L’idée derrière la création, en 2007, de NashaGazeta.ch était celle d’une plateforme qui réunirait les russophones de toute la Suisse (et d’ailleurs) pour leur expliquer les lois et les mœurs helvétiques – ceci en sorte de faciliter leur intégration. Je suis ravie que 18 ans plus tard, et malgré tous les cataclysmes que nous avons vécus, notre lectorat compte toujours les ressortissants de toutes les ex-républiques soviétiques qui se tournent naturellement vers nous pour présenter leurs projets. Mais ici, par les temps qui courent, une précision s’impose : pareille initiative ne me fait pas plaisir en vertu d’une vision impérialiste qui serait mienne, mais parce que nous avons un passé commun… et que je n’aime pas les amnésiques !
Et voilà donc que le 18 mai la pianiste suisse-arménienne Sona Igityan se produira à l'Athénée de Genève. Elle a décidé de présenter au public genevois l’œuvre d'Arno Babajanyan, un compositeur très populaire en URSS mais presque inconnu ailleurs. Parallèlement, elle prépare l’imminente sortie d'un disque regroupant l'ensemble des œuvres pour piano de Babajanyan qu'elle a enregistrées. Voici ce qu’elle m’a raconté.
Sona, c'est la première fois que je vous présente à nos lecteurs ; alors parlez-moi un peu de vous. D'après ce que je sais, vous êtes née et avez grandi dans une famille d’artistes...
Oui, je suis née et j'ai grandi à Erevan. Mon père est un architecte bien connu en Arménie ; son frère, lui, était un historien de l'art ayant participé à la création de deux musées à Erevan : le premier Musée d'art moderne de l'URSS et ce qui, à l’époque, a constitué la première galerie pour enfants au monde – galerie sur la base de laquelle le Centre national d'esthétique d'Arménie a été créé en 1978. Aujourd'hui, ce centre porte le nom d'Henrik Igityan, mon oncle.
Cependant, vous vous êtes orientée vers la musique et non vers les beaux-arts. Était-ce votre désir ou vos parents vous ont-ils quelque peu forcée la main ?
Autant que je me souvienne, lorsque je voyais un piano quelque part, je me précipitais dessus. Mais j'ai aussi bénéficié du soutien de mes parents : à leur époque, tous deux avaient rêvé de faire de la musique et j’ai en quelque sorte incarné ce rêve.
Comment avez-vous atterri en Suisse ?
Cinq ans après avoir obtenu mon diplôme au Conservatoire Komitas d'Erevan, je suis simplement venue passer un examen à Genève. A cette époque – la seconde moitié des années 1990 –, beaucoup de musiciens de l’ancienne URSS partaient de chez eux, car nous vivions alors un tournant dans notre ancien pays : le début de la période post-soviétique. Cela dit, je pense aussi que la deuxième formation que j'ai reçue ici a représenté un excellent complément à la première ; une fusion de deux écoles – ou plutôt de deux visions du monde musical. Ce qui est à l'avantage d'un musicien. L'école russe est plus axée sur la préparation physique – la capacité à contrôler son corps – qui apporte à l’art beaucoup d'intuition. Tandis qu’ici, on prend davantage en compte la réflexion, ce qui, je pense, manque un peu à mes ex-compatriotes. Je pense donc qu'une combinaison de ces deux approches est tout simplement nécessaire.
Ce n'est un secret pour personne qu'il est très difficile pour un musicien de faire carrière. Et plus encore quand on vient d'un autre pays, car les diplômes ne sont pas une garantie de succès. Comment cela s'est passé pour vous ?
Vous avez tout à fait raison : un diplôme ne garantit rien, surtout un diplôme étranger et qui, en outre, n’est pas un diplôme européen. Cependant, même un diplôme suisse – j'ai moi-même deux masters – n'est pas beaucoup plus « utile » ; il n'est pas facile de trouver un emploi. J'ai pour ainsi dire le statut d'artiste indépendant, je ne dispose pas d'agent, j'organise tout moi-même. Tout cela est très difficile, même si on laisse de côté l'aspect financier. Cependant, malgré la grande concurrence, il y a en quelque sorte de la place pour tout le monde.
Le prochain concert à Genève, organisé par l'association Amalthea, n'est pas pour vous le premier. Pourriez-vous commenter le programme ?
J'en serais ravie ! Ce concert d'une quarantaine de minutes débutera par la Partita de Bach. Bien que mon créneau, pour ainsi dire, consiste en des œuvres de compositeurs du début et du milieu du XXe siècle, Bach est intemporel et toujours contemporain. Ensuite, je jouerai des œuvres d'Arno Babajanyan : la Sonate polyphonique et le Poème.
Si je ne me trompe pas, le Poème a été inclus dans le programme obligatoire du concours Tchaïkovski en 1966… [Actuellement ce concours est exclu de la Fédération internationale – N.S.]
Vous ne vous trompez pas ! D'ailleurs, il a été écrit spécifiquement dans ce but – Babajanyan a participé au concours organisé à l’époque et l'a remporté. Cependant, son œuvre pour piano la plus célèbre est probablement le cycle des Six Tableaux.

Le choix des œuvres de Babajanyan pour le programme du concert est une démarche audacieuse de votre part, car on sait que le public genevois est gâté et a des goûts assez traditionnels ; il n'est donc pas évident d'attirer son attention sur un compositeur peu connu, de la période soviétique. Qu'est-ce qui vous a motivé ?
J'avoue que je n'y ai pas même pensé. La première motivation est sans doute que j'adore tout simplement cet homme. Mon père était très proche de lui et avait même quelque chose à voir avec les Six Tableaux. Je joue la musique d'Arno Babajanyan depuis longtemps, et l'idée d'enregistrer l’intégrale de ses œuvres pour piano solo n'est pas nouvelle, mais je n'ai jamais eu le temps de le faire. Je voulais réaliser ce disque en sorte qu’il coïncide avec son centenaire, en 2021, toutefois la pandémie de coronavirus m'en a empêchée. Le fait qu’il s’agisse d’un compositeur moins connu ne m’effraye pas. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de constater l'accueil chaleureux que le public réserve à ses œuvres : dans les programmes d'œuvres de différents compositeurs, c'est lui qui suscite les meilleures réactions.
En même temps, vous conviendrez que même en URSS Babajanyan était beaucoup plus connu en tant qu'auteur-compositeur : ses chansons sur des poèmes de Ievgueni Ievtouchenko, Andreï Voznesenski et beaucoup d'autres poètes de qualité étaient chantées dans tout le pays. Vous qui connaissez si bien les œuvres d'Arno Babajanyan, avez-vous l'impression que la musique pop « l'emporte » sur les classiques ?
Cette question se pose toujours lorsqu'on parle de Babajanyan. En effet, il a criminellement peu écrit pour le répertoire classique, académique, mais ce peu qu'il a écrit est si beau qu'à mon avis, il l'emporte sur la musique pop. Tout le monde regrette qu'il se soit laissé aller au genre dit léger, mais chacun a sa façon de faire, et les chansons étaient vraiment merveilleuses. Elles sont encore chantées.
Parlons maintenant de ce disque. Au fil de notre génération, les disques vinyles sont d'abord passés de mode avant d’y revenir, puis ça a été le tour des disques compacts, qui ne sont plus écoutés par beaucoup de gens car presque tout est disponible sur support numérique. Pourquoi avez-vous tout de même décidé de produire ce disque ?
Je voulais qu'un enregistrement de qualité de ses œuvres soit conservé sous une forme physique et tangible. J'ai été très heureuse lorsque la très respectée marque suisse Claves s'est intéressée à ma proposition. Ensuite, j'ai dû trouver des fonds, préparer, organiser tout cela... Ce n'est pas Melodiya de l'époque soviétique.
Je sais que vous avez réalisé l'enregistrement sur un piano à queue Fazioli, une firme respectée par de nombreux professionnels mais peu connue du grand public.
Ma relation avec cette firme a débuté il y a une dizaine d'années, lorsque mon mari et moi avons commencé à chercher un instrument professionnel pour moi. Comme tout le monde, nous avons pensé à Steinway, mais nous avons aussi essayé Bechstein, Bluthner, Yamaha et Bosendorfer. Je ne connaissais Fazioli que par ouï-dire et par le disque d'un de mes amis. Leurs pianos modernes restent rares. Finalement, nous sommes tombés sur un homme qui vendait un piano à queue en excellent état pour la moitié de son prix. Je me permets de faire une déclaration audacieuse, mais j'ai eu une expérience avec un Steinway qui ne m'a pas donné entière satisfaction. Là, par contre, dès que j'ai touché les touches de ce Fazioli, tous mes doutes sont tombés – c'était ce que je cherchais. Je suis sûr que si Babajanyan était encore en vie, le Fazioli serait son instrument préféré ! Lorsque j'ai eu l'idée de ce disque et que j'en ai fait part à Paolo Fazioli, le pianiste et ingénieur italien qui a fondé la société en 1981, il m'a immédiatement proposé d'effectuer l'enregistrement dans la salle de sa société – c'était absolument merveilleux !

À ma connaissance, sans disposer d'agent, vous organisez des concerts non seulement pour vous, mais aussi pour vos collègues – ceci dans le cadre d'un petit festival que vous avez créé....
J'essaie ! Le festival s'appelle PianoFest de Moudon, du nom de la ville du canton de Vaud où je vis depuis huit ans. Le festival est consacré à la musique du XXe siècle. La première édition a eu lieu en 2021. Cette année, début septembre, il y en aura une troisième, axée sur mon disque de Babajanian. Depuis ses débuts, le projet est soutenu par la municipalité de Moudon, et les concerts ont lieu dans la magnifique église réformée Saint-Etienne, la plus grande du canton après la cathédrale de Lausanne. Cette année, nous offrirons la première exécution d'une œuvre pour piano « normal », acoustique et virtuel du compositeur suisse André Decoster. Nous présenterons également un jeune talent et nous honorerons la mémoire de Ravel, dont nous célébrons cette année le 150e anniversaire de la naissance. Alors, venez nombreux !
Je ne doute pas que certains de nos lecteurs mélomanes répondront à votre invitation. Mais revenons à Arno Babajanyan. De nos jours, il est de bon ton de rejeter tout ce qui est « soviétique », et parfois, comme le dit le proverbe français, on a tendance à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». D'après ce que j'ai pu moi-même constater et ce que j'ai lu sous la plume de différentes personnes, le centenaire d’Arno Babajanyan n'a pas été célébré comme il se doit en Arménie. Même en Russie, il semble d’y avoir eu davantage d'« événements jubilaires ». Il n'y a toujours pas de musée Babajanyan, bien qu'il y ait eu des discussions à ce sujet. Comment expliquez-vous cela ?
Je partage entièrement votre sentiment ; son jubilé était – disons – modeste. C'est un sujet très douloureux pour moi, et pas seulement pour moi. Bien sûr, les Arméniens, comme tous les habitants d'autres petits États, aimeraient que leurs gouvernements soutiennent davantage leurs artistes ; qu'ils comprennent l'importance de la culture… surtout lorsqu'il n'y a pas d'autres ressources. Quand les dirigeants s'en rendent compte, c’est merveilleux, mais c'est rarement le cas.
Je ne puis qu'espérer que, grâce à votre prochain concert puis à votre disque, Arno Babajanyan sera désormais mieux connu en Occident. Ce n'est pas pour rien qu'on dit que « nul n’est prophète en son pays », et il arrive que ses talents ne commencent à être appréciés qu'après avoir été reconnus à l'étranger.
P.S. En guise d'une prélude je vous propose d'écouter ce "Capriccio" composé par Arno Babajanyan en 1952, interprété par Sona Igityan.
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