пятница, 20 декабря 2024 года   

Craquement du destin

05.09.2024

Le Grand Jeu, roman d'Elena Tchijova traduit du russe par les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, arrive ce jour dans les librairies de Suisse et de France.

En 2015, je rencontrais Elena Tchijova, ceci pour deux raisons : la sortie en français de son roman Le temps des femmes et la participation de l'écrivaine au Salon international du livre de Genève. Eh oui, c'était encore l'époque... Cette rencontre, qui s'est transformée en interview, eut lieu dans l'appartement d'Elena Tchijova à Saint-Pétersbourg, ville où elle vit toujours. En dépit de tout.

Aujourd’hui, j’aimerai débuter la présentation de son nouvel ouvrage avec un détail généralement négligé : la date du « bon à tirer » de sa version originale russe au sein de la maison d'édition moscovite « AST / Rédaction d’Elena Shubina ». Cette date, la voici : le 26 janvier 2022. Moins d'un mois "avant" ! Si, comme moi, vous croyez qu’en littérature il n'y a pas de coïncidences, alors ce roman peut être considéré comme un prologue et un marqueur de ce qui s'est passé par la suite. Dans les faits, l'action débute « par un sombre matin de mars balayé de vents mauvais " ; ou, plus précisément, le 18 mars 2014 – jour de « l'annexion de la Crimée » pour certains personnages et lecteurs, et de « l'acceptation de la République de Crimée au sein de la Russie » pour d'autres.



Ce dualisme, qui traverse tout le récit, est à la fois appliqué par l'auteur à la société russe dans son ensemble et à chacun de ses personnages principaux. Ils sont trois, ces protagonistes ; trois représentants de générations différentes : l'ancienne institutrice Anna Petrovna, qui, devenue retraitée, travaille comme femme de ménage pour joindre les deux bouts ; son fils Pavel, vingt-cinq ans, un geek typique qui vit sur Internet ; et la mère d’Anna, Anastasia Dmitrievna, une "momie" ayant survécu au siège de Leningrad. Dans l’entretien qu’elle m’avait accordé il y a près de dix ans, Elena Tchijova m’avait dit que « les grands-mères qui ont élevé d'une manière ou d'une autre les jeunes de vingt ans d'aujourd'hui sont toujours en vie. Et en général, les réalités russes d'aujourd'hui ne sont pas radicalement détachées des réalités soviétiques ». Dans son nouveau roman, elle vient de confirmer cette thèse, définissant par là même la tendance à l'incompréhension croissante, à la perte d'intérêt et à une "lecture" très différente de la réalité par ces générations qui se sont croisées dans le temps et dans l'espace.

Commençons par le titre dont la traduction texto serait : Le seigneur des choses. Qu'entendront les représentants de l'ancienne génération ? Avec un peu de chance, La Faculté de l’inutile de Iouri Dombrovski, voire peut-être Le Dieu des petits riens, magnifique premier roman de l'écrivaine indienne Arundhati Roy, traduit en russe il y a longtemps. Et la génération de Pavel ? Sans aucun doute, La guerre des trônes et Le seigneur des anneaux, dans une version ludique et non littéraire.

Partant probablement d’une affirmation populaire en URSS qui veut que « les enfants sont notre avenir », Marianne Gourg Antuszewicz, la traductrice française, a penché pour la lecture de Pavel et a intitulé le roman Le Grand Jeu. Un titre parfaitement approprié, non seulement parce que les jeux occupent une place importante dans l’ouvrage, mais aussi parce qu'il introduit une autre référence : celle du talk-show de propagande du même nom sur la chaîne de télévision russe Channel One, animé par des messieurs jouant à un mauvais jeu. (Le fait que cette émission soit apparue plusieurs années après les événements décrits dans le roman n'en change pas l'essence).
 
La présence du dualisme s’y trouve à ce point importante et tangible qu'on ne peut s'empêcher de vouloir établir deux colonnes en sorte d’y noter les signes d'une des réalités – et les références à celle-ci – dans la première, et les autres dans la seconde. Tout cela pour ensuite mieux voir si elles vont se croiser… surtout dans la perception des lecteurs, y compris russophones !

Les lecteurs de la première catégorie avanceront dans le texte, s'arrêtant de temps à autre pour s'extasier de joie lorsqu'ils "trébucheront" sur une pierre d’un poème de Mikhaïl Lermontov placée dans la main d'un mendiant, ou pour se laisser étourdir par le parfum et les brumes de l'Étrangère d’Alexandre Blok sur les traces de la Belle Dame… de Blok, elle aussi. (Cette Belle Dame, soit dit en passant, est explicitement nommée par l'auteur, mais ce nom ne dira rien aux lecteurs de la deuxième catégorie, qui ne connaissent pas son nom et ne veulent pas le connaître). Se souvenant de la consigne de Mikhaïl Boulgakov de ne pas parler aux étrangers, les "premiers" se méfieront de l'apparition d'un étrange voisin dans l'appartement vide du dessus de celui de nos trois personnages – et, en cela, ils « croiseront le chemin » des "seconds" et de Pavel, qui n'a guère lu Boulgakov, mais qui, en raison de son séjour constant dans la réalité virtuelle, a perdu les compétences de base de la vie en société : il préfère ne parler à personne ; juste être laissé à lui-même. Le sens de sa vie est dans le jeu, si bien que peu à peu le "fake" se mélange à la réalité au point qu'il ne les distingue même plus. Dans ce jeu, il veut être le seigneur. Il n'accepte aucun autre rôle.

Le dualisme se retrouve non seulement dans les personnages bien "vivants" du roman, mais aussi dans les objets : dans le grand et vieil appartement de Saint-Pétersbourg, la pauvreté côtoie les antiquités, parmi lesquelles l'attention du lecteur est attirée avec insistance vers la lampe de bronze où figure un ange. Un détail ayant toute sa raison d’être. Les "squelettes", quant à eux, sont bien cachés dans une chiffonnière dont la clé reste perdue. Même la garde-robe d'Anna est divisée : une doudoune chinoise achetée sur un marché aux puces et des fringues à la mode, acquis dans un moment d'impulsion désespérée au sein d’un magasin de luxe. Quant à sa vie, elle se fissure, quelle que soit la robe qu'elle porte. Ses rêves d'un partenaire idéal se brisent sur une conclusion brutale, consécutive à l’évaluation des candidats disponibles sur le marché : « Qu’est-ce que je peux bien avoir à faire d’un type pareil ? ». Ce marché là est un marché aux puces, lui aussi.

L'antique chiffonnière, avec ses secrets, est le trésor d'Anastasia Dmitrievna, et le personnage lui-même est un vrai cadeau d'Elena Tchizhova aux amateurs de classiques russes – classiques qu'ils peuvent savourer tout en observant l’évolution du personnage. Au début, cette héroïne ne peut que susciter l'indignation : c'est une véritable Kabanikha, la méchante belle-mère de L’Orage d'Alexandre Ostrovski, à la différence près qu'elle n'est pas la belle-mère d'Anna, mais sa propre mère. Mère comme mère-patrie. Une mère qui se moque franchement de sa fille. Et la fille, qui n'éprouve plus d'amour pour sa mère depuis longtemps et qui est tourmentée par la question de savoir pourquoi cette mère ne l'aime pas, continue néanmoins à s'occuper d'elle, à satisfaire tous ses caprices et à l'appeler « la petite maman ». Tout ici est clair : d'un côté, le bourreau, de l'autre, la victime. Mais Pavel aime la vieille femme, même s'il ne l'appelle pas “grand-mère” ou “mamie”, mais la traite plutôt en vieille sorcière. Il est attiré par son "mystère", ce qui ne l'empêche pas de faire discrètement main basse sur toutes ses économies.

Eh bien, lecteurs, vous les reconnaissez ? Je vous ai donné tant d'indices… Bien sûr ! Sous nos yeux, Anastasia Dmitrievna se transforme en vieille comtesse, en Dame de Pique, et pour que l'image soit complète elle fait également un clin d'œil à Pavel déçu au moment le plus dramatique. Il s'avère qu'elle aussi est victime à sa manière, car dans ses moments de confusion mentale de plus en plus fréquents, elle ne voit pas les bals mondains de sa jeunesse, mais les des scènes effrayantes où il est question de ravins. De champs de tir. Des souvenirs hantés par différents fantômes : celui du comte de Saint-Germain pour la comtesse, et pour Anastasia Dmitrievna, d’un homme aux lunettes, sans nom, qui s'est un temps pris pour le Seigneur, mais s'est avéré être un simple saltimbanque. Enfin, son petit-fils Pavel est bien sûr Hermann, obsédé par une soif d'argent qui le pousse au crime. Sans le moindre romantisme. On s'attend à ce qu'il chante d’une voix de ténor puissante et dramatique :
La vie est un jeu
Le bien et le mal ne sont que des rêves.
Le travail et l'honnêteté sont des contes de fées pour les femmes,
Qui a raison et qui est heureux ici, mes amis,
Aujourd'hui toi et demain moi !

Souvenez-vous d'ailleurs comment commence l'opéra de Tchaïkovski : dans le prologue les garçons jouent à la guerre, et dans la première scène les adultes discutent d’un jeu de cartes de la veille. C'est aussi ainsi, au commencement de notre vie, à l'âge du jardin d'enfants, que nous nous forgeons la notion de Patrie : avec des poèmes sur la guerre et des jeux de guerre. Or dans ces jeux, personne ne veut être perdant. « Que le perdant pleure, maudissant son destin ! », Hermann en tire la conclusion.

Pavel n'est dégrisé que lorsque ses oreilles entendent, non pas des tireurs à l'écran, mais la menace réelle de la mobilisation, ou le “craquement” de son propre destin - expression si parlante d'Elena Tchijova que je me suis permise de l’emprunter pour intituler cette chronique. Tout comme Hermann, Pavel ne tue pas « la vieille » pour de vrai mais elle meurt tout de même. On peut dire que Pavel a eu de la chance ; il n'est pas devenu un meurtrier ; il a accompli la volonté testamentaire de sa grand-mère – à la fois appel à l’aide et menace d’anathème. Qui plus est, il a réussi dans sa vie. Mais pour cela, il a dû quitter le pays ; abandonner sa mère et sa patrie. Sa femme bien-aimée, elle, est morte très jeune d'une leucémie.

Son sort était-il pitoyable, comme déclare Hermann au final de l’opéra ? Peut-il être considéré comme une victime, lui aussi ? Et qu’est-ce qui court dans notre sang à tous ? Est-il pour de vrai empoisonné ?



Si c'est le cas, n’y a-t-il alors que des victimes ? Est-ce la raison pour laquelle Gabriel, dont le nom se traduit littéralement par « la puissance du Seigneur » et qui, selon l'Ancien Testament, vient en tant qu'ange de la mort – en tant que messager du « Jugement suprême », après les Justes –, arrive dans le récit, un couteau parfaitement droit en main ? Même un ange porte un couteau ! Et quel est donc le lien entre cet ange et celui de la lampe en bronze ? Dans l’Ancien Testament, c’est aussi Gabriel qui révèle au prophète Daniel les secrets de l'avenir, dont le sens peut parfois être deviné sans le secours des anges ; simplement en analysant le passé.

Mais enfin, tout le monde ne peut être victime ! Il faut bien un coupable ! Ou bien tous le sont-ils ? N'est-ce pas là l'ultime dualité pour laquelle l’auteur a inventé le mot lolitva, composé en russe de deux mots : lovlia (“pêche”) plus molitva (“prière”), traduit en français par « pêche quotidienne » ? – ce qui n’est qu’à moitié juste car la partie “prière” se perd ainsi.

Le livre d'Elena Tchizhova est merveilleusement stratifié ; il est plein d'allusions, de sous-entendus et de non-dits – ce qui en rend la lecture encore plus fascinante, obligeant le lecteur à être constamment sur ses gardes.

Je suis certaine que vos avis seront partagés sur de nombreuses questions et sur les réponses proposées, mais je vous conseille sincèrement de lire ce livre ! Si Olivier Py l'avait lu, il n'aurait peut-être pas mis en scène La Dame de Pique comme il l'a fait il y a quelques années. Mais qui sait… Peut-être se trouvera-t-il un metteur en scène talentueux pour monter ce chef-d'œuvre de Pouchkine et de Tchaïkovski tel qu'interprété par Elena Tchijova ? À mon avis, ce serait là vraiment intéressant.

Et une bonne nouvelle pour terminer. Le 28 août à la librairie Delamain (Paris) les prix du magazine Transfuge ont été remis. Lancé en 2015, le prix Transfuge accompagne les rentrées littéraires de l’automne et de l’hiver en décernant 9 prix allant du meilleur roman français au meilleur livre scène, en passant par les meilleurs romans anglo-saxons, russes et d’Amérique latine. Et le gagnant du Prix Transfuge du meilleur roman russe 2024 est… Le grand jeu d’Elena Tchijova. Toutes mes félicitations !  

P.S. Pour vous remercier d’avoir joué le jeu, je vous offre deux bonus : une interview d’Elena Tchijova enregistrée par Antoine Cattin, et l'Air d'Hermann de La Dame de Pique interprété par Vladimir Atlantov.


 

 
 

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A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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