
Souvenez-vous, il y a un mois je vous parlais de l’exposition d’El Lissitzky actuellement en vue au Musée d’art de l’histoire de Genève (MAH). Vous avez été plus de six mille à lire ce texte, et ce manifeste intérêt me fait chaud au cœur. J’ai donc trouvé opportun et important de vous présenter la personne à qui l'on doit ce « Fonds russe et hongrois d'avant-garde »: Rainer Michael Mason, conservateur du Cabinet des estampes du MAH de 1979 à 2005.
Rainer Michael Mason, né à Hambourg en 1943, vit – selon ses propres dire – à Genève « depuis d’innombrables années »; plus précisément depuis 1944. Historien de l’art, il est conservateur honoraire des estampes in partibus infidelium – de nouveau selon ses propres dire. Auteur de vingt-et-une expositions « russes »; plus une en préparation. Je l’avais rencontré pour la première fois il y a très longtemps (mais bien après 1944, tout de même) et ai suivi depuis, à distance, ses projets – y compris l’exposition des œuvres d’un artiste Suisse Markus Raetz à la Fondation Jan Michalski, en 2022.
J’ai été ravie de l’avoir retrouvé à l’ombre des platanes genevois pour lui parler des « miens ».
D’où vient votre intérêt pour la culture russe ?
Sans doute, c’est d’assez ancienne date, dans ma jeunesse, que la culture russe s’est manifestée à moi, ‒ littérature et musique. La légende du Grand Inquisiteur, dans Les frères Karamazov de Dostoïevski (dans la traduction de Rudolf Kassner) est, dirai-je, mon plus vieux souvenir. Telle symphonie de Tchaïkovski (la quatrième !) et l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette m’ont très tôt accompagné.

Quand avez-vous découvert l’avant-garde ?
Mon intérêt pour l’avant-garde russe remonte à décembre 1970, à la faveur d’une présentation à la galerie Jean Chauvelin, place de Fürstenberg, à Paris, de dessins de Kazimir Malevitch (parmi lesquels vraisemblablement quelques faux, comme on devait le comprendre plus tard).
En septembre 1977, mon intérêt a été réalarmé par une visite à la galerie Gmurzynska, à Cologne, qui joua un rôle majeur dans l’introduction de l’avant-garde russe en Occident et qui montrait ce qui restait de son exposition Die Kunstismen in Russland / The Isms of Art in Russia.
Jeune assistant-conservateur au Cabinet des estampes, j’ai eu à assurer à l’été 1978 la coordination locale et l’accrochage de l’exposition au Musée Rath, à Genève, de l’exposition Tendances constructivistes au XXe siècle · Collection Mc Crory Corporation New York (reprise de Paris 1977). Des artistes russes en faisaient partie.
Dans l’hiver 1978‒1979, Charles Goerg (1932-1993), mon patron au Cabinet des estampes, dont je repris la direction en novembre 1979, m’avait laissé faire quelques modestes acquisitions : une linogravure d’Alexandre Rodtchenko (1919), une linogravure d’Ivan Puni (1922). Dès 1980, avec El Lissitzky (une planche de la Figurinenmappe de 1923), j’ai poursuivi les achats, selon les possibilités offertes ‒ ou provoquées.
Parmi tous les autres genres et époques dont vous êtes expert, qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans ce mouvement ?
Les « Russes », dirais-je aujourd’hui, ont offert l’exemple de la création d’un art véritablement neuf, fondé à la fois sur une inventivité incroyable et sur une connaissance fine de ce qui se faisait ailleurs, à Paris comme à Berlin. Rappelons, en renvoyant au onzième des Bauhausbücher, consacré à Malevitch, Die gegenstandslose Welt (1927), que le suprématisme est né d’une lecture de Cézanne et du cubisme, en dehors de toute visée imitative. Les Russes surent traduire le regard sur le monde dans une « non objectalité » (Ungegenständlichkeit) exceptionnellement riche en solutions formelles, en présence plastique.
Si l’un des courants de l’avant-garde russe fut celui très altier du suprématisme et du constructivisme (les esprits occidentaux éveillés par l’art minimal des années 1960 y furent bien sûr réceptifs), l’autre volet, issu du néo-primitivisme, du cubo-futurisme, voire de l’expressionnisme, mais surtout des impulsions (linguistiques) du svig, du zaum’ et du lubok, prit sous la main d’Ol'ga Rozanova (1886‒1918) et d’Aleksej Kruchenykh (1886‒1968) un tour aussi libre et gestuel que coloré (voir Utinoe gnezdyshko… durnykh’’ slov’, 1913, et Te li le, 1914).
Tant de rigueur et d’autonomie me stupéfiaient.

Vous avez étudié cette période en profondeur et avez fait quelques découverts remarquables… En direz-vous quelques mots ?
La création artistique n’aboutit pas seulement à une proposition formelle, elle se concrétise aussi dans un objet dont la matérialité et la technique mise en œuvre comptent. N’étant pas russophone (je n’ai fait que du grec ancien) et étant donc éloigné de nombre de textes et d’informations originelles, me trouvant (surtout au début des années 1980) devant un corpus d’artistes encore peu ou pas étudiés, mon métier de conservateur d’estampes me tournait cependant vers une prise en compte « réaliste » ou factuelle des objets collectionnés.
Je me suis, par exemple, avisé de ce que la couverture d’un opuscule de Nikolaj Punin ("Pervyj cikl lekcij, chitannykh na kratkosrochnykh kursakh dlja uchitelej risovanija" · Sovremennoe iskusstvo, 1920) était communément (et commodément !) déclarée lithographie de Malevitch, alors qu’elle n’est qu’une impression typographique, en quatre passages de couleur, au moyen de clichés trait, appelés aussi clichés zinc.
Une question d’une autre portée m’a happé, celle de l’authorship de La guerre universelle ("Vselenskaja vojna", 1916), stupéfiante suite de collages sur papier bleu – aimablement, obstinément donnée à Rozanova (par exemple dans la collection Costakis, 1981), alors qu’il m’apparut bientôt (1988) que l’auteur n’en pouvait être que Kruchenykh. Cette attribution est désormais unanimement acceptée (Susan Compton a bien voulu me suivre en 1990 et 1992). [ Susan Compton est une historien d'art britannique, spécialiste du XXème siècle – N.S.]
Les œuvres russes du début du XXe siècle ont souvent fait objet des fraudes. Pourquoi, à votre avis ? Et Genève n’a pas été épargnée …
La raison des falsifications est assez simple : quand il y a un marché (ce fut le cas dès le milieu des années 1970 pour l’avant-garde russe), on fabrique ce qui est demandé (d’autant que les paramètres d’une époque, d’un style, d’une école, d’un artiste sont mal connus). Cela n’a pas changé – ne changera pas.
Assez récemment (23.X.2024 ‒21.II.2025) le Bloomberg Center de la John Hopkins University, à Washington D.C exposait innocemment (et reproduisait en couverture de son catalogue) un jeu absolument faux (autant que trois autres, dont l’un est conservé à Genève à titre documentaire) de la série des magnifiques 6 gravjur’’ en couleur de Ljubov Popova (1917), dont je ne connais que deux jeux authentiques (au Cabinet des estampes, à Genève [ex-Costakis] et au MoMA, à New York).
Vous parlez de Genève. Vous faites donc référence aux « pastels de Larionov » présentés en dehors de toute participation et/ou connaissance de ma part au Musée Rath, à Genève, en 1988. Dante : Guarda e passa !

Comment l’idée vous est-elle venue de commencer la collection de l’avant-garde, le Fonds, et pourquoi « mixer » la Russie et la Hongrie ?
Les raisons d’être d’un musée sont de collectionner, d’étudier, de présenter. La Suisse, dans les années 1970‒1980 se disait volontiers le pays de l’art concret et/ou constructiviste (Max Bill, Camille Graeser, Verena Loewensberg, Richard Paul Lohse, etc.). Or les sources historiques de cette tendance étaient peu ou pas désignées. Je me suis donc lancé.
Au tournant des années 1980 (et suivantes), il était encore possible – économiquement – d’acheter des pièces (estampes, publications d’artistes, etc.) appartenant à l’avant-garde russe. Quand on s’intéresse à quelque chose, on trouve de plus en plus de choses intéressantes (c’est le principe de la serendipity), cela se sait et l’on vous fait des offres spontanées.
Tout en veillant à enrichit les autres pans de la collection (car il faut, selon Clausewitz, renforcer les points forts – et pourquoi ne pas citer ici Georg Baselitz, Jean Fautrier, Markus Raetz, Bram van Velde ?), au fil des ans, les noms de David Burljuk, Jakov Chernikhov, Sonia Delaunay-Terk, Alexandra Exter, Natalija Gontcharova, Naum Granovski, Iliazd, Vasilij Kamenskij, Ivan Kljun, Gustav Klucis, Aleksej Kruchenykh, Valentina Kulagina, Mikhail Larionov, Vladimir Lebedev, El Lissitzky, Benedikt Livshic, Vladimir Maïakovski, Kazimir Malevitch, Ljubov’ Popova, Ivan Puni, Aleksandr Rodtchenko, Ol’ga Rozanova, Aleksandr Shevchenko, Iosif Shkol’nik, Maria Sinjakova, Varvara Stepanova, Kirill Zdanevitch vinrent s’inscrire dans les collections de Genève. Certains d’entre ces artistes valent comme « points fort » : Kruchenykh, Lissitzky, Malevitch, Popova, Rozanova.
Sauf à oublier que les « Russes » ont, ne fût-ce qu’à travers le filtre des enseignements du Bauhaus, eu leur effet sur la création hongroise, s’ajoutèrent très naturellement Sándor Bortnyik, Fréd Forbát, Lajos Kassák, László Moholy-Nagy, László Péri, Anton Prinner. Et j’aime mettre ici en avant Bortnyik et Péri, qui sont rares.
Au demeurant, pour justifier la « fantaisie » hongroise au sein de la collection genevoise, qu’il me soit permis de rappeler que le 7 avril 1927, à Dessau, au Bauhaus, Malevitch rencontre Walter Gropius, chez qui il déjeune, Kandinsky et László Moholy-Nagy. Décision est prise alors de consacrer à Malevitch un livre. Ce sera le onzième de la collection dirigée par Gropius et Moholy-Nagy, qui en signe la typographie et la couverture, ainsi que le bref avant-propos de la rédaction (en fait Moholy-Nagy) daté de novembre 1927.
J’imagine que vous avez connu Georges Costakis, ce célèbre collectionneur moscovite d’origine grec qui constitua une des plus grandes collections d'avant-garde russe. Comment était-il ? Comment l’avez-vous convaincu de vendre certains œuvres ? D’où est venu l’argent ? Était-il toujours prévu que la collection appartiendrait au MAH ?
Non je n’ai pas rencontré Georges Costakis. Margit Rowell, qui a montré en 1981 au Guggenheim, à New York, une partie de sa collection, m’en a souvent parlé, puisqu’elle avait travaillé avec lui. C’est l’instance chargée de vendre certaines parties de la collection Costakis qui m’a approché. Genève a pu acquérir alors Lissitzky, Popova, Rozanova et le Scrapbook (1920‒1945) réunissant Rodtchenko, Stepanova et divers autres artistes.
Suprematizm · 34 Risunka (1920) de Malevitch a été réglé, dans le cadre du fonds du Centenaire de 1986 du Cabinet des estampes, par un vote du Conseil municipal … en 1988. D’autres enrichissements furent dus aux fonds Léonie Roth et Wilson. Les acquisitions Costakis ont été prises en charge, avec l’appui de Cäsar Menz, directeur du Musée d’art et d’histoire, par la Fondation Jean-Louis Prevost, laquelle les a mises en dépôt perpétuel au Cabinet des estampes en 2002. Le statut patrimonial n’a pas changé, que je sache.

Êtes-vous encore « en contact » avec la collection russo-hongroise ? Saviez-vous qu’elle serait exposée cet été ?
De loin. Je fus informé de la façon la plus courtoise de l’exposition réunissant Lissitzky, Malevitvh et Rozanova.
En 1987, 1988, 1989, 1991, 1994 et 2005, j’ai tour à tour et en des configurations diverses exposé la totalité des pièces appartenant au fonds russo-hongrois du Cabinet des estampes. Par deux fois j’en ai publié certaines parties (le fonds initial en 1988, sous le titre Moderne · Postmoderne | Deux cas d'école | L'avant-garde russe et hongroise · 1916-1925 | Giorgio de Chirico – 1924-1934 et en 2003 dans un ouvrage intitulé GUERRE | S | trois suites insignes sur un thème · 1914-1916 | Natalija Gontcharova · Ol’ga Rozanova · Aleksej Kruchenykh).
Le catalogue (un inventaire des collections suisses dans ce domaine) L’affirmation du Nouveau. Les avant-gardes russe et hongroise dans les collections publiques suisses. 1912-1927, lesquelles firent l’objet d’une exposition au Musée d’art et d’histoire, en 2005, reste à paraître.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, plusieurs tentatives ont été faites, y compris en Suisse, de bannir certains artistes russes, d’interdire certains œuvres. Qu’en pensez-vous – peut-on encore séparer l’art de la politique ?
Rien n’autorise d’écarter l’éthique ‒ de la pensée, de l’action, du comportement. Les œuvres d’art, si elles s’en prennent ouvertement (ou subrepticement) à l’éthique, ne méritent pas d’être montrées et célébrées. Il n’y a pas de juste guerre, quand celle-ci attaque, envahit, asservit. Seule la défense de l’indépendance est licite. Certes, bannissons les artistes et les œuvres qui plaident pour l’agression et l’invasion. Laissons les autres s’exprimer. Je me pose parfois la question : Dürer est un immense artiste, mais certainement pas un type sympathique. Faut-il s’assoir à sa table et dîner avec lui ou seulement regarder ses œuvres ? Je m'explique. À lire, par exemple, son journal de voyage dans les Pays-Bas, Dürer ne me paraît pas sympathique (âpre au gain, etc.). Je m’abstiendrai donc (aujourd’hui) à entrer en relation amicale avec lui. Mais son œuvre – c’est cela qui reste (aujourd’hui) de lui – je le regarde, je le regarderai.
Pareillement, le chef d’orchestre Valery Gergiev n’est pas un type sympathique, éthiquement recommandable, puisqu’il refuse de condamner l’invasion guerrière d’un autre pays. Je m’abstiendrai (aujourd’hui), de me mettre à table avec lui et de diffuser ses enregistrements (donc, par cela, d’être son féal et de lui rendre service). Mais « demain » (après sa mort), je pourrais fort bien écouter, voire diffuser ses enregistrements.
En d’autres termes, à l’endroit des vivants (de ceux avec qui nous partageons la vie), nous avons des devoirs – des obligations présentes, pressantes, contraignantes, dirais-je. Face aux morts, même s’ils furent des salauds, il n’y a plus qu’à prendre en compte la forme de leur œuvre (pour autant que le message de l’œuvre ne porte pas atteinte aux valeurs de la vie).
En d’autres mots encore, de Borodine dirigé par Gergiev, il n’y aura dans cinquante ans que Borodine – que j’écouterai (et diffuserai). [Cela posé, j’évite quand je le peux de choisir un CD de Karajan, qui adhéra par deux fois, et à Cologne et à Vienne, au parti nazi …].
