Aujourd’hui, les librairies de Suisse et de France mettent en place le recueil de textes de Polina Barskova intitulé Tableaux vivants – ce dans une traduction française publiée à l’enseigne de la maison d'édition lausannoise Noir sur Blanc.
De Polina Barskova – mea culpa – j’ignorais tout avant de recevoir, peu avant la sortie officielle de son livre, les épreuves de la traduction française de ses Tableaux vivants. Traduction présentant une table des matières en fin de volume, comme c’est l’usage chez nous. Comme toujours en pareil cas, j'ai décidé de lire d'abord original : en Russie, le livre a été publié en 2014 par la Maison d'édition Ivan Limbakh, de Saint-Pétersbourg. Passées les critiques – élogieuses ! – de quatre personnalités respectées, j'en suis arrivé au récit proprement dit. À commencer par le premier texte intitulé « Le pardonneur », bien que ce mot soit absent du dictionnaire de la langue russe. Dès les tous premiers paragraphes, ayant salué joyeusement le chœur grec, Morozko et le cheval de Klodt, j'ai réalisé que ce texte en prose avait été écrit par un poète – ma main ne se lève pas pour féminiser ce titre. J'ai cherché sur Google et j'ai découvert que c'était le cas.
J'ai lu les 172 pages de Tableaux vivants en une soirée et, ce faisant, n’ai cessé de me poser la question suivante : comment est-il possible traduire un tel texte ? Comment le transmettre à un lecteur qui ne parle pas seulement différemment, mais pense et ressent différemment ; qui vit sa vie différemment ? Différemment des Russes. Comment expliquer à un étranger l'importance d'Evgueni Schwartz ? Qui reconnaîtra bachmatchkine, écrit avec un b minuscule ? Comment faire tomber le lecteur amoureux des personnages ? Comment traduire/apporter/offrir cette délicate musique verbale, fragile comme la première glace sur la Neva, délicate en apparence comme de la dentelle, mais solide comme une toile d'araignée, propre à attirer la mouche (en occurrence, la lectrice) dans son filet complexe, élaboré, et lui serrer la gorge jusqu'à ce que les larmes en sortent. Et elles en sortent forcément. Le liquide lacrymal accumulé dans le sac conjonctival inférieur et le lac lacrymal finit par déborder via le bord du cil de la paupière inférieure...
L’ouvrage de Polina Barskova, porteur d’une multitude de personnages et de sujets, a un leitmotiv clair : la ville natale de l'auteur – Leningrad –, avec son passé héroïque et tragique. Avec les gens qui y sont nés, qui y ont grandi et qui ont été absorbés par elle. Ce livre, il faut le tenir du bout des doigts ; il doit être lu avec précaution, sur la pointe des pieds, pour ne pas le faire tomber. Pour n’en pas renverser le contenu.
La nuit qui a suivie s'est écoulée dans toutes sortes de réflexions. Au matin, j’ai réalisé que les réponses aux questions que je me posais devaient être recherchées à la source. Je me suis donc mis en quête de Polina Barskova sur les réseaux sociaux, puis je l’ai contactée ; suite à quoi, malgré l'heure tardive à Berkeley où l’auteur vit et enseigne à l'université de Californie, j'ai instantanément reçu une réponse : elle se montrait prête à discuter. Ce que nous avons fait un jour plus tard.
Polina, avant de paraître en français, votre livre est paru en allemand et en anglais. L'anglais, bien sûr, vous connaissez. Mais l’allemand ? Avez-vous pu participer au processus ?
Je ne parle pas du tout l'allemand et très mal le français, mais dans ce genre de cas, je fais confiance aux traducteurs. Je communique beaucoup avec eux. Ils me posent bon nombre de questions. Mais voyez : en terme général, c'est le destin et l'aspiration d'un écrivain d'être traduit dans des langues qu'il ne connaît pas. Vous laissez les livres partir, et ils vivent leur propre vie.
Comment s'est déroulée votre collaboration avec la traductrice française Marianne Gourg Antuszewicz ? Vous êtes-vous parlées ? Vous êtes-vous rencontrées ?
Non, nous ne nous sommes pas rencontrées. Elle m'a posé bien des questions - des questions intéressantes : sur l'histoire ; sur la langue. Ma prose véhicule beaucoup de citations littéraires, car j’en suis moi-même constituée. Marianne m'a également posé beaucoup de questions à ce sujet. En général, me concernant, l'un des aspects les plus intéressants de ce processus est d’entendre les traducteurs poser des questions très différentes.
Pouvez-vous me donner un exemple de question qui vous a plu ou surpris ?
Je n'ai, pour l’instant, pas d'exemple précis en tête, mais Marianne Gourg Antuszewicz a beaucoup travaillé sur le modernisme russe, ce qui est très important pour moi. Il est important de réaliser qu'un traducteur vit dans le même monde littéraire que moi. J'ai été touchée par son approche très méticuleuse et par sa réactivité, par sa façon de s’introduire dans tous ces enchevêtrements, ces échos, etc.....
Les autres éditions ont-elles bénéficié d’autant de commentaires émanant des traducteurs que l'édition française qui en comporte plusieurs par page ? Ce qui est bien, à mon avis, puisqu'il y a tant à déchiffrer.
Non, on trouve moins de commentaires dans l'édition américaine. Le lecteur américain de littérature non scientifique ne doit pas trop s'ennuyer avec les commentaires ; il ne les aime pas. On peut être d'accord ou pas, mais c'est ainsi. En général, nous savons qu'il y a relativement peu de littérature traduite en Amérique ; c'est là un problème auquel nous pensons et dont nous parlons beaucoup. Ainsi, afin d'introduire un livre en soi un peu bizarre sur le marché américain, l'éditeur s’est efforcé de ne pas intimider le lecteur avec des commentaires. Comme on me l'a expliqué, le lecteur français est plus courageux. J’imagine qu’un tel livre peut être acheté par une personne déjà connectée, d'une manière ou d'une autre, aux différents univers de la littérature, et qui est donc plus curieux. Après tout, c'est toujours une question de curiosité, d'envie d'entrer dans un monde que l'on ne connaît pas forcément.
Ne pensez-vous pas que l'édition russe pourrait bénéficier de quelques notes explicatives, elle aussi ? Pensez-vous que tous les Russes modernes savent qui sont Charon et Pablito, ou que les frères Drouskine ne sont pas des personnages fictifs ?
C'est une excellente question, très pertinente. Mon éditrice russe, Irina Kravtsova, qui dirige la Maison d'édition Ivan Limbakh, compte sur un lecteur capable et désireux de découvrir par lui-même qui est Сharon. Mais en général, cette question n'est pas évidente pour moi, et la décision appartient à chaque éditeur, qui détermine à chaque fois le destin d'un livre : à qui s'adresse-t-il ? Qui est son lecteur ?
Dans Tableaux vivants, de nombreuses histoires inconnues jusqu'alors s'entrechoquent. C'est dans cette provocation que réside l'un des sens de ma prose : j'essaie de raconter des histoires dont chaque lecteur pense connaître quelque chose. Mais il s'avère qu'en fait, il ne sait rien. Et c'est là, pour moi, l'un des principaux moteurs : faire se rendre compte à quel point on ne sait rien et commencer désespérément à découvrir.
De nos jours, les choses simples ou simplistes sont à la mode. Or votre livre n'est pas simple – ni dans son contenu ni dans sa forme. Par exemple, les signes de ponctuation disparaissent périodiquement. S'agit-il d'un risque conscient : ne pas s'abaisser au niveau du lecteur, mais le faire grimper derrière vous, lui faire faire des recherches sur Google, ou pensez-vous que « votre » lecteur vous comprendra, ou est-ce juste un hasard ?
D'une certaine manière, je dirais que toutes les versions que vous avez suggérées sont correctes. Je travaille avec mon imagination, mes fantasmes, mes intonations. Mais comme j'ai enseigné toute ma vie, je sais par expérience qu'il existe des lecteurs très ambitieux. Depuis la parution de Tableaux vivants en russe, j'ai rencontré un certain nombre de lecteurs de ce livre qui ont trouvé la force de s'y plonger. Vous savez, aux États-Unis, au début du semestre, je demande à mes nouveaux étudiants diplômés quel est leur livre moderniste russe préféré. Le plus souvent, on me répond : Pétersbourg d'Andreï Biely. Et à chaque fois, cela me surprend : ce livre semble si complexe, il traite d'événements si lointains... Il ne faut pas sous-estimer les lecteurs, ils sont différents. Mon livre n'est probablement pas destiné à un lecteur de masse, mais à un nombre important de personnes qui s'intéressent à la tradition du modernisme.
Dans Le pardonneur, à un moment donné, vous écrivez : « L’essentiel : résister au temps. Le temps va peser sur toi. Mais le sens de toute l’affaire est d’interdire au temps d’autrui de se mêler à celui que tu portes en toi, pour toi. » Pourquoi vous, une jeune femme talentueuse et à succès, n'abandonnez-vous pas le thème du passé en général et celui du siège de Leningrad en particulier ? D’ailleurs, le lecteur n'a pas l'impression que ce passé vous oppresse, qu’il pèse sur vous.
C'est une question merveilleuse. D'une certaine manière, c'est là une affaire de personnalité, de tempérament, mais c'est juste. Différents moments du passé se révèlent être très proches de moi. Dans le passé soviétique du XXe siècle, vivaient des gens comme nous, qui se trouvaient parfois dans des situations complètement inhumaines. Lorsque j'ai commencé à mieux connaître les personnages de la pièce Tableaux vivants, ils me sont devenus incroyablement sympathiques ; j'ai été complètement fascinée par ces personnes brillantes, complexes et pleines d'esprit. Comme ce serait extraordinaire de socialiser avec elles ! Puis j'ai réalisé ce qui leur était arrivé, quel désastre absolu avait frappé ces amoureux de la littérature, de l'art et de l'amour lui-même. Après tout, ce sont des gens très proches de nous, courageux, drôles... Et soudain, une Histoire survient qui – comme on dit en Amérique et comme j'aime le dire – « vous fait disparaître ». Et c'est tellement insupportable pour moi que mes personnages captivants disparaissent sans pouvoir se défendre !
Un jeune artiste talentueux et amoureux ne peut rien faire contre le siège de Léningrad ; contre les autorités soviétiques... Le sentiment d'une incroyable injustice historique me ronge. D'ailleurs, on voit l'histoire se répéter, et ce qui se passe aujourd'hui est un nouveau tournant monstrueux. Une grande partie de ce que la propagande de Poutine raconte et impose aujourd'hui est largement liée aux zones d'ombre de l'Histoire, à ce dont nous ne voulions pas parler ou penser. J'ai écrit la pièce Tableau vivant avant que le désastre actuel ne commence, et déjà à l'époque j'étais alarmée par le silence. Aujourd'hui, il s'avère que le silence historique n'est pas seulement inquiétant, mais aussi dangereux. Une nouvelle vague d'autocratie viendra remplir le silence à l’aide de propagande. Et au lieu de personnes vivantes, charmantes et complexes, nous recevrons des messages de propagande simples et faux. Pour moi, parler de ces personnes est une tentative de résister à ce que l'État impose. À ce qui lui convient aujourd'hui.
Vous écrivez sur les morts. Mais vous écrivez comme si vous les connaissiez tous personnellement. Ou peut-être avez-vous quand même réussi à rencontrer certains des personnages ? Ou leurs descendants ?
Les personnages de ce livre, je ne les ai pas connus. Mais j'ai parlé à ceux qui ont survécu au siège – à l'époque, ils étaient déjà nonagénaires. J'ai rencontré des gens extraordinaires qui sont devenus des connaissances importantes dans ma vie. J'aimais beaucoup une dame en particulier ; un jour, je l'ai appelée et elle n'a pas décroché. J'ai eu très peur, mais il s'est avéré qu'elle était simplement enrhumée. Lorsque je suis accourue chez elle, elle m'a dit : « Petite, si je ne suis pas morte en 1941, pourquoi devrais-je mourir un jour ? » Cette phrase m'a frappé et m'a fait comprendre que ces personnes entretenaient une relation particulière avec l'Histoire. Il n'existe pas d'équivalent exact du mot anglais survivor en russe. Les survivants, ce n'est pas tout à fait la même chose.
Mes livres ne sont pas très longs, ils sont plutôt denses. Pour moi, ils portent tous sur les personnes incroyables que je rencontre dans l'Histoire et qui me fascinent. Les gens me demandent souvent comment je peux traiter le sujet du siège, parce qu'il est si horriblement effrayant et difficile. Et je réponds : lorsque je le fais, je rencontre des personnes fascinantes dans l'Histoire ; des personnes avec lesquelles j'ai envie d'être tout le temps, de leur parler ; des personnes que je ne veux pas quitter des yeux. Mais pour les rencontrer, je dois aller là-bas.
Comme vous le savez, chez les gens comme il faut, il est d'usage de parler des morts en bien ou pas du tout. Il ne fait aucun doute que vous êtes une personne comme il faut. Mais vous avez réussi à créer des portraits de personnes montrant non seulement leurs excentricités mignonnes, mais aussi parfois des défauts très graves, des défauts moraux qui les privent de tout attrait. Y avez-vous pensé en écrivant ?
Oui, j'y ai pensé en écrivant. Comme j’écrivais lentement et qu'en cours d'écriture je faisais lire ce que j'avais écrit, on m'en a parlé, et j'aime beaucoup le fait que vous l'ayez remarqué. Pour moi, c'est une partie très importante, personnelle et controversée de ce que je fais. Je pense que lorsque nous commençons à ne dire que du bien de quelqu'un, notre lien avec cette personne est interrompu, cette personne n'est plus réelle, parce que nous sommes tous différents, complexes. Ce sont les complexités qui font une personne. Si vous ne parlez que de la beauté, de la gentillesse et de la décence d'une personne, elle est déjà en train de disparaître. En ce qui me concerne, ma tâche ambitieuse est d'essayer de rendre mes héros et anti-héros vivants pendant toute la durée du livre. Faire en sorte que mon lecteur éprouve à leur égard les mêmes sentiments forts et complexes que ceux que je ressens au cours du processus d'écriture. Je n'ai pas de réponse à la plupart des questions auxquelles je suis confronté pendant l'écriture, et je ne prétends pas en avoir.
Par exemple, j'ai eu beaucoup de mal avec Antonina Izerguina, mon héroïne, une spécialiste de l'impressionnisme français au musée de l'Ermitage ; une femme d'un courage incroyable. Or cette femme, conservatrice de musée, n'a pas su conserver les archives de son amant, de l'amour de sa vie, que fut Moïsseï Vakser. Ce me semble être un paradoxe, mais la réponse est dans ce qui arrive aux gens quand l'Histoire leur tombe dessus. L'image qui a été donnée par le régime soviétique et qui continue d'être donnée par le régime de Poutine, qui montre qu'une personne en relation avec l'Histoire devient un héros, est fausse. L'homme, dans sa relation avec l'Histoire, reste un homme – avec toutes ses faiblesses. Personne ne devient plus fort en étant blessé. Je pense qu'il est important d'en parler. En russe, des gens extraordinaires ont écrit sur ce sujet : Varlam Chalamov, Lydia Tchoukovskaïa, Evguénia Guinzbourg... Donc, dans le monde de la littérature russe, j'ai de merveilleux professeurs qui me disent à quel point il est douloureux pour une personne d'être dans l'Histoire.
Une autre transgression des “normes” que vous avez faite est de raconter avec humour l'histoire du terrible, d’effrayant. En commençant par les poèmes sur la dystrophie écrits en 1941 par Katia, une survivante du siège âgée de six ans, jusqu'aux répliques incroyables et à mourir de rire du « vierge Moïsseï » - l'artiste Moïsseï Borisovitch Vakser, mort de dystrophie à l'hôpital de l'Académie des arts en 1942 – et de cette Antonina Izerguina, déjà cités. Tous ceux qui ont visité le musée l'Ermitage ont certainement remarqué la célèbre photographie de l'une de ses salles pendant la guerre, avec des cadres vides. Les tableaux ont été retirés et cachés, évacués. Mais peu de gens savent qu'une partie du personnel est restée sur place. Comment vous est venue l'idée de parler d'eux en général et qu'est-ce qui vous a empêché de tomber dans le pathos ?
L'un de mes principaux désirs est de résister au pathos. Qu'est-ce qui peut aider à cela ? Le rire. Le fait que je me trouvais dans une ville où il y avait encore des gens qui connaissaient Antonina, un personnage urbain haut en couleur qui attirait l'attention sur lui, m'a en partie aidé. Elle était, dans le contexte soviétique, une « mauvaise fille » par définition, ce qui, bien sûr, m'inspirait beaucoup de sympathie. Elle se disputait avec Zhdanov, choisissait les “mauvais” amants, parlait français et jurait. C'était une célèbre femme d'esprit, un Oscar Wilde en jupe, qui faisait de son mieux pour créer en elle l'idée d'être non pas antisoviétique, mais a-soviétique, et qui gardait sa liberté. Pour moi, l'une des principales idées de cette pièce est de parler de la liberté des gens dans un contexte soviétique. Je pense que c'est très pertinent aujourd'hui.
Nous – écrivains, historiens, journalistes – pouvons résister à l'oubli bien organisé, en particulier à l'effacement perpétuel de la mémoire du blocus de Léningrad. La nature humaine est faite en sorte que nous nous intéressons surtout aux histoires de gens qui nous ressemblent. Et lorsque vous rencontrez quelqu'un qui vous intéresse au plus haut point, vous parvenez à faire fondre la graisse morte des constructions de la propagande et à voir les gens dans toutes leurs contradictions. L'une des principales contradictions est la tentative de combiner le tragique et le drôle. Dans toutes les pires périodes de l’Histoire, l'homme a essayé de se soutenir par le rire. Dans les camps nazis, dans les ghettos, il y avait des cabarets. Les journaux intimes de gens de Léningrad, qui ont contribué à mon travail, sont pleins d'ironie ; ils impressionnent par leur esprit et leur préservation de la dignité humaine. Leurs auteurs ont essayé de ne pas tomber dans le pathos, alors même que les autorités ont cherché à tout transformer en pathos. Ils ont essayé de se distinguer les uns des autres sans se fondre dans le collectif. Pour moi, le rire est un élément très important de leur effort pour rester en vie.
Si j'ai bien compris, l'essence de votre idée derrière ce texte est exprimée par Moïsseï Vakser, qui tenait un journal : « pour qu’après nous, personne ne vienne parler de nous en disant que c’était comme ils auront envie de raconter ». Des mots cruciaux dans le contexte d'un processus continu de réécriture de l'Histoire. En 2016, peu après avoir remporté le prix Andreï Biely, la pièce Tableaux vivants a été mise en scène au Théâtre des Nations de Moscou. Avez-vous été satisfait de la production ?
J'ai l'impression que tout cela s'est passé dans une autre vie. Cette production a été un choc absolu pour moi. Je suis avant tout un poète, et c'est fondamentalement important parce qu'un poète pense différemment et est organisé différemment. Voir mes personnages incarnés sur scène était... incroyable, car c'était la réalisation de mon intention : je voulais qu'ils vivent encore un peu, car leur mort m'indignait tellement ! De merveilleux acteurs ont joué les amoureux, mais Alla Pokrovskaïa, qui a joué cette conservatrice de l'Ermitage qui commence à raconter aux marins ce qu'il y avait dans les cadres vides, a été un véritable choc. C'était une autre dimension. Elle a montré un être humain altéré par le blocus. J'étais filmée en permanence et je n'arrêtais pas de sangloter – du fait que pendant les deux heures de la représentation, mes personnages sont restés vivants.
Lorsque vous parlez d'autres personnes, de personnes réelles, vous parlez également de votre propre vie, et des moments les plus personnels, les plus intimes, les plus douloureux. N'avez-vous pas peur de vous mettre ainsi à nu devant les gens qui sont bien amers de nos jours ?
Mon expérience montre que ce en quoi vous croyez se produira un jour ou l'autre. Un moment, après mon entretien avec Katerina Gordeïeva sur You Tube, j'ai osé commencer à lire les commentaires – prête à tout ! Les mille premiers commentaires m'ont choquée par la générosité des gens. Puis les ultraréactionnaires se sont réveillés et l'éternel antisémitisme dans sa forme la plus pure s'est manifesté : mon seul visage les a mis mal à l'aise. Mais beaucoup de gens ont commencé à m'écrire pour me raconter leurs histoires personnelles, et j'ai été submergée. Si vous respectez vos personnages, alors – d'après mon expérience – les gens montrent qu'ils sont prêts et capables d'être à l’écoute. Cette découverte a été pour moi un apprentissage très important. Votre question est tout à fait valable et juste. En effet, on peut s'attendre à tout. Mais si vous avez le courage d'attendre le meilleur, il vient à vous.
Qu'enseignez-vous exactement à l'université de Berkeley ?
J'enseigne la littérature russe, principalement « à la sauce » du XXe siècle. Je suis une spécialiste du modernisme, de la littérature soviétique ; j'ai fait cela toute ma vie. Mais les choses changent aujourd'hui. Lorsque, après le déclenchement de la guerre en Ukraine, j'ai dû enseigner « Sophia Petrovna » de Lydia Tchoukovskaïa, que j'avais enseigné pendant vingt ans, je n'ai soudain plus pu le faire : j'ai dû quitter la classe pour reprendre mes esprits. Il m’est devenu clair que la nouvelle parle d'aujourd'hui. Des dénonciations qui reviennent. Du silence. De la peur.
Vos collègues du département de russe de l'Université de Genève se plaignent que l'intérêt pour la langue et la littérature russes diminue ; qu'il y a de moins en moins d'étudiants. Qu'en est-il en Californie ?
C'est un problème général, qui ne concerne pas seulement le russe ou l'ukrainien, mais l'intérêt pour les sciences humaines en tant que telles. À côté de Berkeley, il y a la Silicon Valley et l'intelligence artificielle. Mais lorsque des jeunes, qui seront ensuite bien sûr impliqués dans l'intelligence artificielle, se retrouvent dans mes cours – qu'il s'agisse de Dostoïevski ou de Boulgakov –, je constate une incroyable réaction. Le corps étudiant est très hétérogène, beaucoup d'étudiants n'ont rien à voir avec la Russie. Pour moi, l'expérience de la littérature russe est une expérience constante de remise en question de la relation avec un État qui exerce une pression constante. Et cela ne cesse d'être intéressant et important.
J'essaie d'être ouvert au dialogue, à la discussion, autant que mon interlocuteur – un étudiant de premier ou de deuxième cycle – le souhaite. J'essaie également de comprendre de loin ce qui se passe en Russie. En général, la question de la compréhension à distance s'est avérée être l'un des principaux problèmes pour moi : comprendre à distance dans le temps, comme pour le blocus, dans l'espace. Cela semble être loin, mais cela vous touche de la manière la plus directe.
La traditionnelle question finale : sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
J'attends actuellement la publication d'un nouveau livre, j'ai déjà signé un contrat avec la maison d'édition Ivan Limbakh. Ce livre est une autre tentative de comprendre de loin. Il s'agit – à un niveau très simple et superficiel – de la séparation d'avec sa ville, d'avec son monde. Mais il y a au moins un double récit. Il s'agit de l'histoire de la première artiste femme de Saint-Pétersbourg, une Néerlandaise appelée Dorothea Merian, fille de la célèbre Sibylla Merian – artiste, voyageuse et entomologiste : elle a découvert le phénomène de la métamorphose chez les animaux. En 1718, à la demande de Pierre le Grand, sa fille s'est retrouvée à Saint-Pétersbourg et a fait partie du groupe de personnes responsables de l'apparence donnée à la Kunstkamera. Et bien d'autres choses merveilleuses ont été accomplies par cette femme, dont personne ne sait généralement rien. J'associe son histoire à celle de mon départ. D'une manière générale, je m'intéresse aux histoires que les gens devraient connaître. Il est étonnant de voir à quel point l'oubli dévore tout, combien de choses nous sont cachées. J'ai une résistance à l'oubli, à l'ignorance, qui est ma force motrice.
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
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