Ce 18 novembre, l'Université de Genève accueillera le journaliste russe Alexandre Arkhangelski à l’occasion de la présentation de son nouveau film documentaire, tourné en compagnie de Tatiana Sorokina. Détail qui vaut d’être rapporté : le 1er novembre 2024, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie inscrivait le même Alexandre Arkhangelski au registre des agents étrangers.
Au début de cette année, j’ai partagé avec vous le fruit d’une conversation avec Alexandre Arkhangelski, venu à Genève y présenter son documentaire intitulé La Famine. Au terme de la conversation, tous deux avions alors évoqué un autre film : La Patrie, alors en cours d'achèvement, mais dont le personnage principal était déjà connu. Il s’agissait de Giovanni Guaita, un hiéromoine de l’Église orthodoxe russe d’origine italienne qui, une année durant, avait appris le russe en Suisse – y compris avec le professeur Georges Nivat. Au milieu des années 1980, il avait rencontré le père Alexandre Men, un prêtre orthodoxe et théologien russe d’origine juive, qui avait été le premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l’Union soviétique. Le 9 septembre 1990, Alexandre Men était assassiné à coups de hache par des inconnus alors qu'il se rendait à son église. Un meurtre demeure à ce jour impuni.
« Suite à cette rencontre, Giovanni Guaita a tout abandonné et il est parti en Russie, où il est devenu un hiérarque russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, un pays qu'il considérait comme une passerelle entre l'Ouest et l'Est et où il a vécu quelque temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes en provenance de l'Artsakh – soit du Haut-Karabagh – sont réinstallées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle du déluge. Nous sommes arrivés au moment du déluge », me racontait Alexander Arkhangelsky.
Or à présent, après avoir vu La Patrie, ce film qui m’a beaucoup impressionné, je ne peux m’empêcher de poursuivre la réflexion : que restera-t-il après nous, si nous ne sommes pas sauvés nous-mêmes ; si le déluge n'est pas après nous ; si nous y demeurons en plein dedans ?
La notion de patrie est différente pour chacun, et elle commence différemment pour chacun. Pour certains de mes compatriotes russes, elle commence – selon la célèbre chanson soviétique tirée du film de Vladimir Basov Le Glaive et le Bouclier – avec les images de l’abécédaire, des camarades d’enfances, les bouleaux etc. .
Pour Giovanni Guaita, la patrie a commencé avec la mer, le soleil et les oliviers de sa Sardaigne natale ; Sardaigne qui, de nombreux spectateurs seront peut-être surpris de l'apprendre, « a joué, avec ses mines, le même rôle dans l'histoire de Rome que la Sibérie dans l'histoire de la Russie ». Oui, il s'avère que le sud-ouest de l'île était le lieu d'exil des criminels politiques. Le père de Giovanni était médecin et profondément croyant. Lorsque les fascistes sont arrivés au pouvoir, il était en faveur de la République, mais contre les communistes ; il concevait l'activité politique comme un service au peuple, à la patrie et à Dieu.
Il est extrêmement intéressant d'écouter les souvenirs du père Ioann, ainsi que Giovanni Guaita, ce moine nouvellement tonsuré, a été appelé le 31 octobre 2010 dans la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Serge, non loin de Moscou. Il raconte que dans son enfance, seuls les fascistes divaguaient sur le patriotisme ; convainquant les gens que les vrais patriotes n'achetaient pas de choses étrangères, leur faisant chanter des chansons idiotes et défiler. « Un patriotisme aussi banal discrédite la notion même non seulement de patriotisme, mais aussi de patrie », dit-il, expliquant ainsi pourquoi sa génération a refusé d'utiliser des symboles patriotiques.
Advient la fin du prologue du film, puis nous sommes transportés de la Sardaigne ensoleillée vers une terre moins éloignée de la Russie – à la fois géographiquement et mentalement. Il s'agit de l'Arménie, où le père Ioann joue lui-même le rôle de journaliste, s'entretenant avec des réfugiés d'Ukraine, de Russie et d'Artsakh, cette terre disputée du Haut Karabagh. Tous sont unis, bien que de manière différente, par le même monstre : la guerre. Je pense que de nombreuses personnes méditeront la réponse de l'ancien Premier ministre arménien Armen Darbinian à la question que lui posait le Père Ioann. À propos des sentiments d’un Arménien confronté à la perte de l'Artsakh, ce territoire plus connu sous le nom de Haut-Karabagh, il déclarait: « La priorité de l'être humain était plus importante pour nous que la priorité du territoire. Nous avons gardé l'être humain, nous avons gardé le chrétien en fin de compte, nous avons gardé l’âme. En abonnant le territoire, certes, mais nous avons pris la Bible ».
Il est impossible d'écouter les récits de personnes qui ont tout perdu – et ont perdu la foi en tout – sans avoir des frissons et la chair de poule. Mais les arguments du père Ioann – sur la foi, sur le fait que chaque personne qui répond à l'appel du Christ à « me suivre » devient un réfugié intérieur, sur la patience comme expression de l'amour, sur le fait que Moïse a sorti le peuple de l'esclavage, même s'il n'a pas lui-même atteint la Terre promise – constituent un contrepoids puissant, même pour ceux qui sont éloignés de la religion... D'une manière très subtile, délicate, mais en même temps totalement dépourvue d'ambiguïté, il exprime son attitude à l'égard des événements actuels : « En tant que russophile, je me sens en partie responsable. Mais il suffit de me comprendre correctement. La responsabilité est une chose très sérieuse. Elle est individuelle. Chacun est responsable de lui-même. Mais néanmoins, tout en étant responsable de nous-mêmes, nous devons aussi être responsables pour nos propos ou pour notre silence, pour l’expression de notre accord ou de notre condamnation. C'est très important ». Le père Ioann nous rappelle que la vie continue, que sa beauté perdure, et il déclare être heureux de partager le sort des Russes de la diaspora contraints de s'habituer à des conditions de vie totalement nouvelles.
C'est également avec un frisson, mais pour une raison différente – soit par crainte pour le narrateur –, que le spectateur écoute les dures paroles du hiérarque à l'encontre de “son” Église – l’Église orthodoxe russe – qui, selon lui, s'est discréditée ; qui n'a pas répondu aux attentes des gens et qui encourage l'orthodoxie « par ordre » ce qui est « extrêmement dangereux ». Malgré tout, le père Ioann n'est pas prêt à abandonner l'Église, comme il ne pourrait abandonner sa mère malade... Il n'incite pas non plus les Russes à abandonner leur patrie, « s'ils ont la force d'endurer ». Et si ce n'est pas le cas, là, alors...
Il convient de mentionner ici le dernier opus du patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies, intitulé « Pour la Sainte Russie : Patriotisme et Foi » et publié en octobre 2024 par la maison d'édition du patriarcat de Moscou. Le chef de l'Église orthodoxe russe y donne sa propre définition du patriotisme, qui consiste pour lui non seulement en l'amour de la patrie et de son peuple, mais aussi en la fidélité aux idées du christianisme. Cette fidélité n'empêche pas le patriarche d'exhorter ses lecteurs à prier pour les autorités russes, le peuple du pays, le président Vladimir Poutine et les membres des forces armées russes, et d'affirmer que l'Église devrait être “mobilisée” avec les forces militaires et politiques de la Russie. Comme à son habitude, le patriarche étaye ses postulats par des citations, en particulier de l'Évangile de Jean : « Voici la vie éternelle - et vous allez à l'exploit, vous donnez votre vie physique, mais souvenez-vous : vous ne périrez pas, vous ne mourrez pas, vous vivrez... ». Je me demande quand les 72 vierges seront ajoutées au “paquet” de la vie éternelle ? Le principal propagateur (officiel) des idées du Christ en Russie réalise que tout le monde ne partage pas sa vision du monde et propose d'éliminer les « pensées diaboliques » de ceux qui ne la partagent pas. Faut-il préciser de quelle manière ?
Mais revenons-en à notre père Ioann. Dans les dernieres scènes du film d’Alexandre Arkhangelski et Tatiana Sorokina, se souvenant du Noé biblique de la fin du déluge, il affirme que « nous devons nous aussi nous tenir à la proue du navire de notre vie et espérer que la colombe reviendra avec un rameau d'olivier. Mais en attendant, nous devons créer, créer la paix, car c'est la chose la plus importante... ».
Une fois passées ces paroles, le film se termine avec la chanson La patrie de Iouri Chevtchouk, celle qui parle de la patrie laide, de la vérité aux yeux des putes de l'État, de la foi aux yeux des bourreaux à la retraite et de la confiance faite par le peuple aux salauds.
Il est probable que tous les spectateurs ne seront pas d'accord avec la vision du père Ioann. A commencer par Alexandre Arkhangelski lui-même qui me disait il y a un an : « Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui pense que oui. Ce n'est pas que je nie l'idée même de Patrie, mais celle qui était, porteuse d’une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une lettre minuscule ; le lieu où l'on est né, où l'on a passé son enfance ». Dans tous les cas je suis certaine, que ce film fera réfléchir tous les spectateurs.
Toutes les informations pratiques relatives à la présentation d'Alexandre Arkhangelski peuvent être trouvées ici et la chanson de Iouri Chevtchouk, qu'il a écrite en 1989 sous l'influence du roman de Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, peut être écoutée dès maintenant.
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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