Je ne vais pas vous raconter l’intrigue de Khovantchina ; elle est facile à trouver. Je vous rappellerai seulement que la base historique de cet opéra – comme il en est allé de ses autres chefs-d'œuvre, Modeste Petrovitch Moussorgski (1839-1881) ne l'a pas achevé, c’est Nikolaï Rimski-Korsakov qui l’a fait – est constituée par les événements qui se sont déroulés en Russie après 1682, lorsque, suite à la mort du tsar Fiodor III Alekseïevitch, le pouvoir est passé de facto à Sophia Alexeïevna tandis que, formellement, c’était Pierre, alors âgé de dix ans, qui était couronné. Le compositeur a étudié et utilisé dans son œuvre non seulement la plus célèbre des trois émeutes des Streltsy, advenue en mai 1682, après laquelle le prince Ivan Khovanski a effectivement régné, mais aussi la deuxième, de 1689, et quelques fragments de la troisième, en 1698, après laquelle le pouvoir a définitivement été transmis à Pierre le Grand.

On sait que la dernière émeute a eu lieu pendant le séjour de Pierre Ier à l'étranger, dans le cadre de la Grande Ambassade en Europe, où il s'est rendu accompagné, entre autres, de François Le Fort, bien connu en Suisse – son buste trône sur une place à Genève et une rue à Lausanne porte son nom –, dans le but « d'établir des liens militaro-politiques et économico-culturels, ainsi que scientifiques avec les États d'Europe occidentale ». Pour expliquer la rébellion des Streltsy, c'est-à-dire des membres de l'armée régulière spéciale qui a existé en Russie du milieu du XVIe au début du XVIIIe siècle, les chercheurs évoquent généralement les difficultés des campagnes militaires, les salaires insuffisants, l'éloignement des soldats de leurs familles, la nomination d'officiers étrangers aux postes militaires les plus élevés. Ils évoquent également d'éventuelles motivations politiques: selon de nombreux récits et témoignages, souvent obtenus sous la torture, les Streltsy projetaient d'introniser la tsarevna Sophia Alexeïevna, qui avait déjà été régente sous les jeunes Pierre et Ivan. La rébellion fut réprimée par les raiders de Pierre, plus d'un millier de personnes furent exécutées et la tsarevna Sophia, qui après la seconde émeute avait été écartée du pouvoir par Pierre, devenu majeur, fut interrogée et tonsurée de force comme nonne au couvent de Novodevichy.

Le chemin de Khovantchina vers la scène nationale russe est épineux : « Aux difficultés engendrées par la censure, liées à la représentation de conflits politiques réels et de mouvements de masse, s'ajoutait une difficulté supplémentaire : l'impossibilité de représenter des conflits religieux sur scène », comme l'a résumé le critique musical soviétique Abram Gozenpoud. Ce n'est que grâce à Fiodor Chaliapin, qui jouait le rôle de Dossifeï, que Khovantchina est apparue au théâtre Mariinsky – en l’an 1911. Rimski-Korsakov n'a pas vécu pour la voir, mais depuis lors elle n'a pas quitté les meilleures scènes d'opéra du monde. Il est facile de trouver dans la littérature de référence des informations selon lesquelles Sergueï Diaghilev a montré le 5e acte de Khovantchina à Paris en 1907, puis a décidé de présenter l'opéra en entier à l'Exposition de l'été 1913. Mais il voulait en faire une nouvelle édition, car Rimski-Korsakov avait supprimé de nombreuses scènes et « adouci » Moussorgski à bien des égards. Maurice Ravel et Igor Stravinsky s'en chargent et la première de cette version a lieu à Paris en juin 1913, remportant un immense succès. Dimitri Chostakovitch en a ensuite créé une instrumentation entièrement nouvelle sur la base de la ligne vocale de Moussorgski – instrumentalisation qui fut présentée pour la première fois au public en 1960 à Leningrad. En 1989, une production de Khovantchina eut lieu sous la direction de Claudio Abbado au Wiener Staatsoper. Le maestro avait décidé de combiner la version de Chostakovitch et d'ajouter le chœur final de Stravinsky de la production de Diaghilev. Cette version est devenue une « référence » en Occident, et pratiquement tous les théâtres des régions non russophones la mettent à l'affiche… la version genevoise ne faisant pas exception. Mais autant de productions, autant de questions à leur sujet.

C'est donc la période du règne du prince Khovanski qui a donné naissance au mot « Khovantchina » – lequel, comme quasiment tous les mots russes finissant en « tchina », a une connotation négative. Dans l'opéra de Moussorgski, sa paternité est directement attribuée à Pierre le Grand (lorsque Dosiffeï demande ce qu'a dit le tsar Pierre, le boyard Chaklovity répond : « Il l'a appelé “Khovantchina”). Ces mots sont aussi difficiles à prononcer pour les étrangers (la lettre russe « щ » est généralement représentée par sch ou tch) que les concepts qu'ils désignent sont difficiles à comprendre. Cela conduit à des interprétations très différentes de certaines périodes de l'histoire russe en général et de l'opéra de Moussorgski en particulier.
Comme toujours, j’ai attendu la mise en scène de Khovantchina à Genève avec intérêt et appréhension et ai capté tous les signaux émis par le Théâtre « Bolchoï » local. Dans l’intervalle, la livraison de février du magazine distribuée par le théâtre m’a donné matière à réflexion. L'interview du ténor polonais Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski dans la nouvelle production) m’a permis de comprendre son attitude face aux tentatives de boycott de la culture russe (« Moussorgski – à ma connaissance – n’était pas un redoutable communiste, il a tout simplement écrit des pièces remarquables »). Et les révélations de la mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis, qui a décidé de se consacrer à l'opéra sous l'influence d'Olga Borodina et qui chante aujourd'hui Marfa, m’appris à quel point les textes russes sont difficiles pour elle. La même livraison a publié un article de l'écrivain Mikhaïl Сhiсhkine, rajouté à la liste des « agents étrangers » le 21 mars 2025, intitulé « Victime comme victoire » et consacré à Alexeï Navalny, qui aurait dû me servir d'avertissement.

L'amour de Rutkowski pour la musique russe et les difficultés de Mlle Bryce-Davis étaient bien visibles sur scène ; malheureusement, l'interprétation de Marfa par la chanteuse américaine ne peut être qualifiée de réussie : il n'y perçait aucun drame et les paroles étaient inaudibles pour la plupart. C’est certainement la basse ukrainienne Taras Shtonda dans le rôle de Dossifeï qui m’a le plus impressionné : la vieille école classique s'est montrée dans toute sa splendeur et je tiens à le remercier pour son professionnalisme et son courage, car il y a certes les critiques non musicaux qui le condamnent pour l’interprétation du répertoire russe. En deuxième position, si l'on utilise la terminologie sportive, on trouve son collègue russe Dmitry Ulyanov, déjà bien connu du public genevois, dans le rôle du Prince Ivan Khovanski. Le ténor russe Dmitry Golovnin, alias le prince Vassili Golitsine, était lui aussi tout à fait à la hauteur. (Dans la production de Guerre et Paix de 2021, il interprétait Anatole Kurakin.) En général, les chanteurs-hommes étaient cette fois plus forts que les interprètes féminines.

Mais nous vivons à l'ère où ce ne sont pas les chanteurs mais les metteurs en scène qui font la loi. C'est pourquoi j’ai lu avec une attention particulière l'interview de Calixto Bieito, qui termine avec Khovantchina son cycle russe au Grand Théâtre de Genève, après Guerre et Paix en 2021 et Lady Macbeth de Mtsensk en 2023. Mes critiques de ces spectacles ont donné à mes lecteurs une idée de son style. Dans Khovantchina, il a été attiré – comme il s'est avéré – par « une grande force mais aussi une nostalgie et une brutalité massives ». Les goûts ne se discutent pas et il n'y a aucune raison de douter de sa sincérité. Cependant, il poursuit l'interview en précisant qu'il n'avait pas l'intention de relier l'opéra de Moussorgski « aux problématiques que nous observons aujourd’hui. Je ne veux rien ajouter au contexte existant et je ne suis pas intéressé pas au théâtre social ou politique, parce que je ne suis ni politique ni sociologue ». Eh bien, ici, Calixto Bieito s'est clairement plié à l'exercice.

Bien sûr, je ne m'attendais pas à voir sur la scène du théâtre genevois une recréation de la production de Khovantchina de 1950 donnée au Théâtre Bolchoï et considérée à juste titre, et pendant des décennies, comme une référence. Toutefois, je n'étais pas non plus préparée à voir apparaître, en guise d’épigraphe, la phrase « La mort résout tous les problèmes. Pas d’homme, pas de problème », attribué à Staline, puis, sur fond de la célèbre et magnifique ouverture « L'aube sur la Moskova » régulièrement jouée en concert comme une œuvre symphonique indépendante, d'abord une foule portant des valises, puis le cercueil de Staline tout droit sorti du film La mort de Staline... qui plus est entouré de cygnes dansant à l’arrière-plan de la scène. L'allusion a été comprise : la mort, le Lac des Cygnes, et Tchaïkovski bien loin pour regarder d'un mauvais œil le fait que « ses » cygnes dansent sur la musique de quelqu'un d'autre. (Les cygnes seront d'abord remplacés par des codes de hackers russes, puis par une peinture murale dans le style du réalisme socialiste, et enfin par « l'ours russe », qui est déjà devenu lassant). Il est intéressant de noter qu'il existe un fait historique dont Calixto Bieito n'est guère conscient, mais qui pourrait, dans une certaine mesure, justifier un tel début du spectacle. En effet, c'est Khovantchina qui a été jouée au théâtre Bolchoï de Moscou le lendemain des funérailles de Staline, après une période de deuil de trois jours. Vera Davydova, qui jouissait de la faveur particulière du « petit père du peuple », était magnifique dans le rôle de Marfa, pour l'interprétation duquel elle reçut en 1951 son troisième prix Staline du premier degré. Et l'on ne peut que deviner ce que pensait la chanteuse ce soir-là, appelant à l'aide « les forces secrètes, les grandes forces, les âmes parties dans le monde inconnu » !

Il est peu probable que le réalisateur espagnol ait creusé aussi profondément. Après tout, s'il l'avait fait, il n'aurait pas transformé le Strelets Kuzka en chien à la chaîne portant un collier de cuillères ; il n'aurait pas fait en sorte que le vieux Dossifeï, le chef des schismatiques, se couvre d'un tapis ; il n'aurait pas mis un blouson de cuir à Marfa, ni n’aurait forcé Andrei Khovanski à quasiment violer sa bien-aimée Emma de la Nemetskaya Sloboda sur l’avant-scène. (Lisez Pierre le Grand d’Alexeï Tolstoï, et vous comprendrez l’importance de ce quartier de Moscou pour le tsar. Soit dit en passant, un spectateur situé plus loin que le dixième rang du parterre ne pourra pas voir que des passeports multicolores tombent du sac à main d'Emma, l'allusion n'est donc pas comprise, il n'y a pas d'effet. De nombreux autres détails, également trop petits pour une grande scène inutilement vide, sont également perdus.) Il n'aurait pas présenté le bûcher sur lequel, dans la vision de Marfa, les schismatiques brûlent, sous la forme d'une espèce de marmite destinée à représenter le Parlement européen, et à laquelle Ivan Khovanski met le feu. Pendant qu'elle brûle, il y a une pause dans la pièce qui n'est remplie par rien, une chose impardonnable au théâtre ! Il n'aurait pas remplacé la Danse des Perses du quatrième acte par une scène de strip-tease collectif : sur fond de musique orientale luxurieuse, les premières à tomber sont... les masques à gaz portées par des femmes. Il n'aurait pas fait monter sur scène un wagon de train, d'où le Prince Golitsine sort revêtu des vêtements de l'hôpital berlinois de la Charité, à l’instar d’Alexeï Navalny. Finalement, Ivan Khovanski ne serait pas contraint de mourir dans une baignoire étranglé par Chaklovity, le traître. Pour certains, cette scène rappellera La mort de Marat de Jacques-Louis David, pour d'autres, la mort de l'oligarque Boris Berezovsky, tombé en disgrâce, qui n'a pas encore été capturée sur la toile, à ma connaissance, mais il est impossible de combiner les deux événements en une seule image collective, même en s'étirant beaucoup ! Et pourquoi Dossifeï étend-il son tapis pour la prière finale ? Aurait-il changé de religion au cours de la pièce ? Et ainsi de suite.

Je ne pense pas que cette production rejoindra les rangs des « œuvres impérissables ». Mais l'opéra lui-même n'a rien perdu de sa pertinence. Il est dommage que les auteurs de la production n'aient pas accordé plus d'attention au travail des solistes et des choristes sur la prononciation et la diction, car le texte est d'une grande importance. Vive les surtitres ! Mais un spectateur russophone reconnaîtra certainement les paroles de Khovanski adressées à la foule : « Enfants, mes enfants, Moscou et la Rus' (que Dieu nous garde !) sont en proie à un grand pogrom... », et comprendra le reproche de Golitsine à Khovanski : « Maintenant nous avons perdu nos places, c’est toi-même, Prince, qui nous a mis au niveau des villageois », et les lamentations de Chaklovity, déplorant le sort de la Russie (« Le nid des Strelets dort, dort, peuple russe, l'ennemi ne dort pas »), et l'avertissement « La Lituanie s'est réveillée ! », et le constat d'Ivan Khovanski selon lequel « la vie n'est pas gaie et joyeuse dans la grande Russie », ainsi que le désarroi des passants qui regardent les personnages principaux brûler dans la scène finale (« Oh toi, chère Mère Russie... Qui va vous réconforter et vous consoler maintenant ? »). Cette dernière question reste ouverte. Et faut-il vraiment ajouter quelque chose au contexte existant ?
Il est bien dommage que cet opéra, débordant d'émotion, dans la production du Grand Théâtre de Genève laisse le public indifférent. À l'entracte, les gens ont quitté la salle de la première déjà pas remplie....

Le spectacle sera présenté encore quatre fois, ce qui vous donnera l'occasion de vous faire votre propre opinion. Et moi, je vous offre quelques minutes d'un enregistrement rarissime de la Danse des Perses oubliée dans cette production, avec Maïa Plissetskaïa en soliste, en 1964. Sans masque à gaz.
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