четверг, 6 марта 2025 года   

Le Congrès de Paris et la cage de Pasternak

06.03.2025

Le vernissage d’une très intéressante exposition photographique aura lieu ce soir même à la Galerie Sonia Zannettacci, à Genève, à l'occasion du 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture – un événement d’une portée considérable qui prit place à Paris entre le 21 et le 25 juin 1935.

Il y a presque exactement cinq ans, au mois de mars 2020, je racontais à mes lecteurs russophones l'histoire d'une photographie que j’avais découverte chez Sonia Zannettacci. Elle avait été prise à Paris par Fred Stein au cours de l’été 1935, lors du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, et représentait le poète Boris Pasternak entouré de Gustav Regler, Ilya Ehrenbourg et André Malraux.

Cette histoire a connu une suite inattendue. En octobre dernier, invitée par le Cercle russe de l’Université de Genève pour y parler de la langue ésopienne, l'écrivain et critique littéraire russe Natalia Ivanova mentionnait au passage son nouveau livre intitulé Destin et rôle – ouvrage dont la publication était alors en cours d’élaboration. Boris Pasternak en était l'un des principaux protagonistes. Entendant cela, je me suis immédiatement souvenue de cette photo, la dernière de Boris Pasternak prise en Europe, et ai emmené Mme Ivanova à la galerie Sonia Zannettacci, sise dans la Vielle ville. À la suite d’une discussion et d'un échange de lettres, cette photographie unique ornait – avec l'autorisation de Peter Stein, le fils et l'héritier de son auteur – le livre de Natalia Ivanova et donnait à Sonia Zannettacci l'idée d'une nouvelle exposition dédiée à Fred Stein tout comme aux illustres participants du Congrès parisien.

Malheureusement, Natalia Ivanova n'a pas pu revenir à Genève pour cette occasion ; par contre, elle a rédigé un texte à l’intention des lecteurs de Nasha Gazeta et des visiteurs de l'exposition ; texte que j’ai le plaisir de reproduire ici même, dans ma traduction informelle.

*     *     *

 « Destin et rôle, mon nouveau livre dans lequel j'analyse la stratégie de comportement et les relations des poètes russes pendant le stalinisme, comprend une pièce de théâtre documentaire : L’été à Paris. Voici ce qui a servi de base historique à son intrigue dramatique.

 « Le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, également appelé Congrès antifasciste, s'est tenu en juin 1935 à Paris, dans la salle de la Mutualité. Plus de deux cents écrivains venus de trente-cinq pays d'Europe, des États-Unis et de Cuba participaient à la réunion.

 « Il existe deux versions liées à la naissance de cet événement. La légende soviétique officielle est la suivante : le Congrès fut convoqué à l'initiative d'écrivains français allant des libéraux aux communistes – André Gide, André Malraux, Henri Barbusse et d'autres encore – dans le but de réagir à la menace que faisait peser sur l'Europe le régime nazi (Hitler avait pris le pouvoir en 1933 pour ensuite le consolider en 1934). La seconde version, elle – non mythologique car confirmée par les documents –, explique comment les choses se sont véritablement passées. À l'automne 1934, le journaliste et poète soviétique Ilya Ehrenbourg, correspondant permanent du journal Izvestia à Paris, s'adresse à Staline (par l'intermédiaire de Nikolaï Boukharine, alors rédacteur en chef d’Izvestia) pour lui proposer d'organiser un tel congrès. Une fois encore – comme il l'explique dans sa lettre –, face à la menace fasciste, les écrivains humanistes européens s'unissaient, angoissés qu’ils étaient par l'avenir de leur pays ; avec pour résultat de les faire basculer dans la direction du socialisme et du communisme.

 « L'idée semble prometteuse à Staline. Son développement et sa mise en œuvre sont alors confiés à Ilya Ehrenbourg et Mikhaïl Koltsov, un autre journaliste connu. Le Politburo décide de transférer discrètement aux organisateurs une somme d'argent considérable susceptible de financer et de conduire le Congrès. Le même Politburo approuve également la liste des écrivains soviétiques qui doivent y participer. Maxime Gorki est nommé chef de la délégation. Dans un même temps, il lui est fortement déconseillé de s'y rendre – soi-disant pour des raisons de santé. (Gorki est mort en 1936 et l’on suppose qu'il fut empoisonné). L’appel de Gorki aux écrivains européens n’en est pas moins rédigé et le Congrès s'ouvre sur cet appel. Boris Pasternak n'est alors présent ni dans la salle, ni dans la délégation – ce en dépit du fait que, lors des discussions à Moscou, Ehrenbourg ait insisté à deux reprises sur sa candidature.

 « Qui donc s’est rendu au Congrès ? Un large cercle : Heinrich Mann (Thomas Mann a poliment refusé), Aldous Huxley, Louis Aragon, John Stretch (un ami de Virginia Woolf), André Malraux, Martin Andersen Nexø, Anna Seghers, Lyon Feuchtwanger, Tristan Tzara, Bertolt Brecht... Des représentants de la littérature allemande antifasciste déclarée illégale y ont pris la parole sur le thème “Hitler n'est pas l'Allemagne”.

 « Boris Pasternak et Isaac Babel n'ont été détachés de Moscou que pour les deux derniers jours du Congrès. Tous deux ont été ajoutés d'urgence, sur ordre personnel de Staline – pour renforcer l'autorité des écrivains soviétiques arrivés plus tôt, peu connus en Europe et plutôt impersonnels dans leurs discours. La figure de Pasternak se distinguait nettement sur cette toile de fond. Indépendance de comportement, combinaison de compétences, de renommée et de talent, nombreuses œuvres traduites aussi… Autant d’atouts essentiels propres à Pasternak, s’agissant d’être représenté à Paris, et qu’ont bien compris le Kremlin.

 « Un an plus tôt, à l'improviste, Pasternak avait reçu chez lui un appel téléphonique de Staline en personne ; appel destiné à parler du sort d'un autre immense poète, Ossip Mandelstam, arrêté la veille. Staline s’y était décidé après que Boukharine lui ait écrit à propos de l'arrestation de Mandelstam : “Pasternak est également inquiet”. Le monde soviétique était étroit : 150 millions d'habitants et quelques personnes qui discutaient, se réunissaient, décidaient du sort des poètes.

 « Pasternak avait conclu sa conversation avec Staline en précisant que, depuis longtemps, il rêvait de lui parler de la vie et de la mort. Or il s'avérait que leur conversation portait précisément sur ce sujet. La mort ne devait pas tarder à intervenir : Mandelstam mourut en 1938, lors d'un transfert entre les camps de concentration soviétiques.

 « J’en reviens au Congrès de Paris. Pasternak refuse autant qu'il le peut de s’y rendre, mais il reçoit un ordre catégorique. En un seul jour, au sein des ateliers du ministère des Affaires étrangères, on lui coud un costume et un manteau de style “mackintosh”, lui achète des chaussures et un chapeau (le poète vit des plus modestement ; “rien à mettre pour aller à l'étranger” était l'une de ses excuses). Il n’était d'ailleurs pas le seul à faire l’objet de tels soins : tous les délégués soviétiques se sont vu confectionner un costume répondant à cet impératif : le tissu devait être de différentes couleurs.

 « Au milieu des années 1930, Hitler poursuivait les “ennemis de la nation” à l'intérieur de l'Allemagne et mobilisait des forces contre l'Europe. Le régime de Staline, quant à lui, intensifiait la terreur intérieure contre les “ennemis du peuple”. Les écrivains européens de “gauche” se trouvaient confrontés à un grave choix.

 « Pour Boris Pasternak, la période est doublement dangereuse : il craint non seulement pour lui et sa famille en URSS, mais aussi pour ses parents juifs ayant émigré de Russie soviétique vers l'Allemagne au cours des années 1920. En route pour Paris, il passe par Berlin, s'y arrête une journée, voit sa sœur, mais n'ose rencontrer ses parents. S’il était dangereux de les laisser en Allemagne, les rappeler en URSS constituait une décision terrible à prendre.

 « Par son discours au Congrès, Pasternak, deux fois otage, est censé démontrer que la liberté d'expression et de création règnent en URSS. À l'époque, depuis six mois, le poète souffre d'une maladie nerveuse et ne peut pratiquement pas dormir. Le dernier jour du Congrès arrive. Ovationné, il ne prononce qu'une seule et longue phrase. Celle-ci, selon les rumeurs, est constituée de lignes fragmentaires. [Dans les faits, elle est aussitôt traduite en français par André Malraux et peut être trouvée en page 509 de l’ouvrage intitulé Pour La Défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains. Paris, juin, 1935. Dijon 2005 – N.S.] Cette longue phrase, la voici.

 “Je veux parler ici de poésie, et non de maladie. Elle sera toujours dans l’herbe, il sera toujours nécessaire de s’incliner pour l’apercevoir, elle sera toujours trop simple pour qu’on la discute dans les assemblées ; elle restera pour toujours la fonction organique d’un être heureux, regorgeant de toute la félicité du langage, crispée dans le cœur natal toujours lourd de sa charge, et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste.”

 « La salle se lève et accompagne les paroles de Pasternak d'une ovation.

 « À Paris, Pasternak rencontre Marina Tsvetaeva, poétesse partie en émigration en 1925. À la question de savoir si elle doit retourner en Russie, il répond une fois de manière plutôt évasive, une autre de manière pathétique : “Marina, tu aimeras les kolkhoses !” En 1938, Tsvetaeva et sa famille retourneront en URSS où son mari sera fusillé, sa fille passera plus de dix ans en prison et en exil en Sibérie et son fils mourra au front ; mais avant cela, elle se suicidera lors de l'évacuation à Ielabouga. “Le destin tragique de sa famille dépassera toutes mes espérances”, écrira Pasternak en 1956. À Paris, lors de leur rencontre à l'hôtel, il quitte la chambre – apparemment pour acheter des cigarettes. Tous deux ne se reverront plus.

 « Le retour à Moscou n'est guère plus facile pour Pasternak. Une partie de la délégation rentre par voie de mer, passant par Londres. De tout ce temps, lui n'arrête pas de parler : son compagnon de cabine attitré, un haut fonctionnaire stalinien, chef des écrivains, diagnostique une maladie mentale. Le voyage se termine à Leningrad, mais Pasternak n'est pas pressé de prendre le train pour Moscou. Il pleure, puis dort enfin, et fait à deux reprises une proposition de mariage à Anna Akhmatova. Alarmés, les surveillants font venir de Moscou, de toute urgence, l'épouse de l'écrivain.

 « À Paris, Pasternak ne s’évade pas seulement de Marina Tsvetaeva, il s’évade aussi du rôle qu'on lui a imposé. Depuis lors, s'il l'évoque, Staline le traite de fou, de yurodivy. L'inscription par le Leader suprême parmi les “poètes fous” permet à Pasternak de rester en vie. Mais c'est au Congrès de Paris que Pasternak voit et ressent la reconnaissance mondiale. Il ne peut plus se rendre à l'étranger. La cage se referme. Toutefois, vingt-et-un ans plus tard, son roman Le Docteur Jivago sort de la cage.

 « Sur la couverture de mon livre figure une remarquable photographie de Fred Stein, prise en marge du congrès : Boris Pasternak entouré d'Ilya Ehrenbourg, d'André Malraux et de Gustav Regler. J'ai d'abord vu cette photographie qui m'a frappée reproduite dans Nasha Gazeta, puis l'original dans la galerie de Sonia Zannettacci. Merci à la Fondation Fred Stein, à son fils Peter, à Sonia Zannettacci et à Nadia Sikorsky pour le bonheur de leur concours. (Un rêve réalisé est une expression russe intraduisible) ».

 *     *     *

P.S. En janvier 1933, Boris Efimovich Koltsov (Fridlyand) s'exprime dans la grande salle de la Philharmonie de Leningrad à propos des résultats de la Conférence internationale de Genève sur le désarmement. Le 14 décembre 1938, il fait encore un rapport sur la publication du Short Course of the All-Union Communist Party of Bolsheviks devant le Congrès des écrivains. Dans la nuit, il est arrêté.  « L'enquête » dure un peu plus d'un an et, en février 1940, « l'ancien premier journaliste de l'URSS » est fusillé.

 

 

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Комментарии (2)

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Lazar марта 06, 2025

Небольшая статья порой даёт более ёмкую картину времени, чем целая книга. Спасибо!

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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