Cette biographie romancée de Solomon Khromtchenko, surnommé « le patriarche de la culture musicale russe » dans sa nécrologie publiée dans les journaux, est écrite à la première personne. Dans le sillage du narrateur, le lecteur parcourt une vie inaugurée dans un petit schtetle en Ukraine et qui devait mener grand-père Solomon jusqu'à la scène du théâtre Bolchoï. Jeune encore, on le voit faire la connaissance de ses professeurs d’origine allemande : Mikhaïl Engel-Kron (à Kiev) et Ksenia Dorliak (à Moscou) ; découvrir Moscou au début des années 1930 ; participer au premier concours de musiciens-interprètes de l'Union soviétique en 1933 (celui qui “découvrit”, parmi d’autres, le jeune Emil Gilels) ; passer une audition pour le théâtre Bolchoï en 1934 et finir par maitriser, année après année, entouré de ses remarquables collègues, l’ensemble du répertoire du ténor lyrique. Les dons naturels de Solomon Khromtchenko sont attestés par une ligne postée sur la page qui lui est consacrée à même le site du Théâtre Bolchoï : « Il avait la voix la plus joliment timbrée du Théâtre Bolchoï ». De sa discipline et de sa grande capacité de travail ont résulté sa rare longévité créative : songez qu’il a enregistré son dernier disque – composé des chansons juives – à l’occasion de son 80è anniversaire !

Avec le narrateur, le lecteur vit donc les terribles années 1930. Il observe les persécutions dirigées contre Dimitri Chostakovitch et d'autres compositeurs. Il assiste aux répétitions du Lohengrin de Wagner sous la direction de Sergei Eisenstein en 1940, à propos desquelles presque personne ne sait rien aujourd'hui. Il vit le déclanchement de la guerre à Moscou et l'évacuation du théâtre Bolchoï à Kouibyshev. Il donne des concerts à même le front dans le cadre d'une brigade artistique ; assiste à la première représentation de la Septième symphonie de Chostakovitch en 1942 ; participe en 1943, avec le baryton Alexeï Ivanov, aux auditions des 208 versions du nouvel hymne de l'URSS par la commission gouvernementale dirigée par Vorochilov et Staline lui-même ; participe également à la première réception et au premier concert de l'après-guerre au Kremlin, le 24 mai 1945 ; témoigne de l'arrivée à Moscou du premier ambassadeur d'Israël, Golda Meir, et de la terrible « affaire des blouses blanches » ; assiste au 20e Congrès du Parti communiste au cours duquel a été proclamé la fin du culte de Staline, tout comme aux événements qui ont suivi, ainsi qu’à une représentation de Boris Godounov le 5 mars 1953 – le jour de la mort de Staline ! Il est aussi le premier à entendre le cycle Sur de poèmes folkloriques juifs de Chostakovitch et sa Treizième symphonie. Ainsi jusqu’à 1992.

Recital dans la Philharmonie de Léningrad, 4 janvier 1953. (Archive de la Philharmonie de Saint-Petersbourg)

Écrivant ce livre, j’ai souhaité utiliser la vie de mon personnage pour lever les questions de la place de la culture dans une société totalitaire ; des relations entre l’artiste et le pouvoir ; de l’antisémitisme traditionnel et de celui d’État ; de l’art de survivre dans les circonstances les plus dramatiques tout en préservant sa dignité humaine.

Dans un bref épilogue qui conclut le l’ouvrage, j’évoque – en mon nom cette fois – les dernières années de la vie de mon grand-père. J'explique les raisons de son départ pour Israël et de son retour à Moscou. Je décris la célébration de son 90e anniversaire à Jérusalem, puis à Moscou, et sa dernière prestation publique – à l’occasion de mon mariage à Genève. Il avait alors 92 ans et il avait ébloui avec un “si” de la deuxième octave. C’est ainsi que s’est déroulé son siècle. Le siècle de Solomon.

Le texte est illustré de photos d’archive et de documents uniques ; les QR-codes, eux, permettront au lecteur d’accéder au site dédié à Solomon Khromtchenko et d’écouter sa si belle voix. La plus belle à mes oreilles.  

PS. L’incroyable est qu’avant même d’être publié, le livre dont il est question a commencé à vivre sa vie en me menant, via les traces de mon grand-père, sur des sentiers inattendus. Jusqu’à Bâle. Dois-je songer au deuxième volume ? J’espère que les lecteurs non-russophones pourront, eux-aussi, lire cette histoire – en essayant de comprendre et sans juger trop sévèrement.

Pour finir, je vous invite à écouter une romance de Petr Boulakhov que mon grand-père me chantait quand – chose rare ! – je boudais…

https://solomonkhromchenko.com/lips-that-pout/

12.11.2024
Cadre du film La Patrie (2024)

Ce 18 novembre, l'Université de Genève accueillera le journaliste russe Alexandre Arkhangelski à l’occasion de la présentation de son nouveau film documentaire, tourné en compagnie de Tatiana Sorokina. Détail qui vaut d’être rapporté : le 1er novembre 2024, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie inscrivait le même Alexandre Arkhangelski au registre des agents étrangers.

Au début de cette année, j’ai partagé avec vous le fruit d’une conversation avec Alexandre Arkhangelski, venu à Genève y présenter son documentaire intitulé La Famine. Au terme de la conversation, tous deux avions alors évoqué un autre film : La Patrie, alors en cours d'achèvement, mais dont le personnage principal était déjà connu. Il s’agissait de Giovanni Guaita, un hiéromoine de l’Église orthodoxe russe d’origine italienne qui, une année durant, avait appris le russe en Suisse – y compris avec le professeur Georges Nivat. Au milieu des années 1980, il avait rencontré le père Alexandre Men, un prêtre orthodoxe et théologien russe d’origine juive, qui avait été le premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l’Union soviétique. Le 9 septembre 1990, Alexandre Men était assassiné à coups de hache par des inconnus alors qu'il se rendait à son église. Un meurtre demeure à ce jour impuni.

« Suite à cette rencontre, Giovanni Guaita a tout abandonné et il est parti en Russie, où il est devenu un hiérarque russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, un pays qu'il considérait comme une passerelle entre l'Ouest et l'Est et où il a vécu quelque temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes en provenance de l'Artsakh – soit du Haut-Karabagh – sont réinstallées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle du déluge. Nous sommes arrivés au moment du déluge », me racontait Alexander Arkhangelsky.

(DR)

Or à présent, après avoir vu La Patrie, ce film qui m’a beaucoup impressionné, je ne peux m’empêcher de poursuivre la réflexion : que restera-t-il après nous, si nous ne sommes pas sauvés nous-mêmes ; si le déluge n'est pas après nous ; si nous y demeurons en plein dedans ?

La notion de patrie est différente pour chacun, et elle commence différemment pour chacun. Pour certains de mes compatriotes russes, elle commence – selon la célèbre chanson soviétique tirée du film de Vladimir Basov Le Glaive et le Bouclier – avec les images de l’abécédaire, des camarades d’enfances, les bouleaux etc. .

Pour Giovanni Guaita, la patrie a commencé avec la mer, le soleil et les oliviers de sa Sardaigne natale ; Sardaigne qui, de nombreux spectateurs seront peut-être surpris de l'apprendre, « a joué, avec ses mines, le même rôle dans l'histoire de Rome que la Sibérie dans l'histoire de la Russie ». Oui, il s'avère que le sud-ouest de l'île était le lieu d'exil des criminels politiques. Le père de Giovanni était médecin et profondément croyant. Lorsque les fascistes sont arrivés au pouvoir, il était en faveur de la République, mais contre les communistes ; il concevait l'activité politique comme un service au peuple, à la patrie et à Dieu.

Il est extrêmement intéressant d'écouter les souvenirs du père Ioann, ainsi que Giovanni Guaita, ce moine nouvellement tonsuré, a été appelé le 31 octobre 2010 dans la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Serge, non loin de Moscou. Il raconte que dans son enfance, seuls les fascistes divaguaient sur le patriotisme ; convainquant les gens que les vrais patriotes n'achetaient pas de choses étrangères, leur faisant chanter des chansons idiotes et défiler. « Un patriotisme aussi banal discrédite la notion même non seulement de patriotisme, mais aussi de patrie », dit-il, expliquant ainsi pourquoi sa génération a refusé d'utiliser des symboles patriotiques.

(DR)

Advient la fin du prologue du film, puis nous sommes transportés de la Sardaigne ensoleillée vers une terre moins éloignée de la Russie – à la fois géographiquement et mentalement. Il s'agit de l'Arménie, où le père Ioann joue lui-même le rôle de journaliste, s'entretenant avec des réfugiés d'Ukraine, de Russie et d'Artsakh, cette terre disputée du Haut Karabagh. Tous sont unis, bien que de manière différente, par le même monstre : la guerre. Je pense que de nombreuses personnes méditeront la réponse de l'ancien Premier ministre arménien Armen Darbinian à la question que lui posait le Père Ioann. À propos des sentiments d’un Arménien confronté à la perte de l'Artsakh, ce territoire plus connu sous le nom de Haut-Karabagh, il déclarait: « La priorité de l'être humain était plus importante pour nous que la priorité du territoire. Nous avons gardé l'être humain, nous avons gardé le chrétien en fin de compte, nous avons gardé l’âme. En abonnant le territoire, certes, mais nous avons pris la Bible ».

Il est impossible d'écouter les récits de personnes qui ont tout perdu – et ont perdu la foi en tout – sans avoir des frissons et la chair de poule. Mais les arguments du père Ioann – sur la foi, sur le fait que chaque personne qui répond à l'appel du Christ à « me suivre » devient un réfugié intérieur, sur la patience comme expression de l'amour, sur le fait que Moïse a sorti le peuple de l'esclavage, même s'il n'a pas lui-même atteint la Terre promise – constituent un contrepoids puissant, même pour ceux qui sont éloignés de la religion... D'une manière très subtile, délicate, mais en même temps totalement dépourvue d'ambiguïté, il exprime son attitude à l'égard des événements actuels : « En tant que russophile, je me sens en partie responsable. Mais il suffit de me comprendre correctement. La responsabilité est une chose très sérieuse. Elle est individuelle. Chacun est responsable de lui-même. Mais néanmoins, tout en étant responsable de nous-mêmes, nous devons aussi être responsables pour nos propos ou pour notre silence, pour l’expression de notre accord ou de notre condamnation. C'est très important ». Le père Ioann nous rappelle que la vie continue, que sa beauté perdure, et il déclare être heureux de partager le sort des Russes de la diaspora contraints de s'habituer à des conditions de vie totalement nouvelles.

Alexandre Arkhangelski et père Ioann présentent leur film à Yerevan

C'est également avec un frisson, mais pour une raison différente – soit par crainte pour le narrateur –, que le spectateur écoute les dures paroles du hiérarque à l'encontre de “son” Église – l’Église orthodoxe russe – qui, selon lui, s'est discréditée ; qui n'a pas répondu aux attentes des gens et qui encourage l'orthodoxie « par ordre » ce qui est « extrêmement dangereux ». Malgré tout, le père Ioann n'est pas prêt à abandonner l'Église, comme il ne pourrait abandonner sa mère malade... Il n'incite pas non plus les Russes à abandonner leur patrie, « s'ils ont la force d'endurer ». Et si ce n'est pas le cas, là, alors...

Il convient de mentionner ici le dernier opus du patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies, intitulé « Pour la Sainte Russie : Patriotisme et Foi » et publié en octobre 2024 par la maison d'édition du patriarcat de Moscou. Le chef de l'Église orthodoxe russe y donne sa propre définition du patriotisme, qui consiste pour lui non seulement en l'amour de la patrie et de son peuple, mais aussi en la fidélité aux idées du christianisme. Cette fidélité n'empêche pas le patriarche d'exhorter ses lecteurs à prier pour les autorités russes, le peuple du pays, le président Vladimir Poutine et les membres des forces armées russes, et d'affirmer que l'Église devrait être “mobilisée” avec les forces militaires et politiques de la Russie. Comme à son habitude, le patriarche étaye ses postulats par des citations, en particulier de l'Évangile de Jean : « Voici la vie éternelle - et vous allez à l'exploit, vous donnez votre vie physique, mais souvenez-vous : vous ne périrez pas, vous ne mourrez pas, vous vivrez... ». Je me demande quand les 72 vierges seront ajoutées au “paquet” de la vie éternelle ? Le principal propagateur (officiel) des idées du Christ en Russie réalise que tout le monde ne partage pas sa vision du monde et propose d'éliminer les « pensées diaboliques » de ceux qui ne la partagent pas. Faut-il préciser de quelle manière ?

(DR)

Mais revenons-en à notre père Ioann. Dans les dernieres scènes du film d’Alexandre Arkhangelski et Tatiana Sorokina, se souvenant du Noé biblique de la fin du déluge, il affirme que « nous devons nous aussi nous tenir à la proue du navire de notre vie et espérer que la colombe reviendra avec un rameau d'olivier. Mais en attendant, nous devons créer, créer la paix, car c'est la chose la plus importante... ».

Une fois passées ces paroles, le film se termine avec la chanson La patrie de Iouri Chevtchouk, celle qui parle de la patrie laide, de la vérité aux yeux des putes de l'État, de la foi aux yeux des bourreaux à la retraite et de la confiance faite par le peuple aux salauds.

Il est probable que tous les spectateurs ne seront pas d'accord avec la vision du père Ioann. A commencer par Alexandre Arkhangelski lui-même qui me disait il y a un an : « Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui pense que oui. Ce n'est pas que je nie l'idée même de Patrie, mais celle qui était, porteuse d’une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une lettre minuscule ; le lieu où l'on est né, où l'on a passé son enfance ». Dans tous les cas je suis certaine, que ce film fera réfléchir tous les spectateurs.

Toutes les informations pratiques relatives à la présentation d'Alexandre Arkhangelski peuvent être trouvées ici et la chanson de Iouri Chevtchouk, qu'il a écrite en 1989 sous l'influence du roman de Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, peut être écoutée dès maintenant.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

Адрес электронной почты подписчика.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.
КУРСЫ ВАЛЮТ
CHF-USD 1.2
CHF-EUR 1.07
CHF-RUB 96.54
Афиша

Ассоциация

Association

Популярное за неделю
Путешествие в 16-й век, с Григорием Соколовым

Швейцарское концертное агентство Caecilia завершает музыкальный сезон на высокой ноте: 9 июня в Базеле и 11 июня в Женеве перед местными меломанами выступит выдающийся пианист, каждый концерт которого становится событием.

Всего просмотров: 2530

Le 18 mai la pianiste suisse-arménienne Sona Igityan se produira à l'Athénée de Genève. Elle a décidé de présenter au public genevois l’œuvre d'Arno Babajanyan, un compositeur très populaire en URSS mais presque inconnu ailleurs. Parallèlement, elle prépare l’imminente sortie d'un disque regroupant l'ensemble des œuvres pour piano de Babajanyan qu'elle a enregistrées. Voici ce qu’elle m’a raconté.

Всего просмотров: 2254
Сейчас читают
Елена Панкратова – женевская Леонора

С 10 июня на сцене Женевского Большого театра будет идти опера Бетховена «Фиделио». Одна из ведущих партий – Леоноры – поручена родившейся в России певице Елене Панкратовой, с которой нам удалось побеседовать во время напряженного репетиционного периода.

Всего просмотров: 26348
Ронит Рафаэль – новая Эсте Лаудер?

Вот уже несколько лет Наша Газета поддерживает партнерские отношения со швейцарским косметическим брендом L. Raphael. Мы рады представить вам движущую силу, скрывающуюся за яркой оранжевой вывеской.

Всего просмотров: 13477