Le texte du conte en vers de Korneï Tchoukovski, mémorisé depuis l'enfance, n'a cessé de me revenir à l'esprit pendant que j’écoutais l'opéra Fedora d'Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève. Là aussi, il y a la fuite, la persécution, l’irresponsabilité de l’héroïne principale et de son repentir. Mais sans le final dramatique.
Un dramaturge très populaire en son temps et membre de l'Académie française, Victorien Sardou, qui a écrit sa Fédora en 1882, remporte le concours pour la première utilisation du prénom féminin Fédora dans le titre d'une œuvre littéraire. (Soit dit en passant, parmi les quarante pièces de théâtre qu'il a écrites figure aussi « Tosca », immortalisée par Puccini). Non moins populaire en Russie, Korneï Ivanovitch Tchoukovski quant à lui n’a écrit son conte en vers Le deuil de Fédora qu'en 1926. Et le fait que ce prénom rare (je ne connais pas une seule Fédora) soit devenu une désignation nominative pour un chapeau, nous le devons à Sarah Bernhardt, pour qui Sardou a écrit sa pièce : dans la production de 1889, la grande actrice, interprétant le rôle de la princesse Fedora Romazoff, portait un chapeau de ce style.
Sur la scène du théâtre dramatique, la pièce fut jouée peu après la première de l'opéra, le 17 novembre 1898, au Théâtre lyrique de Milan, où le rôle du comte Loris Ipanoff fut interprété par Enrico Caruso lui-même, alors encore très jeune. (Combien de Loris russes connaissez-vous ? Moi, aucun.) L'opéra fut un succès. Certes pas aussi grandiose et unanime que « Andrea Chénier », créé en 1896, mais suffisamment pour permettre à Umberto Giordano d'utiliser les droits d'auteur et les royalties des productions pour construire une maison, qu'il appela « Villa Fédora ».
La dernière production de cet opéra au Grand Théâtre de Genève remonte à la saison 1902-1903. C'est une époque très lointaine ! Bien que, selon Mikhaïl Boulgakov, les partitions d'opéra, comme les manuscrits, ne brûlent pas, leurs auteurs quittent la scène de la vie et leurs droits sur leurs propres œuvres s'éteignent, laissant les auteurs de nouvelles productions en faire ce qu'ils veulent. Ce qu'ils font.
La production actuellement à l'affiche au Grand théâtre de Genève est une nouvelle production. J'aimerais employer le mot tristement connu « novitchok », étant donné les particularités de l'approche du metteur en scène. Le metteur en scène français Arnaud Bernard n'est pas, quant à lui, un novice. Violoniste diplômé du Conservatoire de Strasbourg, il joue pendant plusieurs saisons avec l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, puis, à partir de la fin des années 1980, il s'essaie à la mise en scène, comme assistant de Nicolas Joël et Jean-Claude Auvray, et comme metteur en scène attitré au Théâtre du Capitole de Toulouse. En tant que metteur en scène proprement dit, il a fait ses débuts en 1995 avec une production du « Trouvère », à Toulouse. Arnaud Bernard est bien connu des mélomanes russes. Il a mis en scène La Juive et La Bohème au Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg, Roméo et Juliette au Nouvel Opéra de Moscou, ainsi que Les Vêpres siciliennes et La fanciulla del West au Théâtre Mariinsky.
Privé à ce moment de la possibilité de travailler en Russie pour ne pas être mis sur la liste noire de l'Occident, Monsieur Bernard a décidé d'amener la Russie à l'Occident en mettant en scène l'opéra de Giordano pour ses débuts à Genève (ne cherchons pas à savoir qui est la montagne et qui est Mohammed dans cette équation). Peut-être a-t-il également été attiré par une intrigue policière qui lui tient à cœur ; l'annonce de sa production des Vêpres siciliennes au théâtre Mariinsky en 2017, publiée dans le journal gouvernemental Rossiyskaya Gazeta, portait le titre suivant : « Le théâtre Mariinsky a mis en scène un opéra sur la mafia sicilienne ». Eh bien, le chemin qui mène de la mafia sicilienne à la mafia russe n'est pas long, vous comprenez. Et Rossiyskaya Gazeta est bien placé pour le savoir.
« Une femme A adore un homme B. B périt victime d’un meurtre. A soupçonne C d’être l’assassin. Elle s’acharne contre lui, le ruine, le déshonore, le fait condamner à mort. Puis A découvre que C est innocent. » Tel est le synopsis du livret publié sur le site du Grand Théâtre de Genève, citant Victorien Sardou lui-même. « Ce n’est ni de Shakespeare ni de Schiller », remarque à juste titre Arnaud Bernard dans une interview publiée dans le programme du spectacle. Dans ce même entretien, il évoque l'importance de préserver les traditions tout en les modernisant. Voici ce qu'il en dit : « Il ne s'agit pas de rejeter la tradition ou de la briser, mais de la faire vivre d’une manière qui parle à notre époque… Cela signifie parfois prendre des risques, explorer des pistes nouvelles, mais toujours en gardant en tête l’essence de l’œuvre. Ce que je refuse, c’est la simplification, les catégories rigides ou les « recettes » de mise en scène qui ne servent qu’à épater ou choquer. C’est en restant fidèle à l’œuvre, à ses subtilités et à son esprit que l’on trouve la vraie modernité. »
À mon humble avis, les paroles d'Arnaud Bernard sont quelque peu en contradiction avec l'acte, car le public est interpelé, pour ne pas dire épaté, dès le début. Ou même avant le début proprement dit. Apparemment décidé à améliorer l'œuvre de Giordano-Sardou, le metteur en scène l'a dotée d'un prologue absent du livret. Le spectateur se trouve donc devant un écran d'ordinateur et suit une recherche dans le système Xplore (Google n'est pas Giordano, et M. Bernard n'a pas osé porter atteinte à ses droits) pour trouver l'explication du mot « kompromat » (matériel compromettant, venu du Russe). Puis le public essaye d’absorber les titres de la RTS et de Swissinfo s'affichant à l'écran, et les visages de personnalités russes, politiques et autres, qui sont plus ou moins familières aux Russes et ne le sont certainement pas au public étranger, à l’exception peut-être du président Poutine. Une flèche rouge pointe vers l’ex-procureur russe Yuri Skouratov. Je suis prête à parier que personne dans le public n'a saisi cette indication et n'a compris le lien entre ce Skouratov-là et le spectacle, à moins d'avoir lu l'explication dans le programme. Mais tout le monde n'achète pas les programmes.
Après la disparition de l'écran d'ordinateur, le public, inconscient d’être en possession du « matériel compromettant », assiste à une scène plutôt dégoûtante dans une espèce de bordel où Vladimir Andreïevitch, le comte de Saint-Pétersbourg, s'ébat avec une blonde des plus vulgaires qui n’est personne d’autre que l’épouse du comte Loris Ipanoff. Tout cela sous la surveillance des caméras. Pas clair pourquoi cet ignoble Vladimir, clairement hétérosexuel, essaye de décorer son torse avec un bustier féminin. Pas clair non plus pourquoi Arnaud Bernard a surcompliqué cette nouvelle production avec l'histoire de 1999 de Skuratov, déjà oubliée même en Russie, comme s'il n'y avait pas d'exemples plus récents depuis lors, si un tel exemple lui était nécessaire. L'observateur attentif notera que 1999, c'est avant l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ce qui signifie qu'il est possible de le critiquer et de le ridiculiser sans crainte des conséquences. Cela vous suffit-il comme explication ?
Mais tout arrive à sa fin, même ce prologue, et la musique de Giordano commence à jouer - enfin ! – tandis que l'action se déroule conformément au livret : « Un soir d'hiver à Saint-Pétersbourg. Dans la maison du comte Vladimir Andreïevitch, fils du chef de la police, les domestiques attendent le comte en jouant aux cartes et buvant à sa santé. Le comte ne doit pas rentrer avant le matin : c'est la dernière nuit de sa vie insouciante, la veille de son mariage avec une jeune et riche veuve, la princesse Fedora Romazoff. Ce mariage sauvera le comte de la ruine à laquelle l'ont conduit les femmes, les cartes, les chevaux et les prêteurs. Dans une somptueuse toilette de bal, enveloppée de fourrures, Fedora entre, surprise que son fiancé ne la salue pas ». Sur scène, tout est conforme, y compris les fourrures, à la différence que les domestiques sont déguisés en punks très caricaturaux, avalant de la vodka de la bouteille à pleines gorgées. Étonnant pour une demeure aristocratique. Et même si l'on suppose que l'action a été transférée dans les fringantes années 1990, il faut se souvenir de la rigueur avec laquelle les nouveaux gentilshommes russes, nostalgiques de la livrée et du tablier, entretenaient leurs domestiques.
Le premier acte s'achève, vient le second, qui emmène le public à Paris et regorge de détails importants pour l'intrigue. Au centre de la pièce se trouve Fedora, vêtue d'une robe dorée très fendue et de chaussures dorées avec des collants noirs (!). Il y a là deux des plus belles mélodies de tout l'opéra - les thèmes de l'amour, ainsi qu'une parodie assez méchante du « Rossignol » d'Alexander Aliabiev, des larmes, des serments et des malédictions, de terribles nouvelles de Saint-Pétersbourg, un interrogatoire (enregistré sur un dictaphone sans le consentement de l'interrogé) et le mot terrible de « nihiliste ».
Après le deuxième entracte, nous voici « dans la villa de Fedora, dans les montagnes suisses près de Berne. De loin, nous entendons les cloches des troupeaux qui passent, les voix des paysannes qui chantent le printemps et l'amour ». Cette phrase est tirée du livret originel. Or, le spectateur genevois est informé par un surtitre au-dessous de la scène, qu'il se trouve à Gstaad le 19 décembre. Compte tenu de cette précision, les appels insistants de Fedora adressés à Loris à admirer les fleurs à travers la fenêtre et l'invitation du baron de Siriex à la comtesse Olga Sukareva à faire une promenade à bicyclette semblent plutôt étranges. Quelles fleurs à Gstaad le 19 décembre ?! Quel cyclisme ? Pour le reste, voyez le film « Le Palace » de Roman Polanski, d'autant que le metteur en scène d'opéra ne cache pas la source de son inspiration, aimant non seulement les thrillers, mais aussi le cinéma. Pourtant le costume classique de Fedora, qui n'atteint pas tout de même l’élégance de Chanel, et la veste couleur bordeaux (velours à l'œil) de Loris se détachent des tenues blanches d'après-ski des autres habitants de la station de luxe.
Voici une telle vinaigrette. Alias « salade russe », alias « Olivier ».
Et les voix donc ? Si Umberto Giordano misait sur Enrico Caruso, Arnaud Bernard misait sur le ténor français Roberto Alagna et sa troisième épouse, la soprano polonaise Aleksandra Kurzak. Je confesse : je ne suis pas une fan de ce couple vedette. C'est pourquoi j'ai choisi d’assister à l'une des deux soirées (la seconde aura lieu le 21 décembre) au cours desquelles les rôles de Fedora et de Loris ont été interprétés par des chanteurs russes. (Soit dit en passant, le fait qu'ils ne soient présents que dans deux représentations sur sept a conduit certains à penser qu'ils faisaient partie de la première distribution, mais ce n'est pas le cas). Diplômée du Conservatoire de Moscou, la soprano Elena Guseva est depuis 2011 l'une des principales solistes du Théâtre musical Stanislavski et Nemirovitch-Danchenko, à Moscou, ce qui ne l'empêche pas de se produire activement sur d'autres scènes, en Russie comme à l'étranger. En 2020, par exemple, elle a fait ses débuts au Grand Théâtre de Genève dans La Cenerentola de Rossini, dans le rôle de Tisbe. Le ténor dramatique Najmiddin Mavlyanov, né à Samarcande, en Ouzbékistan, est également l'un des principaux solistes du même théâtre moscovite et un soliste invité dans de nombreux grands théâtres du monde. En 2019, il a interprété, à Genève, le rôle de Radamès dans Aïda et, en 2020, il a fait sensation en Russie en recevant deux très importantes distinctions, le prix le Masque d'or et le prix Casta Diva, pour son interprétation de Sadko dans l'opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov du même nom, mis en scène au théâtre Bolchoï de Moscou par Dmitri Tcherniakov. Il faut dire que le répertoire de Najmiddin Mavlyanov est immense, sans exagération.
Ayant travaillé dans le même théâtre pendant de nombreuses années et ayant participé ensemble à diverses productions, les deux chanteurs ont, là aussi ici, créé un ensemble solide. Même en position couchée. (Il est clair qu'ils n'ont pas choisi cette position !) Il est dommage qu'il n'y ait pas dans cet opéra plus de numéros solos, Giordano n'est pas Verdi après tout, bien que certains moments musicaux soient splendides. Il est également dommage que le service de presse du théâtre genevois n'ait pas fourni de photos du spectacle avec ces deux excellents interprètes.
P.S. Avec cette chronique, mes chers lecteurs, je tire ma révérence sur ce qui reste de 2024 et vous donne rendez-vous en janvier – je vous ai déjà réservé quelques surprises. Je tiens à vous remercier de la fidélité et de l’intérêt que vous portez à mes chroniques (le nombre d’abonnés a doublé durant cette année), ainsi que de votre indulgence pour mon accent russe. Je vous souhaite une merveilleuse année 2025 – qu’elle soit pacifique pour nous tous !
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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