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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky
Je ne vais pas vous raconter l’intrigue de Khovantchina ; elle est facile à trouver. Je vous rappellerai seulement que la base historique de cet opéra – comme il en est allé de ses autres chefs-d'œuvre, Modeste Petrovitch Moussorgski (1839-1881) ne l'a pas achevé, c’est Nikolaï Rimski-Korsakov qui l’a fait – est constituée par les événements qui se sont déroulés en Russie après 1682, lorsque, suite à la mort du tsar Fiodor III Alekseïevitch, le pouvoir est passé de facto à Sophia Alexeïevna tandis que, formellement, c’était Pierre, alors âgé de dix ans, qui était couronné. Le compositeur a étudié et utilisé dans son œuvre non seulement la plus célèbre des trois émeutes des Streltsy, advenue en mai 1682, après laquelle le prince Ivan Khovanski a effectivement régné, mais aussi la deuxième, de 1689, et quelques fragments de la troisième, en 1698, après laquelle le pouvoir a définitivement été transmis à Pierre le Grand.

On sait que la dernière émeute a eu lieu pendant le séjour de Pierre Ier à l'étranger, dans le cadre de la Grande Ambassade en Europe, où il s'est rendu accompagné, entre autres, de François Le Fort, bien connu en Suisse – son buste trône sur une place à Genève et une rue à Lausanne porte son nom –, dans le but « d'établir des liens militaro-politiques et économico-culturels, ainsi que scientifiques avec les États d'Europe occidentale ». Pour expliquer la rébellion des Streltsy, c'est-à-dire des membres de l'armée régulière spéciale qui a existé en Russie du milieu du XVIe au début du XVIIIe siècle, les chercheurs évoquent généralement les difficultés des campagnes militaires, les salaires insuffisants, l'éloignement des soldats de leurs familles, la nomination d'officiers étrangers aux postes militaires les plus élevés. Ils évoquent également d'éventuelles motivations politiques: selon de nombreux récits et témoignages, souvent obtenus sous la torture, les Streltsy projetaient d'introniser la tsarevna Sophia Alexeïevna, qui avait déjà été régente sous les jeunes Pierre et Ivan. La rébellion fut réprimée par les raiders de Pierre, plus d'un millier de personnes furent exécutées et la tsarevna Sophia, qui après la seconde émeute avait été écartée du pouvoir par Pierre, devenu majeur, fut interrogée et tonsurée de force comme nonne au couvent de Novodevichy.

Le chemin de Khovantchina vers la scène nationale russe est épineux : « Aux difficultés engendrées par la censure, liées à la représentation de conflits politiques réels et de mouvements de masse, s'ajoutait une difficulté supplémentaire : l'impossibilité de représenter des conflits religieux sur scène », comme l'a résumé le critique musical soviétique Abram Gozenpoud. Ce n'est que grâce à Fiodor Chaliapin, qui jouait le rôle de Dossifeï, que Khovantchina est apparue au théâtre Mariinsky – en l’an 1911. Rimski-Korsakov n'a pas vécu pour la voir, mais depuis lors elle n'a pas quitté les meilleures scènes d'opéra du monde. Il est facile de trouver dans la littérature de référence des informations selon lesquelles Sergueï Diaghilev a montré le 5e acte de Khovantchina à Paris en 1907, puis a décidé de présenter l'opéra en entier à l'Exposition de l'été 1913. Mais il voulait en faire une nouvelle édition, car Rimski-Korsakov avait supprimé de nombreuses scènes et « adouci » Moussorgski à bien des égards. Maurice Ravel et Igor Stravinsky s'en chargent et la première de cette version a lieu à Paris en juin 1913, remportant un immense succès. Dimitri Chostakovitch en a ensuite créé une instrumentation entièrement nouvelle sur la base de la ligne vocale de Moussorgski – instrumentalisation qui fut présentée pour la première fois au public en 1960 à Leningrad. En 1989, une production de Khovantchina eut lieu sous la direction de Claudio Abbado au Wiener Staatsoper. Le maestro avait décidé de combiner la version de Chostakovitch et d'ajouter le chœur final de Stravinsky de la production de Diaghilev. Cette version est devenue une « référence » en Occident, et pratiquement tous les théâtres des régions non russophones la mettent à l'affiche… la version genevoise ne faisant pas exception. Mais autant de productions, autant de questions à leur sujet.

C'est donc la période du règne du prince Khovanski qui a donné naissance au mot « Khovantchina » – lequel, comme quasiment tous les mots russes finissant en « tchina », a une connotation négative. Dans l'opéra de Moussorgski, sa paternité est directement attribuée à Pierre le Grand (lorsque Dosiffeï demande ce qu'a dit le tsar Pierre, le boyard Chaklovity répond : « Il l'a appelé “Khovantchina”). Ces mots sont aussi difficiles à prononcer pour les étrangers (la lettre russe « щ » est généralement représentée par sch ou tch) que les concepts qu'ils désignent sont difficiles à comprendre. Cela conduit à des interprétations très différentes de certaines périodes de l'histoire russe en général et de l'opéra de Moussorgski en particulier.
Comme toujours, j’ai attendu la mise en scène de Khovantchina à Genève avec intérêt et appréhension et ai capté tous les signaux émis par le Théâtre « Bolchoï » local. Dans l’intervalle, la livraison de février du magazine distribuée par le théâtre m’a donné matière à réflexion. L'interview du ténor polonais Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski dans la nouvelle production) m’a permis de comprendre son attitude face aux tentatives de boycott de la culture russe (« Moussorgski – à ma connaissance – n’était pas un redoutable communiste, il a tout simplement écrit des pièces remarquables »). Et les révélations de la mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis, qui a décidé de se consacrer à l'opéra sous l'influence d'Olga Borodina et qui chante aujourd'hui Marfa, m’appris à quel point les textes russes sont difficiles pour elle. La même livraison a publié un article de l'écrivain Mikhaïl Сhiсhkine, rajouté à la liste des « agents étrangers » le 21 mars 2025, intitulé « Victime comme victoire » et consacré à Alexeï Navalny, qui aurait dû me servir d'avertissement.

L'amour de Rutkowski pour la musique russe et les difficultés de Mlle Bryce-Davis étaient bien visibles sur scène ; malheureusement, l'interprétation de Marfa par la chanteuse américaine ne peut être qualifiée de réussie : il n'y perçait aucun drame et les paroles étaient inaudibles pour la plupart. C’est certainement la basse ukrainienne Taras Shtonda dans le rôle de Dossifeï qui m’a le plus impressionné : la vieille école classique s'est montrée dans toute sa splendeur et je tiens à le remercier pour son professionnalisme et son courage, car il y a certes les critiques non musicaux qui le condamnent pour l’interprétation du répertoire russe. En deuxième position, si l'on utilise la terminologie sportive, on trouve son collègue russe Dmitry Ulyanov, déjà bien connu du public genevois, dans le rôle du Prince Ivan Khovanski. Le ténor russe Dmitry Golovnin, alias le prince Vassili Golitsine, était lui aussi tout à fait à la hauteur. (Dans la production de Guerre et Paix de 2021, il interprétait Anatole Kurakin.) En général, les chanteurs-hommes étaient cette fois plus forts que les interprètes féminines.

Mais nous vivons à l'ère où ce ne sont pas les chanteurs mais les metteurs en scène qui font la loi. C'est pourquoi j’ai lu avec une attention particulière l'interview de Calixto Bieito, qui termine avec Khovantchina son cycle russe au Grand Théâtre de Genève, après Guerre et Paix en 2021 et Lady Macbeth de Mtsensk en 2023. Mes critiques de ces spectacles ont donné à mes lecteurs une idée de son style. Dans Khovantchina, il a été attiré – comme il s'est avéré – par « une grande force mais aussi une nostalgie et une brutalité massives ». Les goûts ne se discutent pas et il n'y a aucune raison de douter de sa sincérité. Cependant, il poursuit l'interview en précisant qu'il n'avait pas l'intention de relier l'opéra de Moussorgski « aux problématiques que nous observons aujourd’hui. Je ne veux rien ajouter au contexte existant et je ne suis pas intéressé pas au théâtre social ou politique, parce que je ne suis ni politique ni sociologue ». Eh bien, ici, Calixto Bieito s'est clairement plié à l'exercice.

Bien sûr, je ne m'attendais pas à voir sur la scène du théâtre genevois une recréation de la production de Khovantchina de 1950 donnée au Théâtre Bolchoï et considérée à juste titre, et pendant des décennies, comme une référence. Toutefois, je n'étais pas non plus préparée à voir apparaître, en guise d’épigraphe, la phrase « La mort résout tous les problèmes. Pas d’homme, pas de problème », attribué à Staline, puis, sur fond de la célèbre et magnifique ouverture « L'aube sur la Moskova » régulièrement jouée en concert comme une œuvre symphonique indépendante, d'abord une foule portant des valises, puis le cercueil de Staline tout droit sorti du film La mort de Staline... qui plus est entouré de cygnes dansant à l’arrière-plan de la scène. L'allusion a été comprise : la mort, le Lac des Cygnes, et Tchaïkovski bien loin pour regarder d'un mauvais œil le fait que « ses » cygnes dansent sur la musique de quelqu'un d'autre. (Les cygnes seront d'abord remplacés par des codes de hackers russes, puis par une peinture murale dans le style du réalisme socialiste, et enfin par « l'ours russe », qui est déjà devenu lassant). Il est intéressant de noter qu'il existe un fait historique dont Calixto Bieito n'est guère conscient, mais qui pourrait, dans une certaine mesure, justifier un tel début du spectacle. En effet, c'est Khovantchina qui a été jouée au théâtre Bolchoï de Moscou le lendemain des funérailles de Staline, après une période de deuil de trois jours. Vera Davydova, qui jouissait de la faveur particulière du « petit père du peuple », était magnifique dans le rôle de Marfa, pour l'interprétation duquel elle reçut en 1951 son troisième prix Staline du premier degré. Et l'on ne peut que deviner ce que pensait la chanteuse ce soir-là, appelant à l'aide « les forces secrètes, les grandes forces, les âmes parties dans le monde inconnu » !

Il est peu probable que le réalisateur espagnol ait creusé aussi profondément. Après tout, s'il l'avait fait, il n'aurait pas transformé le Strelets Kuzka en chien à la chaîne portant un collier de cuillères ; il n'aurait pas fait en sorte que le vieux Dossifeï, le chef des schismatiques, se couvre d'un tapis ; il n'aurait pas mis un blouson de cuir à Marfa, ni n’aurait forcé Andrei Khovanski à quasiment violer sa bien-aimée Emma de la Nemetskaya Sloboda sur l’avant-scène. (Lisez Pierre le Grand d’Alexeï Tolstoï, et vous comprendrez l’importance de ce quartier de Moscou pour le tsar. Soit dit en passant, un spectateur situé plus loin que le dixième rang du parterre ne pourra pas voir que des passeports multicolores tombent du sac à main d'Emma, l'allusion n'est donc pas comprise, il n'y a pas d'effet. De nombreux autres détails, également trop petits pour une grande scène inutilement vide, sont également perdus.) Il n'aurait pas présenté le bûcher sur lequel, dans la vision de Marfa, les schismatiques brûlent, sous la forme d'une espèce de marmite destinée à représenter le Parlement européen, et à laquelle Ivan Khovanski met le feu. Pendant qu'elle brûle, il y a une pause dans la pièce qui n'est remplie par rien, une chose impardonnable au théâtre ! Il n'aurait pas remplacé la Danse des Perses du quatrième acte par une scène de strip-tease collectif : sur fond de musique orientale luxurieuse, les premières à tomber sont... les masques à gaz portées par des femmes. Il n'aurait pas fait monter sur scène un wagon de train, d'où le Prince Golitsine sort revêtu des vêtements de l'hôpital berlinois de la Charité, à l’instar d’Alexeï Navalny. Finalement, Ivan Khovanski ne serait pas contraint de mourir dans une baignoire étranglé par Chaklovity, le traître. Pour certains, cette scène rappellera La mort de Marat de Jacques-Louis David, pour d'autres, la mort de l'oligarque Boris Berezovsky, tombé en disgrâce, qui n'a pas encore été capturée sur la toile, à ma connaissance, mais il est impossible de combiner les deux événements en une seule image collective, même en s'étirant beaucoup ! Et pourquoi Dossifeï étend-il son tapis pour la prière finale ? Aurait-il changé de religion au cours de la pièce ? Et ainsi de suite.

Je ne pense pas que cette production rejoindra les rangs des « œuvres impérissables ». Mais l'opéra lui-même n'a rien perdu de sa pertinence. Il est dommage que les auteurs de la production n'aient pas accordé plus d'attention au travail des solistes et des choristes sur la prononciation et la diction, car le texte est d'une grande importance. Vive les surtitres ! Mais un spectateur russophone reconnaîtra certainement les paroles de Khovanski adressées à la foule : « Enfants, mes enfants, Moscou et la Rus' (que Dieu nous garde !) sont en proie à un grand pogrom... », et comprendra le reproche de Golitsine à Khovanski : « Maintenant nous avons perdu nos places, c’est toi-même, Prince, qui nous a mis au niveau des villageois », et les lamentations de Chaklovity, déplorant le sort de la Russie (« Le nid des Strelets dort, dort, peuple russe, l'ennemi ne dort pas »), et l'avertissement « La Lituanie s'est réveillée ! », et le constat d'Ivan Khovanski selon lequel « la vie n'est pas gaie et joyeuse dans la grande Russie », ainsi que le désarroi des passants qui regardent les personnages principaux brûler dans la scène finale (« Oh toi, chère Mère Russie... Qui va vous réconforter et vous consoler maintenant ? »). Cette dernière question reste ouverte. Et faut-il vraiment ajouter quelque chose au contexte existant ?
Il est bien dommage que cet opéra, débordant d'émotion, dans la production du Grand Théâtre de Genève laisse le public indifférent. À l'entracte, les gens ont quitté la salle de la première déjà pas remplie....

Le spectacle sera présenté encore quatre fois, ce qui vous donnera l'occasion de vous faire votre propre opinion. Et moi, je vous offre quelques minutes d'un enregistrement rarissime de la Danse des Perses oubliée dans cette production, avec Maïa Plissetskaïa en soliste, en 1964. Sans masque à gaz.
Parmi les nombreux ouvrages présentés au Salon du livre de Genève qui s'ouvre aujourd'hui, j’attire votre attention sur le roman d'Aka Mortchiladze qui vient de paraître aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, et dont la traduction française est assumée par Alexandre Bainbridge et Khatouna Kapanadze.
Aka Mortchiladze (de son vrai nom Giorgi Akhvlediani) a peut-être besoin de vous être présenté. Pourtant, à l’actif de ce célèbre écrivain, historien et journaliste géorgien né à Tbilissi en 1966, on compte plus de vingt romans traduits en quinze langues. Mais, pour une raison ou une autre, à une seule exception près : aucun en russe. Je n'ai trouvé qu'une traduction du Vol au l’ile de Madatov et le retour dans le magazine Druzhba narodov (Amitié entre les peuples) (№ 6, 2010), fait remarquable en soi compte tenu de l'année de publication – soit peu après la guerre entre la Russie et la Géorgie. Aka Mortchiladze a remporté six fois le prix littéraire national « Saba » du meilleur roman. En janvier de cette année, l'Institut de littérature géorgienne Shota Rustaveli, plusieurs professeurs de la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État de Tbilissi et le Conseil de l'association géorgienne de littérature comparée ont de nouveau présenté sa candidature au prix Nobel de littérature. De nouveau car, en 2024, Aka Mortchiladze, 58 ans, fut proposé pour le même, mais n'a pas été retenu. Peut-être aura-t-il plus de chance cette année ?
Aka Mortchiladze vit et travaille à Londres depuis longtemps, mais écrit exclusivement sur la Géorgie. Son roman intitulé Voyage au Karabakh (traduit en ukrainien sous le titre d’Une promenade à la guerre) traite également de son pays natal. Malgré le titre non géorgien. Tout commence en février – « un mois à en pleurer », selon Boris Pasternak – au moment où, « le président Zviad Gamsakhourdia s’est enfui, chassé par la Garde nationale et les paramilitaires ». Le protagoniste, qui fait office de narrateur, est un jeune Géorgien de 24 ans, Gio, fils d'un père fortuné (qu'il qualifie d'« impérialiste ») ; lui mène un mode de vie qu'on aurait volontiers qualifié de parasitaire à l'époque soviétique. Par ennui et désœuvrement, il part avec un ami, utilisant pour ce faire la voiture de son père, en quête de came dans l'Azerbaïdjan voisin (elle y est moins chère) et se retrouve inopinément dans une zone de guerre, passant ainsi des mains des Azerbaïdjanais à celles des Arméniens.
Si l'on tient compte du fait qu'Aka Mortchiladze a écrit ce roman peu après l'effondrement de l'Union soviétique – soit en 1992, c'est-à-dire assez jeune –, il y a des raisons de penser que le héros et l'auteur ont beaucoup de choses en commun. Il ne le cache pas : « Il [Gio] ignore malheureusement tout de la vie. Et moi-même, quand j'ai écrit ce livre, je n'étais pas vraiment un citoyen particulièrement éduqué non plus. Mais j’avais au moins compris que chez les gens, l'agressivité vient d’un vide intérieur, de leur ignorance, de leur arrogance ».

La trame du livre présente également de nombreux points communs entre la fiction et les événements réels des années 1990, lorsque le Caucase, cette région belle, chaleureuse et hospitalière, s'est transformée en une zone de conflits interethniques qui ont eu pour effet de détruire toutes les « amitiés entre les peuples » et ont conduit à une situation où tout le monde déteste tout le monde.
Convenez que peu d'auteurs sont capables d'écrire, dans la préface d'un livre réédité (dans ce cas, en 2004, douze ans plus tard), pareils propos :
« Les personnages de mon livre jurent beaucoup. (…) Cette histoire contient beaucoup de gros mots, d'agressivité et de sales histoires, et malheureusement rien n'a disparu depuis. Le personnage principal n’arrête pas d'insulter les Géorgiens, les Arméniens et les Azéris, ainsi que les Russes, et en général tous ceux qu'il croise. (…) Il veut être libre, mais il ne sait pas comment s’y prendre pour vraiment le devenir. Il croit s’être libéré de sa captivité, comme un homme, comme un vrai mec du Caucase, par la force, avec un fusil, et par une audace inutile. Mais en même temps, il n'est pas prisonnier – ni des soldats avec qui il se retrouve, ni de sa ville, Tbilissi, qui l'a torturé avec ses règles informelles et tous ses mensonges. Il ne sait tout simplement pas que le monde est bien plus vaste que le sien, et qu'on peut aller où on veut, sans même dire au revoir, avec ses pieds, ou tout simplement avec son esprit. (…) Très franchement, j’ignore pourquoi ce livre est aujourd'hui republié. J'en ai fini avec tout ce qu’il contient depuis longtemps, et je ne sais vraiment pourquoi je suis en train d'écrire cette nouvelle introduction (…) à une banale histoire d'amour d'un jeune homme de Tbilissi et une prostituée ».
Convenez aussi qu'il convient de faire abstraction de la coquetterie inhérente à tout auteur et d’admettre que cette histoire est tout sauf banale – fait qui explique qu'elle ait attiré, vingt ans plus tard, une maison d'édition suisse de renom. Nombreux sont les jeunes d’aujourd'hui qui peuvent se reconnaître dans Gio… et pas uniquement dans le Caucase où, à l'époque des événements décrits, le russe était encore la langue de communication entre les protagonistes de différentes nationalités !
Gio s'adonne donc à la came par désœuvrement et par ennui, certes, mais aussi à cause d’un amour brisé : son père lui a interdit d'épouser Yana, une fille « légère » – autrement dit une pute, mais avec laquelle il se sentait bien comme avec personne d'autre, et qui portait déjà son enfant.
L'attitude du lecteur à l'égard du héros principal change au fur et à mesure que le masque de la grossièreté et du cynisme s'efface, révélant les traits tout à fait sympathiques d'un homme confus et perdu qui ne sait pas quel est le sens de la vie (en général et la sienne), qui joue au « boyevick », au « Soldier bleu » d'un western des années 1970, mais qui est en réalité un romantique vulnérable, attiré par une artiste parmi toutes les personnes qu'il a rencontrées au Karabagh. Aussi ignorant que cela puisse paraître, c'est tout naturellement que les noms de Charlie Chaplin, Niko Pirosmani, Gandhi, Agatha Christie se glissent dans sa narration... Il les connait donc ou, du moins, il a en entendu parler ? Il n’est donc pas une simple ordure ? Et comme il est piquant, dans le contexte d’une appréciation tout sauf flatteuse qu’inspire à Gio à toutes les Moscovites, de tomber sur une référence inattendue à Pouchkine ; à son « Moins on aime une femme, plus il est facile qu'elle nous aime » traduit ainsi : « Plus tu fais style d’ignorer une meuf, plus elle a envie de toi » !
Le héros est un lecteur, et cela seul, en soi, suscite de la sympathie à son égard. Écoutez-le raconter : « Quand j'étais petit et que je lisais un bouquin, je croyais toujours que des histoires comme ça, l’aventure, la fatigues, la souffrance, les défis, l’amour, que ça n'existait pas vraiment, que c’était inventé de toutes pièces. Et je n’étais pas facile à tromper, comme gamin. Mais maintenant, quand j'y pense, tous ces trucs-là, ça peut vraiment arriver ».
Et comme s’avèrent touchants, comme s’avèrent poignant de tendresse, les souvenirs que Gio a de sa maman, renversée par une voiture alors qu'il n'avait que quatre ans. C'est à elle que s'adressent les réflexions qui lui viennent pendant sa captivité : « Son visage, je ne pouvais le revoir que sur de vieilles photos en noir et blanc. Mais cela n'avait pas important. J’ai eu comme un frisson bizarre sur tout le corps ; la seule chose que je me rappelle quand je pense à elle, c’est la lampe à côté de mon lit, ma lampe avec sa petite ampoule bleue. Ma mère me parlait doucement à l'oreille et je tournais les yeux vers les posters de Donald et Mickey que mon père m’avait rapportés de Suisse. Je sentais les doigts de ma mère m’effleurer le front... et c'est tout ».
Un cynique est-il capable de tels souvenirs ? En général, à mon avis, dans un tel contexte politique et historique, ce livre parle d'abord et avant tout de l'amour. De son absence. Et de ce que cette absence fait à une personne.
Les réflexions philosophiques d'un jeune Géorgien qui se retrouve accidentellement impliqué dans une guerre entre peuples voisins et qui ne comprend pas très bien ce que « gagner » signifie sont également intéressantes. « Tout le monde dit que la Russie a battu l'Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale, mais regarde un peu les Russes maintenant, compare-les aux Allemands, et tu vas vite comprendre qui c’est les gagnants et qui c’est les perdants ! » ; tel est le cours simple de ses pensées.
Peut-on qualifier la fin du livre de « happy end » ? En apparence, oui - Gio rentre chez lui vivant. Mais est-il indemne ? « Ils disent que je suis malade, que mon voyage au Karabakh a eu un effet sur moi. Je reste là, couché, en silence. Je sens la chaleur du radiateur électrique. Je retiens mon souffle. Il commence à faire nuit, et des visages et des trucs bizarres émergent peu à peu sur les murs... » Ce sont là les derniers mots du récit d'Aka Mortchiladze.
« La violence, l'agressivité finiront par l’achever. Moi, je pense qu’ils achèvent, mais c’est à vous de juger par vous-même », écrit l'auteur à ses lecteurs, et je ne peux que réorienter vers vous de tels propos tout en vous suggérant de découvrir ce livre au stand des Éditions Noir sur Blanc au Salon du livre de Genève et de vous en faire votre propre opinion.
PS : je me permets de vous rappeler que le 22 mars, lors du Salon du livre, vous pourrez me poser toutes les questions que vous voulez !
Le vernissage d’une très intéressante exposition photographique aura lieu ce soir même à la Galerie Sonia Zannettacci, à Genève, à l'occasion du 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture – un événement d’une portée considérable qui prit place à Paris entre le 21 et le 25 juin 1935.
Il y a presque exactement cinq ans, au mois de mars 2020, je racontais à mes lecteurs russophones l'histoire d'une photographie que j’avais découverte chez Sonia Zannettacci. Elle avait été prise à Paris par Fred Stein au cours de l’été 1935, lors du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, et représentait le poète Boris Pasternak entouré de Gustav Regler, Ilya Ehrenbourg et André Malraux.
Cette histoire a connu une suite inattendue. En octobre dernier, invitée par le Cercle russe de l’Université de Genève pour y parler de la langue ésopienne, l'écrivain et critique littéraire russe Natalia Ivanova mentionnait au passage son nouveau livre intitulé Destin et rôle – ouvrage dont la publication était alors en cours d’élaboration. Boris Pasternak en était l'un des principaux protagonistes. Entendant cela, je me suis immédiatement souvenue de cette photo, la dernière de Boris Pasternak prise en Europe, et ai emmené Mme Ivanova à la galerie Sonia Zannettacci, sise dans la Vielle ville. À la suite d’une discussion et d'un échange de lettres, cette photographie unique ornait – avec l'autorisation de Peter Stein, le fils et l'héritier de son auteur – le livre de Natalia Ivanova et donnait à Sonia Zannettacci l'idée d'une nouvelle exposition dédiée à Fred Stein tout comme aux illustres participants du Congrès parisien.

Malheureusement, Natalia Ivanova n'a pas pu revenir à Genève pour cette occasion ; par contre, elle a rédigé un texte à l’intention des lecteurs de Nasha Gazeta et des visiteurs de l'exposition ; texte que j’ai le plaisir de reproduire ici même, dans ma traduction informelle.
* * *
« Destin et rôle, mon nouveau livre dans lequel j'analyse la stratégie de comportement et les relations des poètes russes pendant le stalinisme, comprend une pièce de théâtre documentaire : L’été à Paris. Voici ce qui a servi de base historique à son intrigue dramatique.
« Le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, également appelé Congrès antifasciste, s'est tenu en juin 1935 à Paris, dans la salle de la Mutualité. Plus de deux cents écrivains venus de trente-cinq pays d'Europe, des États-Unis et de Cuba participaient à la réunion.
« Il existe deux versions liées à la naissance de cet événement. La légende soviétique officielle est la suivante : le Congrès fut convoqué à l'initiative d'écrivains français allant des libéraux aux communistes – André Gide, André Malraux, Henri Barbusse et d'autres encore – dans le but de réagir à la menace que faisait peser sur l'Europe le régime nazi (Hitler avait pris le pouvoir en 1933 pour ensuite le consolider en 1934). La seconde version, elle – non mythologique car confirmée par les documents –, explique comment les choses se sont véritablement passées. À l'automne 1934, le journaliste et poète soviétique Ilya Ehrenbourg, correspondant permanent du journal Izvestia à Paris, s'adresse à Staline (par l'intermédiaire de Nikolaï Boukharine, alors rédacteur en chef d’Izvestia) pour lui proposer d'organiser un tel congrès. Une fois encore – comme il l'explique dans sa lettre –, face à la menace fasciste, les écrivains humanistes européens s'unissaient, angoissés qu’ils étaient par l'avenir de leur pays ; avec pour résultat de les faire basculer dans la direction du socialisme et du communisme.
« L'idée semble prometteuse à Staline. Son développement et sa mise en œuvre sont alors confiés à Ilya Ehrenbourg et Mikhaïl Koltsov, un autre journaliste connu. Le Politburo décide de transférer discrètement aux organisateurs une somme d'argent considérable susceptible de financer et de conduire le Congrès. Le même Politburo approuve également la liste des écrivains soviétiques qui doivent y participer. Maxime Gorki est nommé chef de la délégation. Dans un même temps, il lui est fortement déconseillé de s'y rendre – soi-disant pour des raisons de santé. (Gorki est mort en 1936 et l’on suppose qu'il fut empoisonné). L’appel de Gorki aux écrivains européens n’en est pas moins rédigé et le Congrès s'ouvre sur cet appel. Boris Pasternak n'est alors présent ni dans la salle, ni dans la délégation – ce en dépit du fait que, lors des discussions à Moscou, Ehrenbourg ait insisté à deux reprises sur sa candidature.

« Qui donc s’est rendu au Congrès ? Un large cercle : Heinrich Mann (Thomas Mann a poliment refusé), Aldous Huxley, Louis Aragon, John Stretch (un ami de Virginia Woolf), André Malraux, Martin Andersen Nexø, Anna Seghers, Lyon Feuchtwanger, Tristan Tzara, Bertolt Brecht... Des représentants de la littérature allemande antifasciste déclarée illégale y ont pris la parole sur le thème “Hitler n'est pas l'Allemagne”.
« Boris Pasternak et Isaac Babel n'ont été détachés de Moscou que pour les deux derniers jours du Congrès. Tous deux ont été ajoutés d'urgence, sur ordre personnel de Staline – pour renforcer l'autorité des écrivains soviétiques arrivés plus tôt, peu connus en Europe et plutôt impersonnels dans leurs discours. La figure de Pasternak se distinguait nettement sur cette toile de fond. Indépendance de comportement, combinaison de compétences, de renommée et de talent, nombreuses œuvres traduites aussi… Autant d’atouts essentiels propres à Pasternak, s’agissant d’être représenté à Paris, et qu’ont bien compris le Kremlin.
« Un an plus tôt, à l'improviste, Pasternak avait reçu chez lui un appel téléphonique de Staline en personne ; appel destiné à parler du sort d'un autre immense poète, Ossip Mandelstam, arrêté la veille. Staline s’y était décidé après que Boukharine lui ait écrit à propos de l'arrestation de Mandelstam : “Pasternak est également inquiet”. Le monde soviétique était étroit : 150 millions d'habitants et quelques personnes qui discutaient, se réunissaient, décidaient du sort des poètes.

« Pasternak avait conclu sa conversation avec Staline en précisant que, depuis longtemps, il rêvait de lui parler de la vie et de la mort. Or il s'avérait que leur conversation portait précisément sur ce sujet. La mort ne devait pas tarder à intervenir : Mandelstam mourut en 1938, lors d'un transfert entre les camps de concentration soviétiques.
« J’en reviens au Congrès de Paris. Pasternak refuse autant qu'il le peut de s’y rendre, mais il reçoit un ordre catégorique. En un seul jour, au sein des ateliers du ministère des Affaires étrangères, on lui coud un costume et un manteau de style “mackintosh”, lui achète des chaussures et un chapeau (le poète vit des plus modestement ; “rien à mettre pour aller à l'étranger” était l'une de ses excuses). Il n’était d'ailleurs pas le seul à faire l’objet de tels soins : tous les délégués soviétiques se sont vu confectionner un costume répondant à cet impératif : le tissu devait être de différentes couleurs.
« Au milieu des années 1930, Hitler poursuivait les “ennemis de la nation” à l'intérieur de l'Allemagne et mobilisait des forces contre l'Europe. Le régime de Staline, quant à lui, intensifiait la terreur intérieure contre les “ennemis du peuple”. Les écrivains européens de “gauche” se trouvaient confrontés à un grave choix.

« Pour Boris Pasternak, la période est doublement dangereuse : il craint non seulement pour lui et sa famille en URSS, mais aussi pour ses parents juifs ayant émigré de Russie soviétique vers l'Allemagne au cours des années 1920. En route pour Paris, il passe par Berlin, s'y arrête une journée, voit sa sœur, mais n'ose rencontrer ses parents. S’il était dangereux de les laisser en Allemagne, les rappeler en URSS constituait une décision terrible à prendre.
« Par son discours au Congrès, Pasternak, deux fois otage, est censé démontrer que la liberté d'expression et de création règnent en URSS. À l'époque, depuis six mois, le poète souffre d'une maladie nerveuse et ne peut pratiquement pas dormir. Le dernier jour du Congrès arrive. Ovationné, il ne prononce qu'une seule et longue phrase. Celle-ci, selon les rumeurs, est constituée de lignes fragmentaires. [Dans les faits, elle est aussitôt traduite en français par André Malraux et peut être trouvée en page 509 de l’ouvrage intitulé Pour La Défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains. Paris, juin, 1935. Dijon 2005 – N.S.] Cette longue phrase, la voici.
“Je veux parler ici de poésie, et non de maladie. Elle sera toujours dans l’herbe, il sera toujours nécessaire de s’incliner pour l’apercevoir, elle sera toujours trop simple pour qu’on la discute dans les assemblées ; elle restera pour toujours la fonction organique d’un être heureux, regorgeant de toute la félicité du langage, crispée dans le cœur natal toujours lourd de sa charge, et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste.”
« La salle se lève et accompagne les paroles de Pasternak d'une ovation.
« À Paris, Pasternak rencontre Marina Tsvetaeva, poétesse partie en émigration en 1925. À la question de savoir si elle doit retourner en Russie, il répond une fois de manière plutôt évasive, une autre de manière pathétique : “Marina, tu aimeras les kolkhoses !” En 1938, Tsvetaeva et sa famille retourneront en URSS où son mari sera fusillé, sa fille passera plus de dix ans en prison et en exil en Sibérie et son fils mourra au front ; mais avant cela, elle se suicidera lors de l'évacuation à Ielabouga. “Le destin tragique de sa famille dépassera toutes mes espérances”, écrira Pasternak en 1956. À Paris, lors de leur rencontre à l'hôtel, il quitte la chambre – apparemment pour acheter des cigarettes. Tous deux ne se reverront plus.
« Le retour à Moscou n'est guère plus facile pour Pasternak. Une partie de la délégation rentre par voie de mer, passant par Londres. De tout ce temps, lui n'arrête pas de parler : son compagnon de cabine attitré, un haut fonctionnaire stalinien, chef des écrivains, diagnostique une maladie mentale. Le voyage se termine à Leningrad, mais Pasternak n'est pas pressé de prendre le train pour Moscou. Il pleure, puis dort enfin, et fait à deux reprises une proposition de mariage à Anna Akhmatova. Alarmés, les surveillants font venir de Moscou, de toute urgence, l'épouse de l'écrivain.
« À Paris, Pasternak ne s’évade pas seulement de Marina Tsvetaeva, il s’évade aussi du rôle qu'on lui a imposé. Depuis lors, s'il l'évoque, Staline le traite de fou, de yurodivy. L'inscription par le Leader suprême parmi les “poètes fous” permet à Pasternak de rester en vie. Mais c'est au Congrès de Paris que Pasternak voit et ressent la reconnaissance mondiale. Il ne peut plus se rendre à l'étranger. La cage se referme. Toutefois, vingt-et-un ans plus tard, son roman Le Docteur Jivago sort de la cage.
« Sur la couverture de mon livre figure une remarquable photographie de Fred Stein, prise en marge du congrès : Boris Pasternak entouré d'Ilya Ehrenbourg, d'André Malraux et de Gustav Regler. J'ai d'abord vu cette photographie qui m'a frappée reproduite dans Nasha Gazeta, puis l'original dans la galerie de Sonia Zannettacci. Merci à la Fondation Fred Stein, à son fils Peter, à Sonia Zannettacci et à Nadia Sikorsky pour le bonheur de leur concours. (Un rêve réalisé est une expression russe intraduisible) ».
* * *
P.S. En janvier 1933, Boris Efimovich Koltsov (Fridlyand) s'exprime dans la grande salle de la Philharmonie de Leningrad à propos des résultats de la Conférence internationale de Genève sur le désarmement. Le 14 décembre 1938, il fait encore un rapport sur la publication du Short Course of the All-Union Communist Party of Bolsheviks devant le Congrès des écrivains. Dans la nuit, il est arrêté. « L'enquête » dure un peu plus d'un an et, en février 1940, « l'ancien premier journaliste de l'URSS » est fusillé.
Aujourd'hui, à l'occasion du troisième anniversaire du début de la guerre en Ukraine, je vous invite à prêter attention aux opinions de deux personnalités exceptionnelles, Albert Einstein et Sigmund Freud, à propos des racines de ce phénomène qu’est la guerre. Racines qui ne peuvent être déracinées.
Il y a exactement trois ans, dans Nasha Gazeta, je publiais mon premier article consacré à la guerre en Ukraine. Je l’avais intitulé « Le mat diplomatique ». C’est qu’à mon humble avis, le début de tout conflit armé représente un échec (et mat) diplomatique. Au cours des trois dernières années, notre petite rédaction a couvert cette guerre à travers un prisme suisse et conservé l'espoir que son terme advienne en vertu d’efforts diplomatiques. Ainsi notre dossier thématique a-t-il accumulé des centaines d’articles. Hélas, force est de constater que les diplomates de toutes les parties concernées n'ont pas été à la hauteur.
Ces dernières semaines, l’annonce de la fin de la guerre était bien dans l'air, mais personne n'a pu attraper la queue de cet oiseau. Les promesses pré-électorales de Donald Trump de résoudre le conflit en quelques jours ne se sont pas concrétisées. Ses propositions post-électorales ne rencontrent pas le soutien de Volodymyr Zelensky, ni celui d’une Europe qui risque de se retrouver hors des négociations qui la concernent directement. Et de toutes les négociations – pas seulement de celles qui ont eu lieu la semaine dernière en Arabie saoudite ! Comme vous le savez, la réunion de Riyad, qui a duré quatre heures et demie, n'a pas abouti à un résultat concret sur la question qui nous intéresse… à moins que vous ne preniez en compte la reconnaissance par Sergei Lavrov du droit de l'Ukraine à adhérer à l'UE, mais non pas à l'OTAN. Dans l'ensemble, la partie russe a reconnu l'utilité de la réunion. Volodymyr Zelensky, quant à lui, est en complet désaccord avec cette évaluation.
En voyant le comportement du président américain, on peut supposer que l’homme s'attendait à lâcher une spectaculaire bombe médiatique sur le monde en annonçant la solution trouvée juste à temps pour l'anniversaire du début de la guerre, et il est probablement mécontent du fait que son scénario soit perturbé. Aujourd'hui, une seule chose peut donc être affirmée avec certitude : la guerre va bel et bien se terminer. Mais on ne sait pas encore quand et dans quelles conditions.
Ne spéculons donc pas ; prenons, ne serait-ce que pour quelques minutes, de la distance sur l'actualité, et réfléchissons à l'essence même de ce terrible phénomène qu'est la guerre.
Il y a quelques mois, dans la librairie genevoise Le Temps d'un Livre, je suis tombé sur un livre de poche qui pouvait facilement se glisser dans mon sac à main. Cela étant, les noms des auteurs et le titre ont sur-le-champ attiré mon attention, m’inspirant le plus grand sérieux : Albert Einstein et Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?
L’ouvrage ne compte que 65 pages, dont 23 sont occupées par une fort intéressante préface rédigée par le professeur français de philosophie politique Christophe David. Les 42 pages restantes sont partagées, de façon inégale, entre Albert Einstein et Sigmund Freud – lesquels, en 1932, procédaient à un échange de lettres publiées un an plus tard par le Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations (prédécesseur de l'UNESCO) ; et ceci simultanément en allemand (Warum Krieg ?), en anglais (Why war ?) et en français (Pourquoi la guerre ?). La traduction française de l’allemand assumée par Blaise Briod est utilisée dans l'édition que j’ai sous les yeux. Je n’ai pas trouvé d'édition séparée de cette correspondance en russe, mais les lettres elles-mêmes (en entier ou en extraits) peuvent être facilement trouvées sur Internet, fût-ce sous des titres légèrement différents.
Le contexte de ce projet était le suivant. En 1931, ce même Comité international proposait à Albert Einstein un échange de vues public avec n'importe quel autre intellectuel – cela sur tout sujet susceptible de tenir à cœur du grand physicien et personnage public. En d'autres termes, il avait carte blanche. Pacifiste convaincu, Einstein choisit alors de s'interroger sur la possibilité de protéger l'humanité de la menace de la guerre, et il invite Sigmund Freud, qu'il considère comme un expert inégalé de la nature humaine, à devenir son interlocuteur. C'est ce qu'il lui écrit de Potsdam le 30 juillet 1932.
Pourquoi le brillant physicien voulait-il discuter avec le brillant psychanalyste ? La réponse est donnée dès le début de la lettre dans laquelle Einstein parle du « premier principe qui s’impose à mon attention : la voie qui mène à la sécurité internationale impose aux États l’abandon sans condition d’une partie de leur liberté d’action, en d’autres termes, de leur souveraineté, et il est hors de doute qu’on ne saurait trouver d’autre chemin vers cette sécurité ». Et puisque ce n'est pas seulement le poisson qui pourrit par la tête mais aussi l'État, on comprend toute l'importance de l'état des cerveaux des individus et de leur disposition à une telle autolimitation. Il n'est, de fait, pas inutile de rappeler que le préambule de l'Acte constitutif de l'UNESCO commence par l’affirmation selon laquelle, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
« Un simple coup d’œil sur l’insuccès des efforts, certainement sincères, déployés au cours des dix dernières années, permet à chacun de se rendre compte que de puissantes forces psychologiques sont à l’œuvre, qui paralysent ces efforts », continue Albert Einstein. « L’appétit de pouvoir que manifeste la classe régnante d’un État contrecarre une limitation des ses droits de souveraineté ».
Invitant Freud à la discussion, Einstein formule trois questions. La première étant : « Comment se fait-il que cette minorité-là puisse asservir à ses appétits la grande masse du peuple qui ne retire d’une guerre que souffrance et appauvrissement ? » La deuxième, celle-ci : « Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? » Quant à la troisième, la voici : « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? »
Sigmund Freud relève le défi, si bien qu’en septembre de la même année, depuis Vienne, il écrit à Einstein une lettre de réponse dans laquelle néanmoins il rejette, de façon très polie, la forme de la question telle que posée par Einstein, qu'il prend pour une demande de conseils pratiques à laquelle il n'est pas du tout préparé.
La réponse de Freud est beaucoup plus dure que le message d'Einstein. Et plus longue. Son principal argument est que la violence est inhérente à la nature humaine et que, par conséquent, au lieu de tenter utopiquement d'éviter les guerres par principe, il est préférable de les rendre moins probables. Comment ? En renforçant le cadre juridique et en punissant les auteurs, écrit Freud qui souligne aussitôt : « Il n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. En pareil cas, deux nécessités s’imposent au même titre : celle de créer une semblable instance suprême et celle de la doter de la force appropriée. Sans la seconde, la première n’est d’aucune utilité. Or la Société des Nations a bien été conçue comme autorité suprême de ce genre, mais la deuxième condition n’est pas remplie. La Société des Nations ne dispose pas d’une force à elle et ne peut en obtenir que si les membres de la nouvelle associations – les différents États – la lui concèdent. Et il y a peu d’espoir, pour le moment, que la chose se produise ».
Il est difficile de surestimer la justesse de Freud lorsque nous observons aujourd'hui, près de 90 ans plus tard, l'impuissance totale de l'ONU, créée sur la base de la Société des Nations. Elle aussi s'est révélée être une utopie.
Pour autant, on pourrait malheureusement débattre avec le père de la psychanalyse sur un point. J’écris « malheureusement », tant j’aurai préféré qu’il ait raison ! Freud écrit en effet : « Depuis des temps immémoriaux, l'humanité subit le phénomène du développement de la culture », et « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre », et il insiste sur l'importance de pouvoir « former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnées à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des mases dépourvues d’initiative. Que l’empire pris par les pouvoirs de l’État et l’interdiction de pensée de l’Église ne se prêtent point à une telle formation, nul besoin de le démontrer. L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison ».
Opposé aux utopies, Sigmund Freud termine néanmoins sa lettre ainsi : « Combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-être n'est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments – la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future – pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir proche. »
Rappelons que l'affaire se déroule en 1932, quelques mois avant que Hitler – monstre élu par le peuple – n'arrive au pouvoir en Allemagne, pays d'une immense culture.
Il est inutile d'essayer de raconter les deux lettres : chacune constitue une longue citation à part entière, que l'on aimerait recopier à la main pour mieux s'en imprégner. Je vous recommande vivement de lire ces textes et de réfléchir à ce qui est nécessaire pour que la raison l'emporte sur les instincts de violence et d'autodestruction de chacun d'entre nous. Car la réponse à la question du titre se trouve en nous-mêmes, uniquement en nous-mêmes, dans notre capacité à résister à la provocation et au lavage de cerveau. Après tout, comme l'a fait remarquer Sigmund Freud dans une lettre adressée à l'une de ses premières élèves et disciples, Jeanne Lampl de Groot, le 10 février 1933, « de toute façon, [ce fascicule Pourquoi la guerre] ne sauvera pas l'humanité ».
La quatrième année de la guerre vient de commencer.
Le 16 février, cela fera un an qu'Alexeï Navalny succombait au sein d’une colonie pénitentiaire à régime spécial, dans le Grand Nord russe. La veille de ce triste anniversaire j’aimerai vous parler de son livre intitulé en français Patriote – mémoires.
Il n'est pas facile d'écrire à propos d’un ouvrage rédigé par une personne décédée récemment et de manière si tragique. Surtout si, de son vivant, vous ne le considériez pas comme votre héros – ainsi que j’ai eu l’occasion de l’avouer. Eh non, la mort n'aplanit pas tout, mais elle ramène à la surface l'essentiel et pose clairement les accents qui semblaient auparavant déplacés. On peut ne pas être d'accord sur tout avec Alexeï Navalny, mais il est impossible de ne pas reconnaître son courage et son abnégation. Lorsque j'ai commencé à lire Patriote – mémoires, j'ai ressenti le même sentiment que lorsque je lisais Herron, le livre de Charles Lewinsky consacré à un réalisateur allemand d'origine juive mort dans le camp de concentration nazi de Theresienstadt. Entre ces deux ouvrages, la principale différence qui saute aux yeux est la suivante : d’un côté, il s’agit d’une œuvre de fiction, tandis que de l’autre nous avons affaire à une autobiographie. Toutefois, deux grandes similitudes s’imposent également : on sait à l'avance que le héros mourra à la fin ; les deux héros se considèrent comme des patriotes, croient en leur patrie et meurent aux mains de ses dirigeants.
Le livre d'Alexeï Navalny a trouvé ses lecteurs peu après la mort de l'auteur. Le 22 octobre 2024, il paraissait à l’enseigne de l'éditeur lituanien One Book Publishing et était simultanément traduit en 26 langues. Dans la chaîne des librairies suisse Payot, vous le trouverez en anglais et en français ; la version russe, quant à elle, vous sera expédiée à votre domicile, sur simple commande ici. En revanche, il ne sera livré ni en Russie ni en Biélorussie. L’ouvrage se compose de deux parties. La première – une autobiographie qui démarre en 1976 avec la petite enfance écoulée dans une cité militaire proche de Tchernobyl –, Alexeï Navalny a commencé à l'écrire en Allemagne, en 2020, peu après l'empoisonnement au Novichok. La deuxième partie est constituée de journaux intimes que l’auteur a tenus dans différents centres de détention provisoire et dans des colonies entre 2021 et 2022. Du point de vue du lecteur, la première partie est une brève évocation des quinze dernières années de l'histoire soviétique et des trente premières années de l'histoire de la nouvelle Russie. La seconde partie, quant à elle, est le récit très personnel d'un homme que le système a poussé à la mort avec diligence mais qu’il n’a pas réussi à briser. Il n'y a pas grand-chose de politique dans cette deuxième partie ; seulement de la douleur – physique et mentale – recouverte d'une patine d'insouciance… avec le même succès qu'une feuille de vigne recouvre le corps. Le lecteur attentif remarquera que les notes de la deuxième partie sont beaucoup plus courtes : ce n'est pas parce que Navalny est devenu paresseux, mais simplement parce qu'on lui a donné un stylo et du papier pendant une demi-heure par jour.
À première vue, on pourrait penser que ce livre, en particulier la première partie, s'adresse principalement aux lecteurs étrangers, mais ce n'est pas le cas. La mémoire humaine est courte et a tendance à ne retenir que ce qu'elle veut. Il me paraît donc utile de rappeler au public russophone les moments clés de notre passé récent commun qui, situés dans une chaîne chronologique et logique, et de plus commentés par Alexeï Navalny avec plus ou moins d'objectivité, donnent une réponse claire à la question de savoir comment nous en sommes arrivés là. Nous l'avons fait avec nos propres pieds. Pour les étrangers, cependant, beaucoup de choses constitueront une révélation.
Dans ce récit de 400 pages, on peut distinguer quatre axes principaux : Alexeï Navalny lui-même, ses proches, sa lutte, la prison. Malgré la gravité des thèmes abordés, le livre est plein d'humour, d'ironie et d'auto-ironie – ce qui le rend très facile à lire. Celles et ceux qui habitent en Suisse ont déjà eu l'occasion de se faire une idée du SHIZO, cette « cellule disciplinaire individuelle » où Alexeï Navalny a passé un total de 295 jours ; mais les nombreux autres détails que contient Patriote ne laisseront personne indifférent… et moins encore les textes reproduisant les « derniers mots » de Navalny, qui sont autant de manifestes.
Chaque lecteur prêtera certainement attention à ce qui l'intéresse personnellement : certains aux détails de la vie de Navalny ; d'autres à ses évaluations relatives à différentes personnalités politiques russes et étrangères ; d'autres encore à ses analyses de situations spécifiques depuis les débuts de l'utilisation d'Internet en Russie, s’agissant de réunir des personnes partageant les mêmes idées, et les particularités du travail avec les médias dans les conditions russes… et jusqu'aux stratagèmes de blanchiment d'argent russe en Occident. Mais je pense que tout le monde constatera à quel point il est difficile de faire bouger les Russes ; de les encourager à agir – même pour défendre leurs propres intérêts. La Suisse est mentionnée indirectement et seulement par deux fois dans Patriote : en relation avec la société Gunvor, qui a appartenu à Gennady Timtchenko, mentionné plus d'une fois dans mes pages, et avec la maison qui, selon Navalny, appartient au fils de l'ancien procureur général russe Yuri Chaïka. J’ai également pris note de la prédilection de l'ancien vice-premier ministre russe Igor Shuvalov pour les chiens Corgi : apparemment, c'est une mode parmi la nomenklatura russe, car il y a quelques années, le sénateur Andreï Klishas, qui aime beaucoup Lugano, m’a initié aux subtilités de l'élevage de bouviers suisses dans les conditions de la Russie.
Personnellement, j'étais intéressée par ce qu'Alexeï Navalny avait à dire au sujet de ses liens avec les nationalistes et de sa participation aux Marches russes, car c'est ce qui a miné ma confiance en lui et m'a empêché de soutenir ses activités de façon inconditionnelle. J'ai trouvé la réponse en page 179 de l'édition en langue russe.
« Le mot “nationalisme” est généralement intimidant. Pour tous les journalistes étrangers, c'est un sujet de prédilection, car dès que vous le prononcez, l'imagination de la plupart des téléspectateurs occidentaux s'imagine des skinheads agressifs. Mais la plupart de ces personnes n'étaient pas des skinheads. Ils s'appelaient eux-mêmes “nationalistes européens” ; tout comme les libéraux, ils ont été écartés du système politique du pays, privés de toute représentation au parlement, et même de la possibilité de l'obtenir, puisqu'ils n'ont pas été autorisés à participer aux élections. Et j'étais persuadé qu'une large coalition était nécessaire pour lutter contre Poutine. »
Je ne peux pas qualifier cette réponse d'exhaustive, et n'ai toujours aucune sympathie pour les pauvres nationalistes qui ont été évincés, mais la position de Navalny me devient plus claire.
D'une manière générale, j’ai souligné et noté beaucoup de choses dans le livre, en sorte de pouvoir les citer plus tard. Voici quelques exemples :
– « Chaque fois que je retournais en Russie, je me demandais s'ils allaient m'arrêter ou non ». Navalny évoque ici la fin de l'année 2010, mais combien de mes compatriotes se posent aujourd'hui la même question !
– « La seule arme, mais la plus puissante, dont nous avons besoin, chacun la possède – c'est l'estime de soi ». Vous conviendrez que cette phrase n'a rien perdu de sa pertinence.
– Ou encore ce commentaire sur les mœurs russes : « Nous sommes fiers de ceux que nous avons emprisonnés auparavant ». En effet.
Quoi que vous pensiez d'Alexeï Navalny, son livre vaut d'être lu – il vous fera réfléchir à beaucoup de choses. Et le dimanche 16 février, faisons simplement une minute de silence.
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