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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

05.06.2025
Cadre du film d'A. Prochkine Vis et souviens-toi. Nastiona - Daria Moroz, Andreï - Mikhail Evlanov

Dès aujourd'hui, Vis et souviens-toi, le roman de Valentin Raspoutine réédité par les Éditions Noir sur Blanc (Lausanne), est disponible dans les librairies de Suisse, de France, de Belgique et du Canada.

La réédition de ce roman s'inscrit dans le cadre du projet intitulé « La bibliothèque de Dimitri », une initiative lancée en 2018, après que Vera Michalski-Hoffmann, à la tête de la maison d'édition Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, ait racheté le catalogue « Classiques slaves » de son défunt collègue Vladimir Dimitrijevic (1934-2011), fondateur de la maison d'édition L'Âge d'Homme. Pour rappel, ce catalogue comprend 600 chefs-d'œuvre littéraires, dont 250 russes. Depuis lors, sept à huit livres magnifiques, devenus depuis longtemps des raretés bibliographiques, sont réédités chaque année. C'est donc au tour du roman de Valentin Raspoutine intitulé Vis et souviens-toi (1974), pour lequel l'auteur a reçu trois ans plus tard le Prix d'État de l'URSS, d’être réédité. En URSS/Russie, précisons que ce roman a connu plusieurs dizaines de réédition. En 2008, un film du même titre, réalisé par Alexandre Prochkine, ouvrait le festival « Kinotavr » à Sotchi. Le réalisateur avait ajouté au roman « une touche personnelle » : à la fin du film, le spectateur était transporté en 1965, époque où Andreï Gouskov, le personnage principal, vieilli, vit seul dans un village autrefois peuplé. Un gardien de phare qui passe devant lui le félicite pour le 20e anniversaire de la Victoire. Valentin Raspoutine n'avait pas mis cela dans son texte. Vladimir Dimitrijevic, qui publiait, en 1990, l’ouvrage dans une traduction française due à Nathalie Domb, non plus. Et voici enfin sa réédition.

L’essence du livre se résume ainsi. Les Gouskov vivent dans le village isolé d'Atamanovka, sur la rivière Angara, en Sibérie. Andreï épouse Nastiona (diminutif d’Anastasia), une orpheline, avec laquelle il vit quatre ans avant Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique pour les soviétiques. Ils n'ont pas d'enfants. La guerre s’éclate, Andreï et plusieurs autres jeunes hommes du village sont envoyés au front. Il y sert jusqu'à l'été 1944, où il est grièvement blessé et envoyé à l'hôpital de Novossibirsk. Convaincu qu'après sa convalescence, pour peu qu’il ne soit pas réformé, il aura du moins droit à quelques jours de permission, Andreï est bouleversé et déçu lorsqu'à l'automne, il est renvoyé au front. Pour passer au moins une journée avec sa famille, il s'enfuit de l'hôpital et se rend à Irkoutsk, mais après quelques jours il comprend qu'il n'aura pas le temps de faire ce qu’il souhaitait et que, d’ors et déjà, il a commis un acte de désertion. Se cachant de tout le monde, il parvient peu à peu à regagner son village natal, où il est déjà recherché. Dans le froid glacial de l'Épiphanie 1945, Andreï parvient secrètement à Atamanovka, où Nastiona l'accueille et devient complice du forfait en cachant à tous la désertion de son mari. Peu après, Nastiona se rend compte qu'elle est enceinte. Chassée de chez elle par les parents de son mari et rejetée par ses concitoyens, elle se noie dans l'Angara.

Voilà pour l'histoire. À présent, pourquoi rééditer ce livre à ce moment précis ? « Je n'ai pas de réponse à cette question ! », me répond avec le sourire Marko Despot, le responsable de la collection « La bibliothèque de Dimitri » aux Éditions Noir sur Blanc. « J'essaie simplement de rééditer des livres qui ont influencé ma propre vie à un moment donné. Et le roman de Valentin Raspoutine, que j'ai lu à 16 ou 17 ans, en fait partie. Je me souviens très bien à quel point j'ai été bouleversé par l'histoire de ce déserteur qui, selon les concepts soviétiques, a trahi sa patrie pour sauver sa vie. »

Un héros déserteur ? Impossible, surtout en 1974, en pleine période de stagnation brejnévienne ! En effet, l'acte novateur d’écrivain Raspoutine consistait à aborder un sujet jusqu'alors tabou et à se pencher sur les sentiments ressentis par un « traître» – car c'est ainsi que les déserteurs étaient perçus en Russie. Et ils le sont toujours. Cette innovation a valu au roman des éloges enthousiastes de la part de personnes (et d'auteurs) aussi différentes que Viktor Astafiev et Alexandre Soljenitsyne, de même que du poète ukrainien Vasyl Stus, qui lut le roman pendant sa détention dans la région de Magadan.

Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, en relisant le livre avec le recul des événements qui se sont produits depuis sa rédaction, ce qui semblait évident à première vue l’apparaît moins, et les accents se placent différemment. De fait, si l'on y regarde de plus près, il apparaît qu'Andreï Gouskov, qui s'est enfui de l'hôpital après quatre ans de guerre, n'est en rien un héros pour Valentin Raspoutine ; mon avis est qu’il est plutôt un anti-héros – donc en parfaite conformité avec la morale soviétique. Ce qui explique le Prix d’État.

Il ne faut pas tirer de parallèles entre cette guerre et la guerre actuelle, car ce sont deux guerres trop différentes. Et les déserteurs sont différents. Guskov ne s'est pas enfui pour des raisons humanitaires, idéologiques ou religieuses (« tu ne tueras point »), mais uniquement pour sauver sa peau. Sans se soucier le moins du monde du fait qu'il expose ainsi tous ses proches à la justice de son pays. Mais il n’y a pas que ça. Comment un homme qui bat sa femme parce qu'elle ne parvient pas à devenir enceinte peut-il susciter la sympathie ? (Il convient de rappeler, d'ailleurs, qu'à l'automne 1941, l'URSS avait instauré un impôt sur l'infécondité – impôt qui n'a été abrogé qu'en 1958 –, et qu'il n'existe toujours pas de loi contre les violences domestiques en Russie actuelle. Soyons juste: la Confédération avait promis aux victimes de violences domestiques un numéro d'appel pour demander de l’aide, le 142, en 2021 déjà. Mais quatre ans plus tard, ce numéro n'est toujours pas en service et les retards s'accumulent et la mise en service a été repoussée au 1er mai 2026.) Un homme qui, de plus, sur le chemin qui le mène vers « sa femme bien-aimée », ne dédaigne pas les relations avec Tania, une femme muette qui l'a recueilli à ses risques et périls, et qui ensuite rêve de la « tourmenter à plaisir, puis la prendre en pitié et la tourmenter de nouveau, elle supporterait tout et serait heureuse de la plus petite chose ». Oui, il reconnaît aussitôt qu'il « était indigne même de Tania », mais il est prêt à prendre ce péché sur sa conscience. Pourquoi ? Parce que « Tania était de toute façon blessée par le sort, on pouvait continuer à la blesser ». Une logique implacable, il n'y a rien à dire.

Gouskov ne se fait aucune illusion sur son propre avenir, ayant vu pendant la guerre des exécutions exemplaires sans jugement ni enquête. (« Andreï Gouskov le comprenait bien : le sort l’avait coincé dans une impasse. Devant lui, il y avait un certain parcours, très bref sans doute, au bout duquel il buterait contre un mur. Le retour en arrière n’était pas possible. Pas question. Et le fait même de ne pas pouvoir revenir sur ses pas dispensait Andreï de réflexions superflues. Il lui fallait vivre avec une seule pensée : advienne que pourra. »)

Cependant, Andreï n’a de la compassion que pour lui-même et justifie sa lâcheté par les circonstances – c'est-à-dire la guerre. « Je ne suis quand même pas un de ces salopards de Vlassov qui ont levé leurs armes contre les leurs. J’ai reculé devant la mort. Est-il possible qu’on n’en tienne pas compte ? Reculer devant la mort », répéta-t-il, satisfait de cette formule, et il s’extasia soudain : « Une telle guerre, et moi qui ai foutu le camp. Il faut le faire, bon sang ! » Non, l’auteur ne trouve pas son personnage sympathique, loin de là.

Angara
L'Angara, une rivière en Sibérie

Il en va autrement de Nastiona, qu'il ne faut pas se précipiter de comparer à la Katerina Kabanova de L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, même si leurs destins se ressemblent – les deux femmes finissent dans les fleuves, bien que différents. Le sort de Nastiona est typique de sa génération. « En 33, année de la grande famine, elle avait enterré sa mère dans leur village natal près d’Irkoutsk, et, pour éviter le même sort, Nastiona, âgée à l’époque de seize ans, pris sa petite sœur, Katia, qui en avait huit, et descendit le fleuve vers des villages, où, parait-il, la misère était moins grande. Leur père avait été tué encore avant, dans la première année trouble des kolkhozes, tué par erreur, disait-on. On en visait un autre, mais on n’avait jamais trouvé celui qui avait fait partir le coup ».

Voilà toute l'histoire. Le personnage de Nastiona rappelle celui de Varvara dans le film d'Andreï Smirnov Il était une fois une bonne femme : elle est animée par le même sentiment de désespoir. « De n’avoir pas d’enfant obligeait Nastiona à tout supporter. […]  Nastiona endurait. Il est dans l’habitude de la paysanne russe d’organiser sa vie une fois pour toutes et de supporter tout ce qui lui arrive. En plus, elle croyait être coupable de sa malchance. Une fois seulement, quand, au nombre de ses reproches, Andreï lui dit quelque chose de vraiment impossible à supporter, vexée, elle lui rétorqua qu’après tout on ne savait pas qui était en cause, elle ou lui, car elle n’avait pas essayé d’autres hommes. Il la battit comme plâtre. »

Ah, cette endurance infinie des femmes russes, cette éternelle disposition à entrer dans une maison en feu, à arrêter au galop le cheval proverbial de Nikolaï Nekrassov et, d'une manière générale, à se sacrifier ! Même pour un homme qui ne lui donne pas le bonheur et qui ne cache pas son approche purement utilitaire à son égard. Est-ce vraiment une qualité ? Il y a matière à réflexion, dans laquelle on plonge tout en lisant les magnifiques descriptions de la nature sibérienne chère à l'auteur, et tout en compatissant avec la traductrice : de nombreux mots sont inconnus même pour une russophone.

Ce livre suscite également d'autres réflexions liées à la personnalité de Valentin Raspoutine lui-même, qui s'est rendu célèbre non seulement en tant qu'écrivain écologiste, pour employer la terminologie moderne, ou en tant que défenseur actif du lac Baïkal. Ce n'est un secret pour personne qu'avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, Valentin Raspoutine a adopté une position systématiquement antilibérale : de la condamnation du magazine libéral Ogonyok dans les pages de Pravda en 1989 au soutien des actions du président Poutine à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine en 2014. En 1989, depuis la tribune du Premier congrès des députés du peuple, il déclarait : « Nous, Russes, considérons avec respect et compréhension les sentiments nationaux et les problèmes de tous les peuples et toutes les nationalités de notre pays, sans exception. Mais nous voulons que l'on nous comprenne aussi... ». En 2011, dans son livre Ces 20 années meurtrières, il a ouvertement reproché aux Juifs d’avoir fait de leur malheur national un business et a, au passage, critiqué la Suisse : « Les banques suisses, par crainte des Juifs, ont capitulé l'année dernière et seront contraintes de restituer l'argent dont les propriétaires sont décédés. » (Je n’ai pas besoin de vous rappeler la saga des « comptes non réclamés »). Valentin Raspoutine a également contribué à la création d'un journal orthodoxe et patriotique à Irkoutsk ; a pris la parole en faveur de Gennadi Ziouganov et du Parti communiste ; a publiquement exprimé son respect pour Staline ; a exigé des poursuites pénales contre les Pussy Riot... Raspoutine est décédé en 2015. Peut-on douter que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait soutenu la guerre actuelle, condamné ceux qui refusent d'y participer et reçu pour cela le Prix d’État ?

« Le crime et le génie étant deux choses incompatibles », écrit Pouchkine dans Mozart et Salieri. Il semble que ce soit l'un des rares cas où Alexandre Sergueïevitch se soit trompé. Valentin Raspoutine était-il un bon écrivain ? Sans aucun doute. Ses livres méritent-ils d'être lus ? Bien sûr. Mais en connaissant et en comprenant le contexte qui les a vu naître.

26.05.2025

Samedi dernier, les premiers résultats du prix littéraire « Dar » créé en Suisse il y a un peu moins d'un an ont été annoncés. Malheureusement, cette nouvelle qui semblait réjouissante a pris une tournure inattendue. Mais était-ce vraiment une surprise ?

En septembre 2024, je vous ai parlé du prix littéraire « Dar », qui consiste en une bourse pour la traduction en anglais, allemand et français, et qui a été créé par l'écrivain Mikhaïl Chichkine, résidant depuis longtemps en Suisse, en collaboration avec des slavistes suisses. Or voilà qu'à peine un an plus tard les lauréats de la première édition ont déjà été annoncés.

Douze auteurs, sélectionnés par un comité d'experts, ont participé au concours. Selon les nombreux membres du jury composé d'écrivains, de littéraires, de réalisateurs et de musiciens de renom, le premier prix a été décerné au livre de Maria Galina intitulé Près de la guerre. Odessa. Février 2022 – février 2023. Maria Galina est une écrivaine russo-ukrainienne. Née à Kalinine, en Russie, elle a ensuite vécu à Kiev, puis à Odessa, puis, depuis 1987, à Moscou. En 2021 elle a choisi de vivre à Odessa – pour « être avec son peuple », selon ses dires.

Concernant le vote des lecteurs, c'est le roman Le sourire de Shakti, de Sergueï Soloviev – né à Kiev, résidant à Munich et passionné par l’Inde –, qui a remporté le Prix du public.

« Le prix littéraire “Dar” félicite les lauréats et remercie tous ceux qui ont participé à l'organisation, au financement et au fonctionnement du Prix, ainsi qu'au vote des lecteurs ! Nous souhaitons bonne chance à tous les écrivains qui ont soumis leurs livres au concours et annonçons l'ouverture de la deuxième saison du prix le 1er septembre 2025 », ont écrit les organisateurs après l'annonce des résultats du vote.

Cependant, peu après la publication des résultats, il a été annoncé que Maria Galina avait refusé le prix. Voici le texte qu'elle a publié sur Facebook :
« Chers membres du jury, chers organisateurs ! Je vous remercie pour votre choix. Comme vous le savez, et comme je l'ai déjà écrit dans ma lettre ouverte, je souhaitais vivement que ce livre soit lu, et notamment par les personnes qui ont une influence. Cependant, je ne pense pas qu'en étant dans un pays bombardé par des missiles russes qui tuent des civils, je puisse, même sous cette forme, soutenir la langue et la culture qui sont officiellement devenues (et restent) l'une des raisons de l'attaque contre l'Ukraine, sous prétexte de la défendre. Hier encore, des missiles russes ont frappé Odessa. Des gens ont été tués. Cette nuit, Kiev a brûlé.
J'ai grandi, comme nous tous, dans la culture russe (je ne m'étendrai pas ici sur les raisons de la domination de la culture russe à Kiev et à Odessa), j'aime et je continue d'aimer ceux qui me sont chers. Mais malheureusement, l'agression russe contre l'Ukraine que je considère comme ma patrie m'a placée devant un choix difficile, mais c'est le mien. Nous sommes sans doute tous responsables du terrible revers subi par la langue et la culture russes, et nous en payons tous le prix, chacun à sa manière.
J'espérais vraiment ne pas avoir à écrire cela. Je regrette beaucoup que ce prix, qui était une bonne initiative, puisse involontairement devenir un scandale médiatique. Je sais que le lauréat a droit à des traductions en langues européennes, et j'aimerais beaucoup voir mon livre traduit dans ces langues. Ce n'est pas seulement la vanité normale d'un auteur, c'est aussi le désir de raconter aux gens le prix terrible que nous payons pour les ambitions politiques d'autrui. Mais peut-être que ma voix sera entendue malgré tout.
Je ne pense pas que le livre Près de la guerre possède des qualités littéraires exceptionnelles. Je pense que le choix du jury est plutôt motivé par des considérations politiques et, dans une certaine mesure, par la sympathie qu'il éprouve pour l'Ukraine. L'Ukraine a moins besoin de sympathie que d'une aide active, mais c'est une autre question. À mon avis, le jury a fait un choix politique. Mais tout choix politique dans le cadre d'un prix littéraire peut avoir des conséquences très diverses.
Je suis une personne très douce. J'ai toujours eu peur de blesser quelqu'un, de provoquer le mécontentement de quelqu'un. Mais j'observe et je continue d'observer comment la langue et la culture deviennent l'objet de manipulations politiques. De plus, la question linguistique est utilisée pour agiter la situation en Ukraine. C'est pourquoi je vais tout de même prendre le risque de mécontenter le jury et de renoncer au prix. Tout ce que je pense de la situation actuelle au sein de la culture russe se trouve dans ma lettre ouverte. Cette lettre est écrite en russe, c'est probablement l'une des rares occasions que j'ai de m'exprimer dans la langue qui a été la mienne pendant la majeure partie de ma vie. »
(Le texte complet de la lettre ouverte de Maria Galina, rédigée en ukrainien et en anglais, peut être lu sur le site du Prix "Dar".)

Mikhaïl Chichkine, pour sa part, après avoir félicité les lauréats, a expliqué sur Facebook qu'« il ne s'agit pas ici de “culture russe ” ni de “littérature russe”. Tous ces concepts appartiennent déjà au lexique historique. La langue russe n'appartient ni à la plus grande zone de la planète, ni à la racaille nazie sur le trône, ni à la mère patrie dont la bouche est remplie de cadavres. Ceux qui vivent et écrivent en russe en Ukraine, en Lituanie, en Israël, en Biélorussie, en Amérique et dans d'autres pays ne sont pas des “écrivains russes” et ne font pas de “littérature russe”. Ils vivent dans leur pays et font leur propre littérature. Et c'est ainsi que cela doit être dans un monde où ce n'est pas le “don de l'obéissance” qui règne, mais le don de la compréhension. La “littérature russe” est restée dans les manuels scolaires. Nous nous trouvons dans un nouvel espace culturel et historique de la littérature en langue russe. Je partage cet espace de notre culture mondiale avec les Juifs, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Polonais, les Américains, tous les peuples de la planète Terre pour qui cette langue, ma langue, est une forme de vie. C'est dans cet espace de libre création en langue russe que réside notre avenir. Notre langue est le dialecte russe de la dignité humaine. »

Il y a un an, en tant que rédactrice de Nasha Gazeta, j’ai soutenu la création de ce prix, et je ne regrette pas cette décision. Mais j'étais et je reste contre la politisation de la culture. Je peux comprendre Maria Galina. Mais je ne suis pas d’accord avec l'idée que la culture et la littérature russes sont mortes. Ne serait-ce que parce que les morts suscitent rarement autant d'émotions. Evidemment, tout cela est dû à la maudite guerre. Plus elle dure, plus le dialogue devient difficile, même entre personnes parlant la même langue. Le russe. Mais c'est précisément dans cette langue, et non dans un « dialecte », que Nasha Gazeta continuera à s'efforcer de maintenir un dialogue fragile, quoi que vital à mes yeux. Je ne sais pas combien de temps je vais encore tenir. 

Le jury du Prix « Dar » cherche une solution, une issue à cette situation triste mais prévisible. Dès qu'une décision sera prise, je vous en informerai.


 

22.05.2025
Pianiste Grigory Sokolov © Martin Fleck

L'agence Cæcilia termine la saison musicale en beauté : le 9 juin à Bâle et le 11 juin à Genève, les mélomanes suisses pourront assister à la prestation d'un pianiste hors pair, dont chaque concert est un événement.

J’ai pour la première fois entendu Grigory Sokolov jouer en direct en 2008 et n'ait compris qu'alors les lamentations de nombreuses personnes parmi mes connaissances pour qui cela reste un rêve : il faut vraiment voir ça ! Plus précisément, il n'est pas nécessaire de regarder fixement la scène, car il ne s'y passe pas grand-chose : un homme aux cheveux gris est assis dans la pénombre et joue pour lui-même. C'est de cette apparente simplicité que naît un miracle dont on ne peut ressentir l'impact qu'en étant dans la salle.

Depuis la création de Nasha Gazeta je suis les prestations de Grigory Sokolov en Suisse et attire l'attention de mes lecteurs sur celles-ci, regrettant seulement de ne pouvoir l'interviewer – j’aurais tant de choses à lui demander ! Le problème est qu'il ne donne jamais d'interview et, vivant depuis très longtemps en Italie, qu’il conserve une discrétion typiquement suisse : le maestro est une personne très peu publique : il ne fait pas de déclarations à la presse et ne fréquente pas les « mondanités »… aussi glamour soient-elles. Même son 75e anniversaire, le 18 avril dernier, est passé totalement inaperçu. Où donc était le monde de la musique ? L'absence de déclarations fracassantes ne signifie pas l'absence de positions de principe, qui sont bien connues dans le milieu musical et suscitent le respect de tous. L'engouement autour des concerts qu’il donne est également lié au fait qu'ils sont peu nombreux – pas plus de 70 à 80 par an –, et qu'ils ont lieu de préférence dans des églises plutôt que dans de grandes salles.

Depuis ses premières années passées à Leningrad, depuis son premier concert solo à l'âge de 12 ans, son Premier prix au IIIe Concours international Tchaïkovski – ce qui n'aurait peut-être pas été le cas si Emil Gilels n'avait pas posé comme condition à sa présidence du jury la participation d'un garçon n’ayant pas atteint 16 ans, l’âge requis par le règlement ! – et, par la suite, toute sa vie durant, d'abord en semi-exil en URSS, puis dans les meilleures salles de concert du monde, Grigory Sokolov se consacre à la musique. Et à rien d'autre.

Le programme du prochain concert promet d'être une révélation non seulement pour les « simples mortels » parmi les auditeurs, mais aussi pour de nombreux professionnels.

Dans la première partie, Grigory Sokolov proposera de voyager dans la seconde moitié du XVIe siècle, période de l'apogée de la créativité de William Byrd (1543-1623), le compositeur le plus important et le plus polyvalent de l'époque élisabéthaine, comme on peut le lire dans n'importe quel ouvrage de référence.

Au début de sa carrière, Byrd était organiste à la cathédrale de Lincoln, où il composait une musique simple pour la liturgie anglicane locale. À partir de 1572, devenu membre (« gentleman ») de la Chapelle royale de Londres, il se rapprocha de la cour d'Élisabeth Ire. La première publication de Byrd parut en 1575 dans le recueil intitulé Cantiones quae ab argumento sacrae vocantur – recueil dans lequel il composa dix-sept motets sacrés en latin dédiés à la reine.

Issu vraisemblablement d'une famille protestante, Byrd devint un catholique de plus en plus fervent au cours des années 1570. À Harley, dans la banlieue ouest de Londres où il vécut de 1577 à 1592, sa femme, puis lui-même furent inscrits sur la liste noire des « récusants », personnes refusant d'assister aux offices protestants. Selon les musicologues contemporains, cela se refléta dans son œuvre : dans les 50 motets latins qu'il composa à cette époque, Byrd choisit délibérément des textes bibliques qui racontent la persécution des élus, la captivité à Babylone et en Égypte et la délivrance tant attendue de l'oppression.

En 1593, Byrd s'installe dans le petit village de Stondon Massey, dans l'Essex. Sous la protection du seigneur local (catholique) John Peter, il peut assister en toute sécurité aux offices catholiques donnés dans ses domaines. C'est là, entre 1593 et 1595 environ, qu'il composa, selon les spécialistes, ses plus belles œuvres de musique sacrée.

Byrd est considéré comme le fondateur de l'école anglaise dite virginaliste, nom donné aux compositeurs anglais des XVIe et XVIIe siècles qui écrivaient pour le virginal, un instrument de musique à cordes à clavier, ancienne variante anglaise du spinet, lui-même une variante du clavecin. La musique pour clavier que Byrd a commencé à composer au milieu des années 1570 a été incluse dans deux célèbres recueils manuscrits : « Le Livre de virginal de Fitzwilliam » et le « Livre de Milady Neville » (My Ladye Nevells Booke, 1591), entièrement constituée de sa musique.

Après la Conspiration des Poudres de 1605, une tentative manquée d'assassinat du roi Jacques Ier d'Angleterre ourdie par un groupe de conspirateurs pendant la lutte contre le catholicisme, certaines compositions de Byrd furent interdites en Angleterre sous peine d'emprisonnement.

Peut-on supposer que le pianiste russe Grigory Sokolov, si loin qu’il se tienne de la politique, n’a pas choisi « par hasard » de remettre au goût du jour la musique de William Byrd, un compositeur persécuté pour ces opinions ?

14.05.2025

L’idée derrière la création, en 2007, de NashaGazeta.ch était celle d’une plateforme qui réunirait les russophones de toute la Suisse (et d’ailleurs) pour leur expliquer les lois et les mœurs helvétiques – ceci en sorte de faciliter leur intégration. Je suis ravie que 18 ans plus tard, et malgré tous les cataclysmes que nous avons vécus, notre lectorat compte toujours les ressortissants de toutes les ex-républiques soviétiques qui se tournent naturellement vers nous pour présenter leurs projets. Mais ici, par les temps qui courent, une précision s’impose : pareille initiative ne me fait pas plaisir en vertu d’une vision impérialiste qui serait mienne, mais parce que nous avons un passé commun… et que je n’aime pas les amnésiques !

Et voilà donc que le 18 mai la pianiste suisse-arménienne Sona Igityan se produira à l'Athénée de Genève. Elle a décidé de présenter au public genevois l’œuvre d'Arno Babajanyan, un compositeur très populaire en URSS mais presque inconnu ailleurs. Parallèlement, elle prépare l’imminente sortie d'un disque regroupant l'ensemble des œuvres pour piano de Babajanyan qu'elle a enregistrées. Voici ce qu’elle m’a raconté.

Sona, c'est la première fois que je vous présente à nos lecteurs ; alors parlez-moi un peu de vous. D'après ce que je sais, vous êtes née et avez grandi dans une famille d’artistes...

Oui, je suis née et j'ai grandi à Erevan. Mon père est un architecte bien connu en Arménie ; son frère, lui, était un historien de l'art ayant participé à la création de deux musées à Erevan : le premier Musée d'art moderne de l'URSS et ce qui, à l’époque, a constitué la première galerie pour enfants au monde – galerie sur la base de laquelle le Centre national d'esthétique d'Arménie a été créé en 1978. Aujourd'hui, ce centre porte le nom d'Henrik Igityan, mon oncle.

Cependant, vous vous êtes orientée vers la musique et non vers les beaux-arts. Était-ce votre désir ou vos parents vous ont-ils quelque peu forcée la main ?

Autant que je me souvienne, lorsque je voyais un piano quelque part, je me précipitais dessus. Mais j'ai aussi bénéficié du soutien de mes parents : à leur époque, tous deux avaient rêvé de faire de la musique et j’ai en quelque sorte incarné ce rêve.

Comment avez-vous atterri en Suisse ?

Cinq ans après avoir obtenu mon diplôme au Conservatoire Komitas d'Erevan, je suis simplement venue passer un examen à Genève. A cette époque – la seconde moitié des années 1990 –, beaucoup de musiciens de l’ancienne URSS partaient de chez eux, car nous vivions alors un tournant dans notre ancien pays : le début de la période post-soviétique. Cela dit, je pense aussi que la deuxième formation que j'ai reçue ici a représenté un excellent complément à la première ; une fusion de deux écoles – ou plutôt de deux visions du monde musical. Ce qui est à l'avantage d'un musicien. L'école russe est plus axée sur la préparation physique – la capacité à contrôler son corps – qui apporte à l’art beaucoup d'intuition. Tandis qu’ici, on prend davantage en compte la réflexion, ce qui, je pense, manque un peu à mes ex-compatriotes. Je pense donc qu'une combinaison de ces deux approches est tout simplement nécessaire.

Ce n'est un secret pour personne qu'il est très difficile pour un musicien de faire carrière. Et plus encore quand on vient d'un autre pays, car les diplômes ne sont pas une garantie de succès. Comment cela s'est passé pour vous ?

Vous avez tout à fait raison : un diplôme ne garantit rien, surtout un diplôme étranger et qui, en outre, n’est pas un diplôme européen. Cependant, même un diplôme suisse – j'ai moi-même deux masters – n'est pas beaucoup plus « utile » ; il n'est pas facile de trouver un emploi. J'ai pour ainsi dire le statut d'artiste indépendant, je ne dispose pas d'agent, j'organise tout moi-même. Tout cela est très difficile, même si on laisse de côté l'aspect financier. Cependant, malgré la grande concurrence, il y a en quelque sorte de la place pour tout le monde.

Le prochain concert à Genève, organisé par l'association Amalthea, n'est pas pour vous le premier. Pourriez-vous commenter le programme ?

J'en serais ravie ! Ce concert d'une quarantaine de minutes débutera par la Partita de Bach. Bien que mon créneau, pour ainsi dire, consiste en des œuvres de compositeurs du début et du milieu du XXe siècle, Bach est intemporel et toujours contemporain. Ensuite, je jouerai des œuvres d'Arno Babajanyan : la Sonate polyphonique et le Poème.

Si je ne me trompe pas, le Poème a été inclus dans le programme obligatoire du concours Tchaïkovski en 1966… [Actuellement ce concours est exclu de la Fédération internationale – N.S.]

Vous ne vous trompez pas ! D'ailleurs, il a été écrit spécifiquement dans ce but – Babajanyan a participé au concours organisé à l’époque et l'a remporté. Cependant, son œuvre pour piano la plus célèbre est probablement le cycle des Six Tableaux.

Arno
Arno Babajanyan (1921-1983)

 Le choix des œuvres de Babajanyan pour le programme du concert est une démarche audacieuse de votre part, car on sait que le public genevois est gâté et a des goûts assez traditionnels ; il n'est donc pas évident d'attirer son attention sur un compositeur peu connu, de la période soviétique. Qu'est-ce qui vous a motivé ?

J'avoue que je n'y ai pas même pensé. La première motivation est sans doute que j'adore tout simplement cet homme. Mon père était très proche de lui et avait même quelque chose à voir avec les Six Tableaux. Je joue la musique d'Arno Babajanyan depuis longtemps, et l'idée d'enregistrer l’intégrale de ses œuvres pour piano solo n'est pas nouvelle, mais je n'ai jamais eu le temps de le faire. Je voulais réaliser ce disque en sorte qu’il coïncide avec son centenaire, en 2021, toutefois la pandémie de coronavirus m'en a empêchée. Le fait qu’il s’agisse d’un compositeur moins connu ne m’effraye pas. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de constater l'accueil chaleureux que le public réserve à ses œuvres : dans les programmes d'œuvres de différents compositeurs, c'est lui qui suscite les meilleures réactions.

En même temps, vous conviendrez que même en URSS Babajanyan était beaucoup plus connu en tant qu'auteur-compositeur : ses chansons sur des poèmes de Ievgueni Ievtouchenko, Andreï Voznesenski et beaucoup d'autres poètes de qualité étaient chantées dans tout le pays. Vous qui connaissez si bien les œuvres d'Arno Babajanyan, avez-vous l'impression que la musique pop « l'emporte » sur les classiques ?

Cette question se pose toujours lorsqu'on parle de Babajanyan. En effet, il a criminellement peu écrit pour le répertoire classique, académique, mais ce peu qu'il a écrit est si beau qu'à mon avis, il l'emporte sur la musique pop. Tout le monde regrette qu'il se soit laissé aller au genre dit léger, mais chacun a sa façon de faire, et les chansons étaient vraiment merveilleuses. Elles sont encore chantées.

Parlons maintenant de ce disque. Au fil de notre génération, les disques vinyles sont d'abord passés de mode avant d’y revenir, puis ça a été le tour des disques compacts, qui ne sont plus écoutés par beaucoup de gens car presque tout est disponible sur support numérique. Pourquoi avez-vous tout de même décidé de produire ce disque ?

Je voulais qu'un enregistrement de qualité de ses œuvres soit conservé sous une forme physique et tangible. J'ai été très heureuse lorsque la très respectée marque suisse Claves s'est intéressée à ma proposition. Ensuite, j'ai dû trouver des fonds, préparer, organiser tout cela... Ce n'est pas Melodiya de l'époque soviétique.

Je sais que vous avez réalisé l'enregistrement sur un piano à queue Fazioli, une firme respectée par de nombreux professionnels mais peu connue du grand public.

Ma relation avec cette firme a débuté il y a une dizaine d'années, lorsque mon mari et moi avons commencé à chercher un instrument professionnel pour moi. Comme tout le monde, nous avons pensé à Steinway, mais nous avons aussi essayé Bechstein, Bluthner, Yamaha et Bosendorfer. Je ne connaissais Fazioli que par ouï-dire et par le disque d'un de mes amis. Leurs pianos modernes restent rares. Finalement, nous sommes tombés sur un homme qui vendait un piano à queue en excellent état pour la moitié de son prix. Je me permets de faire une déclaration audacieuse, mais j'ai eu une expérience avec un Steinway qui ne m'a pas donné entière satisfaction. Là, par contre, dès que j'ai touché les touches de ce Fazioli, tous mes doutes sont tombés – c'était ce que je cherchais. Je suis sûr que si Babajanyan était encore en vie, le Fazioli serait son instrument préféré ! Lorsque j'ai eu l'idée de ce disque et que j'en ai fait part à Paolo Fazioli, le pianiste et ingénieur italien qui a fondé la société en 1981, il m'a immédiatement proposé d'effectuer l'enregistrement dans la salle de sa société – c'était absolument merveilleux !

Moudon
Eglise de Moudon ©MyVaud.ch

À ma connaissance, sans disposer d'agent, vous organisez des concerts non seulement pour vous, mais aussi pour vos collègues – ceci dans le cadre d'un petit festival que vous avez créé....

J'essaie ! Le festival s'appelle PianoFest de Moudon, du nom de la ville du canton de Vaud où je vis depuis huit ans. Le festival est consacré à la musique du XXe siècle. La première édition a eu lieu en 2021. Cette année, début septembre, il y en aura une troisième, axée sur mon disque de Babajanian. Depuis ses débuts, le projet est soutenu par la municipalité de Moudon, et les concerts ont lieu dans la magnifique église réformée Saint-Etienne, la plus grande du canton après la cathédrale de Lausanne. Cette année, nous offrirons la première exécution d'une œuvre pour piano « normal », acoustique et virtuel du compositeur suisse André Decoster. Nous présenterons également un jeune talent et nous honorerons la mémoire de Ravel, dont nous célébrons cette année le 150e anniversaire de la naissance. Alors, venez nombreux !

Je ne doute pas que certains de nos lecteurs mélomanes répondront à votre invitation. Mais revenons à Arno Babajanyan. De nos jours, il est de bon ton de rejeter tout ce qui est « soviétique », et parfois, comme le dit le proverbe français, on a tendance à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». D'après ce que j'ai pu moi-même constater et ce que j'ai lu sous la plume de différentes personnes, le centenaire d’Arno Babajanyan n'a pas été célébré comme il se doit en Arménie. Même en Russie, il semble d’y avoir eu davantage d'« événements jubilaires ». Il n'y a toujours pas de musée Babajanyan, bien qu'il y ait eu des discussions à ce sujet. Comment expliquez-vous cela ?

Je partage entièrement votre sentiment ; son jubilé était – disons – modeste. C'est un sujet très douloureux pour moi, et pas seulement pour moi. Bien sûr, les Arméniens, comme tous les habitants d'autres petits États, aimeraient que leurs gouvernements soutiennent davantage leurs artistes ; qu'ils comprennent l'importance de la culture… surtout lorsqu'il n'y a pas d'autres ressources. Quand les dirigeants s'en rendent compte, c’est merveilleux, mais c'est rarement le cas.

Je ne puis qu'espérer que, grâce à votre prochain concert puis à votre disque, Arno Babajanyan sera désormais mieux connu en Occident. Ce n'est pas pour rien qu'on dit que « nul n’est prophète en son pays », et il arrive que ses talents ne commencent à être appréciés qu'après avoir été reconnus à l'étranger.

P.S. En guise d'une prélude je vous propose d'écouter ce "Capriccio" composé par Arno Babajanyan en 1952, interprété par Sona Igityan. 

30.04.2025
Dmitry Petrov (DR)

On nous parle de la guerre en Ukraine depuis plus de trois ans. On nous la sert à toutes les sauces. Mais je parie que la plupart d’entre vous n’ont pas encore eu l’occasion d’entendre une voix comme celle que je retranscris pour vous aujourd’hui. Le 5 mai prochain, l’écrivain Dmitry Petrov sera l’invité du Cercle russe à l'Université de Genève. Je lui ai parlé quelques jours auparavant.

J’ai rencontré Dmitry Petrov pour la première fois en 2016, lorsqu'il est venu offrir au Cercle russe de l'Université de Genève un cadeau original : une collection de 12 volumes du magazine satirique soviétique Krokodil, dont il était l'un des compilateurs. Bien après son discours – une photo montre à quel point il était intéressant et drôle –, notre rencontre de l'été 2023 s'est déroulée dans une ambiance tout à fait différente. Dmitry Petrov m’a fait part du malheur qui les avait frappés, lui et sa femme : le 19 avril de cette année-là, leur fils unique – Dmitry lui aussi –, de même que deux de ses camarades, étaient portés disparus près de Bakhmout. Dmitry Petrov Jr. est (était ?) historien, il a soutenu sa thèse sur le thème de « La géographie sacrée des districts orientaux de la région d'Arkhangelsk », puis a travaillé à l'Institut de l'Afrique de l'Académie russe des sciences, a appris la langue kurde – le Kurmanji –, est devenu auteur-compilateur de plusieurs ouvrages sur l'histoire politique du Moyen-Orient. Ses parents avaient une vague idée de l'activité politique de leur fils, qui prisait les idées anarchistes (en Suisse, il se rendait sur la tombe de Mikhaïl Bakounine). Ils se virent pour la dernière fois à Kiev à la fin de l'automne 2022. Cette rencontre est à l'origine du titre du nouveau livre de Dmitry Petrov-père publié en russe sous un titre que je traduirais par La journée des parents («Родительский день»).

Petrov
Voici le livre en russe

Je pensais remanier ma conversation, mais ai finalement décidé de la conserver comme telle, juste un peu raccourcie.

Dmitry, dès les premières pages de votre livre, la description de la Ville fait penser à Mikhaïl Boulgakov. Était-ce intentionnel ou est-ce le fruit du hasard ? Et si ce n'est pas un hasard, que pensez-vous des accusations d'ukrainophobie portées contre Boulgakov, mort en 1940, et des tentatives de fermeture de sa maison-musée à Kiev ?

Effectivement, c’était intentionnel. Dans Les Jours des Tourbine et La Garde blanche, Boulgakov écrit sur la famille Tourbine qui se trouve dans la Ville – comme il l'écrit, avec une majuscule, c'est-à-dire Kiev – au moment d’un tournant historique, au début de la guerre civile, soit lors de sa phase la plus brutale. Il montre la vie de cette famille, beaucoup plus nombreuse que la mienne, mais qui a inspiré cette allusion et rappelé la rencontre de notre propre famille à Kiev au début de la guerre actuelle.

Pourquoi ? Parce que dans le roman comme dans la pièce de Boulgakov, les Tourbine ont des discussions sans fin, non seulement sur la situation politique actuelle ou les événements militaires, mais aussi sur l'amour, la vie, la mort, à un niveau quasi philosophique. Nous avons essayé de faire la même chose. Et en ce sens, l'allusion à Boulgakov me semble justifiée.

Pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, oui, je trouve étranges les tentatives de fermeture du musée Boulgakov, que j'aime beaucoup. Il faut tenir compte du fait qu'une série télévisée basée sur les œuvres de Boulgakov a été tournée en Russie, et que cette série a été, elle, considérée comme anti-ukrainienne : cette appréciation y est élevée à un niveau injustifié. Mais Boulgakov n'y est pour rien. En même temps, ses descriptions des troupes de Symon Petlioura sont loin d'être sympathiques, tout comme les opinions d’un grand nombre d’Ukrainiens à propos de cet homme – en particulier des Juifs ukrainiens : dans le contexte de la lutte pour l'indépendance, les troupes de Petlioura ont commis beaucoup de choses terribles. Par conséquent, si j'étais un homme politique ou une personnalité culturelle ukrainienne, je ne serais pas pressé de fermer la maison-musée de Boulgakov.

Vous parlez de vos inquiétudes quant à la langue dans laquelle vous pourriez communiquer en Ukraine, et du fait que ces inquiétudes se sont révélées vaines…

J'avais vraiment peur de m'adresser en russe à des gens en Ukraine, et qu'ils prétendent ne pas connaître cette langue. Ces craintes n'étaient pas dues à la politique des autorités ukrainiennes, mais à la propagande russe que j'étudie. Si vous vous souvenez bien, l'une des principales accusations était que la langue russe était opprimée et interdite en Ukraine au détriment des nombreux russophones qui y vivent. Ils y sont effectivement nombreux, mais mes craintes se sont révélées totalement infondées. Les gens parlent le russe sans problème lorsqu'ils ne sont pas sur leur lieu de travail et s'ils ne sont pas des fonctionnaires. Là, il y a des règlements. En d'autres termes, nous n'avons rencontré aucun cas de refus de parler russe au niveau quotidien.

Il est clair que le livre parle de votre famille, de votre fils. Pourquoi, dans ce cas, avez-vous remplacé les noms ?

Parce qu'il s'agit d'un texte de fiction ; tout n'y est pas décrit tel quel. D'ailleurs, le nom de Mika, mon fils, n'a pas été changé ; j’utilise simplement son indicatif - Lutin. Certains personnages sont réels et d'autres fictifs.

Petrov
Dmitry Petrov junior

Par endroits, votre récit suit le rythme du rap. Pourquoi ?

J'ai toujours été très attiré par la prose rythmée en tant que style littéraire. Afin, d'une part, de faciliter la lecture et, d'autre part, de rendre le texte plus dynamique. J'ai utilisé cette technique dans mes livres précédents – technique que j'ai apprise de Vassily Aksenov, qui s'était fixé les mêmes tâches. Il est important pour moi de montrer le rythme de la vie à travers le rythme du texte.

Le livre contient de nombreux épisodes concernant Israël, comme si vous établissiez un parallèle entre Israël et l'Ukraine. Je pense que tout le monde ne comprendra pas une telle comparaison et que certains la condamneront.

Je décris en détail nos rencontres avec mon fils. Et pas seulement en Israël, mais aussi, par exemple, en Grèce. Il s'agit de montrer que les mots « notre patrie, c'est l'humanité tout entière » ne sont pas un simple slogan inventé par quelqu'un. C'est une réalité : aujourd'hui nous nous rencontrons en Israël, demain en Helvétie, et après-demain en Suède. Et c'est normal. Le fait que le protagoniste, à peine devenu Israélien, retourne au Kurdistan auquel son travail est lié en dit long sur ce qu'est le monde aujourd'hui. Les gens qui pensent encore en termes de frontières étatiques et de sphères d'influence vivent une époque hirsute, ayant conservé la conscience des gens du passé. Ils se battent aujourd'hui pour prolonger la vie de ce passé. En ce qui concerne Israël, il convient de préciser que le personnage principal est un juif, mais un homme de culture russe et mondiale, et qu'en défendant l'Ukraine, il défend le monde, l'humanité.

Outre Boulgakov au début du livre, j'ai bien sûr remarqué d'autres références à la littérature classique russe. Il est amusant de lire « le camarade Khasan en grosses bottes, dans une telogreika en peau de mouton ». [Une allusion à une célèbre poème de Nikolaï Nekrassov. – N.S.] Aujourd'hui, certains russophones, et même des auteurs parmi eux, abandonnent la langue russe et parlent de la fin de la culture russe. Je ne partage pas cette position. Et vous ?

Je pense que la fin de la culture russe n'est pas à craindre. Il est seulement important de comprendre ce que l'on entend par « culture russe ». Un jour, en 1984, une université américaine a réuni des écrivains émigrés pour débattre de la question de savoir quelle est la culture à part entière de la langue russe : la culture soviétique ou la culture étrangère. Des personnes très différentes – d'Anatoly Gladilin et Viktor Nekrasov à, par exemple, Limonov, qui épatait tout le monde – ont discuté de ce sujet. Aujourd'hui, la question se pose à nouveau et je suis de près son évolution en Russie et à l'étranger.

Je dois dire que l'héritage de la culture russe, y compris de la période soviétique, est si puissant que même la nomination de Vladimir Medinski à la tête de l'Union des écrivains russes et le tournage de pseudo-documentaires et de séries télévisées cauchemardesques ne la détruiront pas; elle est trop forte. Quant à la culture russe qui fonctionne sans censure, elle a quitté la Russie géographique pour s'installer dans une autre Russie, libre, qui n'a pas de frontières étatiques. Cette culture est encore plus vitale.

Il existe une croyance fausse et manipulatrice selon laquelle un artiste ne peut soi-disant pas vivre et créer avec succès en dehors de son pays de naissance. C'est un non-sens. Il suffit de se souvenir de Nabokov, de Bounine et de nombreux poètes, écrivains, philosophes et musiciens brillants pour être convaincu du contraire. D'ailleurs, certains d'entre eux sont rentrés en Russie lorsque la situation y a changé. Souvenez-vous des paroles de Bulat Okudjava : « Quand le besoin d'avoir peur pour leur vie passera, / alors mes amis reviendront d'une promenade, / et Moscou fleurira des caves aux toits. / Alors Paris sera videra... ». C'est arrivé plusieurs fois et, je pense, cela arrivera encore.

Berne. Une muraille consacrée aux héros du livre
Berne. Une muraille consacrée aux héros du livre (Archive de D. Petrov)

Votre livre fait sentir la confrontation entre le désir de liberté et le désir de pouvoir. Mais il s'avère qu'en fin de compte, ceux qui se battent pour la liberté ont également soif de pouvoir, et qu'ils l'utilisent ensuite « pour le bien commun » – selon leur conception de cette notion.

Je n'ai peut-être pas bien expliqué. Je voulais montrer que les personnes qui luttent pour la liberté ne sont pas contre le pouvoir en général, mais contre le pouvoir de l'État. Le « pouvoir » est un concept aux multiples facettes. En anglais, il peut s'agir du power, c'est-à-dire de la force, de la puissance, etc., mais aussi de l'authority, lorsqu'il s'agit du pouvoir bureaucratique, qui a dépassé toutes les limites imaginables. Les combattants de la liberté ne protestent donc pas contre le pouvoir en tant que tel, sans lequel rien ne peut être fait, mais contre l'autoritarisme de l'État.

Une autre des lignes philosophiques, voire de l'intrigue de votre livre, concerne la religion. La religion est aussi une forme de pouvoir ; un dogme qui exige l'obéissance. Vous avez grandi en URSS, où la religion était interdite. Comment et depuis combien de temps en êtes-vous venu à la religion ?

Avec votre permission, je remplacerais le mot « religion » par le mot « foi ». Je suis venu à la foi il y a longtemps, mais je me pose des questions sur la religion en tant qu'ensemble d'institutions.

Certains fragments de votre livre sont difficiles à lire sans pleurer, surtout pour une personne qui a des enfants – en particulier des fils. Vous y écrivez, en vous adressant à votre fils : « S'il t'arrive quelque chose, maman et moi mourrons ». Malheureusement, ce quelque chose est arrivé. Au moins, il y a-t-il de forts risques. Mais vous êtes en vie. Qu'est-ce qui vous maintient en vie, vous et votre femme ?

Vous savez, il est absolument impossible d'expliquer ce que vous vivez lorsque vous recevez soudain un message vous annonçant la mort de votre fils et de ses amis. Mais le fait est qu'ils sont toujours portés disparus, c'est-à-dire depuis plus de deux ans, et que toutes les tentatives de contact avec les militaires – et ce sont maintenant les Américains qui s'en occupent activement, parce qu'il y avait un merveilleux Américain dans le groupe – se heurtent à l'impossibilité d'obtenir des informations, en raison du secret de l'opération. En même temps, ils refusent d'y mettre fin, c'est-à-dire de les considérer comme tués. L'espoir ne meurt donc pas.

En revanche, l'inconnu et l'inexpliqué sont insupportables. Il arrive un moment où l'on se sent vraiment mort, si ce n'est physiquement, du moins en tant que personne. On n'existe tout simplement plus. Mais vous continuez à agir : à aller quelque part, à voyager, à vous renseigner, à essayer de découvrir quelque chose. En réponse, tout le monde fait aussi quelque chose : on vous parle, on vous donne des papiers. Et soudain, vous reprenez des forces, vous vous rendez compte que vous DEVEZ l'écrire.

Écrire « ça », c'est insupportablement difficile ; c'est insupportablement difficile de décrire des émotions. Et pour ce qui est de penser, vous pensez à peu près comme ça : Voilà les gars. Ils n'y sont pas allés pour l'argent – le discours sur le mercenariat, c'est n'importe quoi. Ils y sont allés pour protéger le monde d'une menace. Et ils méritent d'être reconnus par les peuples du monde, vivant en paix. Il faut donc faire face à toutes les horreurs que l'on vit au cours du processus et aller jusqu'au bout. Je ne peux pas dire que cela apporte un grand soulagement, mais cela permet de réaliser que l'on a fait sa part. Le livre est sur Amazon et sur d'autres sites, il se vend bien. Cela signifie que les gens le découvrent.

Vous devez savoir que de nombreux Russes considèrent votre fils comme un traître. Quelle est votre réponse ?

La question est importante. Les personnes pour qui la liberté est une idée, une pratique et un mode de vie ont toujours des ennemis : ceux qui imposent la non-liberté. Et ceux qui leur obéissent. Pour beaucoup, l'ennemi est celui qui a quitté la Fédération de Russie en suivant sa conscience. Et ceux qui sont restés, mais qui s'opposent à la guerre et au système mis en place. Le philosophe Alexandre Pyatigorsky me disait : « Ce ne sont pas les gens qui sont comme le temps. Le temps est tel que les gens sont. » Lorsque différents groupes de personnes considèrent les autres comme des ennemis, cela signifie qu'ils sèment l'inimitié. Mais il est important de se rappeler que les mêmes personnes ont des camarades, des personnes partageant les mêmes idées et des frères.

Une phrase très forte du livre dit que les martyrs ne meurent pas. Maintenant, avec une certaine distance, en connaissant toutes les circonstances et en voyant comment la situation évolue, pensez-vous que le sacrifice de votre fils est justifié ?

Tout d'abord, il n'est pas certain que Poutine gagnera, même si je comprends ce sentiment, car chacun a une image différente du monde. Dans une image, sa victoire est tout à fait possible, et dans une autre, elle ne l'est pas. Ce qui est important pour moi, c'est de dire ceci : je n'appelle personne à prendre les armes et à partir en guerre, car je ne peux pas le faire moi-même ; l'âge et la santé ne le permettent pas. Tout au long de ce livre, j'ai essayé de faire passer l'idée que les gens honorent les héros, qu'ils soient vivants, morts ou disparus. Mais très peu de gens pensent au fait que les héros ont des parents. Et les héros eux-mêmes l'oublient parfois. Mais nous parlons aujourd’hui de centaines de milliers de personnes qui savent avec certitude que leurs enfants sont morts. J'ai peur pour ces personnes, car elles ne peuvent pas toutes obtenir l'aide dont elles ont besoin, comme c'est le cas en Israël, où ce domaine de la médecine est très développé, pour des raisons évidentes.

Je veux que les jeunes qui prennent les armes volontairement, en suivant l'idée de liberté, se souviennent qu'ils ont des mamans, des papas et des grands-parents. En même temps, quand je vois que ces gars-là ne sont pas des aventuriers, mais des gens entiers, sérieux, qui vont accomplir ce qu'ils considèrent comme leur devoir, je ne peux pas non plus les décourager. Mais oui, les parents n'ont pas besoin de héros, ils ont besoin de leurs enfants. Et il ne faut pas croire, en regardant les nouvelles à la télé ou sur nos téléphones, que ce « film » ne nous concerne pas. Ce n'est pas le film de quelqu'un d'autre.

La prière du père pour son fils à la fin du livre brise le cœur du lecteur. Chaque parent entendra et comprendra le raisonnement sur la question de savoir si l'on peut considérer comme de la lâcheté le fait de vouloir protéger son enfant du danger. Que pouvons-nous faire, nous les parents, pour éviter que nos enfants ne soient enterrés ?

Je vais répéter une pensée que j'ai entendue récemment. Un éducateur très célèbre, philosophe, père de neuf enfants, m'a dit, sur la base de sa propre expérience, que lorsque nous voulons nous comporter comme de vrais parents et élever réellement nos enfants pour qu'ils deviennent des Personnes, la seule chose que nous puissions faire est de leur apprendre à s'autodéterminer ; à comprendre la place qu'ils occupent dans le monde.

Si nous y parvenons, nous pouvons nous considérer comme victorieux. Mais c'est à partir de ce moment que nous devons réaliser et accepter qu'il n'y a rien que nous puissions faire avec nos enfants. La seule chose que nous pouvons leur dire lorsqu'ils s'apprêtent à aller quelque part, c'est : « Est-ce que t’as pris ton chapeau ? ».

***

A ceux parmi vous qui parlent le russe - ou qui au moins aiment sa sonorité - j’offre cette magnifique chanson de Bulat Okudjava. Enjoy!

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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