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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

14.03.2024

Les Éditions Noir sur Blanc ont préparé un nouveau cadeau pour tous les amateurs de bonne littérature – cadeau que l'on peut trouver à partir d'aujourd'hui dans les librairies de Suisse et de France.

« Oh, que de découvertes merveilleuses ... » Certains d'entre nous se souviennent de ce vers de Pouchkine adressés aux figures de la science. Mais aujourd'hui, à mon tour, je les adresse à la maison d'édition lausannoise qui me permet de temps à autre à faire les découvertes dans ma propre littérature nationale.

La découverte de ce jour s'appelle Mikhaïl Ossorguine. La faible popularité – voire l’absence quasi totale de célébrité dont jouit l’auteur aux yeux du lecteur russe –, peut en partie s'expliquer sitôt que l’on prête attention à la chronologie de la publication de ses ouvrages : avant 1918, ils le sont à Moscou ; en 1921 à Riga, puis à Paris, Tallinn (jusqu'en 1938), Sofia, New York... Même ses Mémoires d'un exilé (1985) l’ont été à l'étranger – au sein du №84 du magazine Le temps et nous, édité de 1975 à 200. D'abord de façon mensuelle à Tel Aviv, puis, depuis 1981, tous les deux mois à New York. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c'est dans ce magazine, dont le seul collaborateur était Viktor Perelman, qu'ont été publiés pour la première fois le roman Flea Market d'Alexander Galich, le Poème de l'existence de Naum Korzhavin, le Cas personnel de communiste de Yufa de Viktor Nekrasov, Solo on the Underwood et Le livre invisible de Sergei Dovlatov.

Le vide a été comblé depuis 1989, année au cours de laquelle les livres d'Ossorguine ont été – l’un après l’autre – publiés en Russie, puis, en 1999, sous la forme d'œuvres en deux volumes.

La biographie de l’auteur, assez détaillée, peut être trouvée dans diverses sources facilement accessibles, aussi ne m'attarderai-je que sur quelques-uns de ses points forts. Mikhaïl Andreïevitch Ilyin, qui prendra plus tard le nom de sa grand-mère, naît en 1878 à Perm, dans une famille de nobles (certains experts affirment que l'histoire des siens remonte à la dynastie des Riourikides). Dès ses années de gymnase il commence à publier dans diverses revues, puis poursuit cette activité alors qu'il est étudiant à la faculté de droit de l'université de Moscou, où il participe à l'agitation étudiante et s'intéresse professionnellement à la situation des couches pauvres de la population.

Mikhaïl Ossorguine (1878-1942)

Comme beaucoup de personnes éclairées de sa génération, Ossorguine critiquait l'autocratie, ce qui le conduisit d'abord à épouser la fille du révolutionnaire Malikov, puis, un an plus tard, à rejoindre le Parti socialiste révolutionnaire et à participer à la préparation de la révolution de 1905… quand bien même sa participation resta indirecte : dans son appartement moscovite et dans sa datcha, il organisait des réunions, tenait des sessions du comité du Parti socialiste révolutionnaire, éditait et imprimait des proclamations et discutait des documents du parti. Après s'être abstenu de participer directement à la révolution, il change de position lors du soulèvement armé de décembre 1905. Déclaré dangereux "barricadeur", emprisonné pendant six mois à la prison de Taganskaïa, il est libéré sous caution. Aussitôt, il prend la direction de la Finlande, puis – via le Danemark – de l'Allemagne, de la Suisse, et pour finir de l'Italie, où il s'installe près de Gênes, à Villa Maria, où une commune d'émigrés est créée.

Le premier exil forcé a duré dix ans. Pendant cette période, il écrit un livre d'essais sur l'Italie, se passionne pour le futurisme, se convertit en judaïsme (non pour des raisons religieuses ou idéologiques, mais pour épouser l'avocate Rachel Ginzberg), quitte le parti et entre chez les francs-maçons, convaincu de la primauté des principes éthiques sur les intérêts du parti.

Avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale, le mal du pays devient insupportable ; aussi, en juillet 1916, Mikhaïl Ossorguine rentre illégalement au pays. Ayant avalisé la révolution de février 1917, il rejoint la Commission pour le développement des archives et des affaires politiques à Moscou, y travaille aux Archives du service de sécurité, et commence à publier de nombreux ouvrages. Mais cela ne dure guère : passé octobre 1917, Ossorguine s'oppose à la politique des bolcheviks. Il n'est pas arrêté immédiatement, mais seulement en 1919. Pendant cette période de liberté relative, Ossorguine et quelques-uns de ses amis – dont le philosophe Nikolaï Berdiaev – ouvrent la célèbre "Librairie des écrivains" de Moscou, qui existera jusqu'en 1922.

En août 1921, Mikhaïl Ossorguine est de nouveau arrêté, puis relâché – cette fois grâce à l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen qui, à l’époque, aidait activement à lutter contre la famine en Russie. Libéré, Ossorguine n’en est pas moins relégué à Kazan. Durant l'automne 1922, avec quelques centaines d’intellectuels russes de grande valeur, il est confié au soin du célèbre « paquebot des philosophes ». Ceci pour un exil sans retour.

Dans son livre Comment nous avons été déportés, Mikhaïl Ossorguine cite le commentaire de Trotski sur les raisons de cette expulsion : « Nous avons expulsé ces gens parce qu'il n'y avait aucune raison de les abattre et qu'il était impossible de les tolérer ». C’est là dire qu’ils ont eu beaucoup de chance de s’en être tirés. Quelques années de plus et on aurait trouvé une bonne raison – à compter même qu’on l’ait recherchée ! – de les exécuter.

Après avoir passé un an à Berlin, Ossorguine s'installe à Paris, où il conclut en 1926 un troisième mariage : avec l'historienne Tatiana Bakounina… laquelle n'a rien à voir avec le célèbre anarchiste. Jusqu'en 1937, il conserve la nationalité soviétique, puis vit sans aucun passeport – pas même un passeport Nansen. La vie suit son cours jusqu'en juin 1940. Après l'occupation de Paris par les nazis, Ossorguine et sa femme fuient la capitale française et s'installent à Chabry, sur ce qui était encore la rive française du Cher. C'est là qu'Ossorguine écrit Dans un endroit tranquille de France et Lettres sur des choses insignifiantes. C'est là aussi qu'il va mourir, en 1942.

Condamnant la guerre, l'écrivain réfléchit à la mort de la culture, met en garde contre le danger d'un retour de l'humanité au Moyen Âge, s'afflige des dommages irréparables qui peuvent être causés aux valeurs spirituelles. En même temps, il se prononce fermement en faveur du droit des hommes à la liberté individuelle. Dans ses Lettres sur des choses insignifiantes, l'écrivain prévoit une nouvelle catastrophe : « Quand cette guerre sera finie, le monde entier se préparera à une nouvelle guerre ».

Combien ces mots résonnent, vous en conviendrez, à la manière d’un puissant tambour !

Une si longue introduction m’a semblé importante, de sorte que, lisant Une rue à Moscou, vous puissiez appréciez ce qu’Ossorguine y loge de son autobiographie et de sa sensibilité. Ses contemporains ont retenu de lui un être qui, dans les relations avec ses semblables, mettait avant toute autre chose, non la coïncidence des croyances idéologiques, mais la proximité humaine fondée sur la noblesse, l'indépendance et le désintéressement – sans oublier de mentionner son âme douce et délicate, sa nature artistique et l'élégance de son apparence.

Le roman-chronique Une rue de Moscou – l'œuvre la plus célèbre de Mikhaïl Ossorguine – devait bien plus tard être inclus dans l'édition russe en deux volumes de 1999 déjà mentionnée. En premier lieu, toutefois, il fut rédigé à Paris en 1928, puis publié l'année suivante. Entre ces deux dates s’en trouve une autre : 1973… année durant laquelle ce livre est publié pour la première fois en français à L’Âge d’Homme, la maison d'édition suisse fondée par Vladimir Dimitrievitch – ce dans une traduction signée Leo Luck. Aujourd'hui, cette édition, relue et corrigée par M. Lack lui-même, voit le jour dans la série "La bibliothèque de Dimitri" des Éditions Noir sur Blanc.

En français, le roman s'appelle donc Une rue de Moscou – ce qui n'est pas une mauvaise chose dans la mesure où, aux yeux des étrangers comme de nombreux Russes (même Moscovites !), le nom Sivtsev Vrajek – qui est le titre original du livre – peut ne rien dire. Il convient donc d'expliquer qu'il s'agit là d'une ruelle située dans le centre de Moscou, entre le boulevard de Gogol et la rue de l’Argent. Le nom, qui remonte au XVIIe siècle, provient d'un ravin (« ovrag »/ « vrajek » en russe) au fond duquel coulait une petite rivière, la Sivets (ou Sivka), connue depuis le XIVe siècle. Sivtsev Vrajek a changé plusieurs fois de nom, mais ce dernier reste tel quel depuis des années 1910.

Malgré l'aspect féerique de ce nom pour l'œil et l'oreille russes – le cheval Sivka, étant présent dans de nombreux contes de fée –, le roman de Mikhaïl Ossorguine n'a rien de tel. Il rapporte des événements historiques. Pour l'auteur, Sivtsev Vrajek est un symbole de cette Moscou intellectuelle presque disparue, où il a passé sa jeunesse et qu'il considérait probablement comme sa patrie. On peut dire que le symbole est bien choisi si l'on se souvient que, dans différentes maisons de cette ruelle – dont certaines ont disparu et d'autres sont devenues des monuments architecturaux –, Marina Tsvetaïeva et Maximilian Volochine, Mikhaïl Cholokhov et Irakli Andronikov, Maria Ermolova et Leon Tolstoï, Alexander Herzen et Yevgeny Pasternak et d’autres figures de la culture russe y ont vécu ou s’y sont arrêtés en différentes années.

Les chercheurs qui se sont penchés sur l'œuvre de Mikhaïl Ossorguine notent que l’auteur a suivi les traditions de Goncharov, Tourgueniev et Tolstoï. Sans entrer dans une polémique, j’ajouterais à la liste Pouchkine : les traits de son héroïne préférée, Tatiana Larine, se retrouvent bel et bien dans la Tanyusha d'Ossorguine. Mais ce qui m’a le plus frappé dans ce roman, c'est la présence presque physiquement tangible, palpable, de deux autres Mikhaïl – Prichvine et Boulgakov. Et ce, dès les premières lignes. Jugez-en par vous-même.

« Dans l’immensité de l'univers, dans le système solaire, sur la Terre, en Russie, à Moscou, dans la maison d’angle de Sivtsev Vrajek, dans son cabinet de travail, dans son fauteuil, était assis le savant ornithologue Ivan Alexandrovitch. Emprisonnée par l’abat-jour, la lumière tombait sur un livre et éclairait le bord d'un encrier, le calendrier et une pile de papiers. Mais le savant ne voyait que cette partie de la page où une image coloriée représentait la tête du coucou.

Elles n’étaient pas savantes, les pensées qui lui traversaient l’esprit ; c’étaient de simples pensées sur le nombre d'années qu'il avait encore devant lui. Elles le transportaient dans les profondeurs forêt où le coucou lançait son appel. Autant d’appels, autant d’années à vivre encore : cette croyance populaire n'est pas plus absurde que les autres façons de prédire l’avenir. Tout comme les médecins, le coucou se trompe. Aucun médecin ne peut prévoir le jour où un homme se fera écrasé par un tramway… ».

Notons qu'à l'époque de la création de ce roman, Mikhaïl Prichvine avait déjà écrit beaucoup de choses sur différents oiseaux, et que Mikhaïl Boulgakov, en décembre 1928, venait de commencer à travailler sur Le Maître et Marguerite, roman qui devait rendre célébrissime certain tramway moscovite censé avoir coupé la tête de l'infortuné Berlioz – l’homonyme russe du compositeur français. Cependant, Cœur de chien et La Garde blanche avaient déjà été publiés, en 1925, et il est difficile de ne pas remarquer les fils invisibles et infaillibles liant ces livres à Sivtsev Vrajek ; non bien sûr qu’il s’agisse d’un simple plagiat, mais plutôt de l'étonnante unanimité de pensée de personnes aux destins intimes bien différents, mais lestés par une douleur commune pour le sort du pays où ils sont nés.

De tels fils, notons-le, se tirent dans l’autre sens également : un de personnages d’Ossorguine s’appelle Mertvago. Boris Pasternak l’avait-il lu ?

Je ne vais pas vous conter le contenu du roman – espérant plutôt que vous vous offrirez le plaisir de le lire. J’aimerai juste – très brièvement, en pointillés et en quelques citations –, retracer l'évolution de la ligne centrale du sujet : la Première Guerre mondiale.

Dès les premières pages du roman, Ossorguine dénonce l'absurdité de sa « cause » : « Quand le petit Serbe eut appris à bien tirer, il décida de devenir un héros national. Pour cela, il était nécessaire de tuer l'ennemi national, nulle autre façon de devenir un héros. Et comme nombre de petits Serbes apprenaient à tirer à la cible cible sur les murs des poulaillers, il fallait bien que le destin envoyât à l'un d'eux une cible nouvelle : la poitrine de l'archiduc d’Autriche. Bien entendu, cela eût pu ne pas arriver ».

Cela eût pu ne pas advenir, chers lecteurs, si la vanité et une fausse conception du bien de la nation n'avaient pas frappé la tête du jeune homme. Mais c'est bel et bien arrivé, aussi la maison confortable de Sivtsev Vrajek n'a pas pu protéger la famille du professeur d'ornithologie d’une guerre qui a ruiné le toujours calculateur Erberg, a transformé le brillant officier Stolnikov en une souche, a donné des cauchemars au déserteur Andryusha et a privé de son inspiration le vieux pianiste Edouard Lvovich, auteur d’un tout dernier opus...

« Quel fut le nom de la première mère privée de son enfant ? Lui a-t-on élevé un monument avec une fontaine, une fontaine de larmes ? Dans quel album figure le timbre de la première lettre envoyée du front ? Le premier gémissement d'un blessé a-t-il été enregistré pour le gramophone ? La première malédiction lancée ouvertement fut-elle étranglée par une corde ou broyée par une pierre ? Désormais et pour de longues années, nul esprit scrutateur, nulle plume descriptive ne labourera ni ne cultivera un champ le rouge coquelicot de la guerre », écrivait Mikhaïl Ossorguine il y a cent ans à propos de la Première Guerre mondiale. Peut-être était-ce une erreur de les numéroter, l’une après l’autre, comme pour appeler la suivante ?

« Les villageois se méfiaient des citadins et ne les laissaient pas de bon gré entrer dans les isbas. Mais une fois ceux-ci admis, ils leur posaient toutes sortes de questions à propos de Moscou, des Allemands, des prix et de ce à quoi il fallait s’attendre. Ils savaient que la guerre était finie, mais ils n'avaient que les notions les plus vagues et les plus fantastiques quant à celui qui dirigeait maintenant la Russie ; ils demandaient s’il était vrai que le tsar avait été exilé et ce qu’en réalité voulaient les bolcheviks ».

Que s'est-il passé après la Première Guerre mondiale et une paix qui n'a satisfait personne ? La révolution bolchevique a eu lieu, suivi par la terreur, de nouvelles destructions, de nouvelles victimes innombrables… La terreur qui a transformé l'homme ordinaire qu'était Zavalichine en un tueur professionnel, à ce point imbibé du sang des autres que son propre sang a cessé de cailler. « Soyez une crapule et cessez de pleurnicher » - n’est-il pas le slogan de tous les Charikovs et autres Rhinocéros ?

Chaque guerre ramène l'humanité au Moyen Âge. Mais si nous savons déjà que l'Histoire a prévu une Renaissance, pourquoi ne pas essayer de sauter cette étape honteuse, comme s'il s'agissait d'un ravin (« ovrag »/ «vrajek »), afin de ne pas être tourmenté par les questions du genre « qui est à blâmer ? » et « que faire ? » pour le reste de l'éternité ?

05.03.2024
Photo © J. Parisot

La comédie "Suicidé" de Nikolaï Erdman mise en scène par Jean Bellorini est à l'affiche du Théâtre de Carouge jusqu'au 16 mars. Ne manquez pas cet événement !

" Pendant la guerre civile. Une localité après un pogrom. Un juif est crucifié sur la porte de sa maison. Les voisins sont rassemblés autour de lui, le regardant avec pitié et compassion.

– Pauvre Moisha ! Tu souffres ?

– Pas spécialement, – dit difficilement le crucifié. – Seulement quand je ris".

Cette vieille anecdote, dont l’écrivaine Dina Rubina a fait le titre de l'un de ses romans, m'est venue à l'esprit alors que j'étais assise, avec mon amie bien-aimée, dans la salle du Théâtre de Carouge : elle s'appliquait à nous, le public, qui étions à la fois amusés et effrayés, qui avions honte de rire et dont les cœurs étaient déchirés par la douleur de reconnaître ce qui se passait sur la scène. Voici pour une épigraphe.

... Il y a de nombreuses années, alors que je vivais encore à Paris, j'ai décidé d'apprendre le français juste pour le plaisir de pouvoir aller au théâtre. La première pièce à laquelle j'ai osé assister était "Tartuffe", mise en scène par Ariane Mnouchkine. Je pense que je garderai toute ma vie les impressions de ce spectacle.

... Il y a plusieurs années, je me suis jurée de ne plus d'aller dans les théâtres suisses, surtout dans les productions du répertoire russe : il y a assez de frustrations dues à la surabondance de médiocrité dans la vie réelle, alors pourquoi ajouter de la tromperie qui ne nous élève pas du tout ? Cependant, mes activités professionnelles ne me permettent pas de réaliser ce vœu – je dois aller voir, souvent aussi décrire, et ensuite essayer d'oublier le plus vite possible. Mais il y a de joyeuses exceptions, dont font partie deux productions de Jean Bellorini : "Les Karamazov" au Théâtre Carouge en 2016 et "Onéguine" au Théâtre Kleber-Méleau il y a un an presque jour pour jour. Alors, ayant reçu une invitation à venir voir la pièce "Le Suicidé", j'ai accepté, décidant d'"aller vers le metteur en scène", même si j'ai été alertée par la bande-annonce, agrémentée d’une chanson sur l'Armée rouge, « la plus forte de toutes, de la Taïga aux mers britanniques »... Et je suis heureuse d'y être allée, convaincue une fois de plus que la bande-annonce, comme le proverbial portemanteau de Constantin Stanislavski, n'est pas encore un théâtre.

Nikolaï Erdman

Dans ce magnifique spectacle, pour paraphraser le canon des trois règles de la dramaturgie classique, à savoir l'unité d'action, de lieu et de temps, c’est l'unité de l'auteur, du metteur en scène et du traducteur qui s'est manifestée – un cas exceptionnel à notre époque ! Vous pouvez lire à propos de Jean Bellorini les critiques mentionnées ci-dessus, le traducteur André Markowicz est également une personnalité bien connue – j’ai d’ailleurs eu l’occasion de parler déjà de sa traduction du “Suicidé”, bien que la mise en scène de cette pièce au Théâtre Pitoeff en 2016 eût été extrêmement décevante. Tout dépend du metteur en scène ! 

Mais le nom de l'auteur – avec qui tout commence, on en conviendra – ne dit toujours rien à la plupart des gens. "Je ne sais rien de Nikolaï Erdman", avoue mon amie, qui a pourtant grandi comme moi en URSS. « Tu n'as pas vu "Les joyeux drilles", "Volga-Volga" et "La chauve-souris" ? "Si, bien sûr." "C'est Erdmann qui était le co-auteur de leurs scénarios »." Je ne l'aurais peut-être pas su non plus si la deuxième des trois femmes – toutes ballerines – de Nikolaï Robertovitch, Natalia Vladimirovna Tchidson, n'avait pas vécu dans la même entrée d’immeuble que moi à Moscou et n'avait pas pris plaisir à me raconter les sept années heureuses vécues avec lui.

Homme de talent, qui possédait un sens de l'humour pétillant et si caractéristique du théâtre russe naturellement tragicomique, Nikolaï Erdman est resté dans l'histoire du théâtre comme l'auteur de deux pièces, mais lesquelles ! Leur destin mérite d’être rappelé.

© J. Parisot
Sa première pièce, "Le Mandat", Nikolaï Erdman l'écrite en 1924. Son appréciation immédiate par les professionnels est attestée par sa mise en scène en 1925 au Théâtre Meyerhold, où elle a été jouée plus de 350 fois, puis au Théâtre dramatique académique de Leningrad et dans de nombreuses autres villes d'URSS, et même à Berlin en 1927.

Encouragé par ce succès, Erdman écrit quatre ans plus tard "Le Suicidé", sollicité également par le grand Meyerhold, lequel pourtant n’obtiendra pas l'autorisation du Glavrepertkom : il existait à l'époque cette institution terrible, qui déterminait par ses verdicts le destin du théâtre russe. Mais la girouette idéologique tournait vite, et un peu plus de deux ans plus tard, le vent semblait avoir tourné : en décembre 1931, les répétitions de la pièce commencent au Théâtre d'Art de Moscou, mais la pièce ne sera pas créée ; à partir de mai 1932, Meyerhold commence à travailler dessus et arrive même à la répétition générale, mais la pièce est alors interdite. Ce n'est qu'en 1982 (!) que le directeur artistique du Théâtre de la Satire de Moscou, Valentin Ploutchek, qui avait débuté avec Meyerhold en tant qu'acteur, décide de monter la pièce – apparemment, les juges, atteints de marasme clinique, avaient oublié de quoi il s'agissait. Mais ils se réveillent à temps : nouvelle interdiction. La pièce n'a finalement été reprise qu'en 1986, après que Mikhaïl Gorbatchev fut apparu sur scène, pour ainsi dire.

Dans la Russie d'aujourd'hui, une telle production serait hors de question et les auteurs risqueraient de lourdes peines de prison. Dans ce contexte, on peut dire qu'Erdman a eu de la chance : pendant le tournage des "Joyeux drilles ", dont il avait écrit le scénario avec Vladimir Mass et Grigori Alexandrov, à Gagra, en 1933, lui et Mass furent arrêtés. Pour quelle raison ? Pour les poèmes et les parodies politiquement acerbes qu'ils avaient composés et qui n'étaient pas destinés à être imprimés : on a dit qu'ils avaient été imprudemment lus en mauvaise compagnie par le grand artiste Vassili Katchalov. Les noms des deux écrivains furent retirés du générique du film – les vieilles méthodes sont de retour aujourd'hui ! – mais la peine infligée à Erdman s’avéra plutôt douce pour l'époque : un exil de 3 ans dans la ville de Iénisséïsk. Une broutille !

© J. Parisot
Le genre de la pièce "Le Suicidé" est défini comme une "comédie noire" par son auteur et, sur l'affiche, comme un "vaudeville soviétique". Il n'est guère utile d'entrer dans une discussion sur la question de savoir si ces termes peuvent être considérés comme des synonymes. Comme le disait un de mes amis, la comédie russe, c'est quand un seul personnage meurt à la fin. Et c'est bien le cas !

Jean Bellorini voulait monter « Le Suicidé » en 2020 déjà, mais la pandémie de coronavirus l'en a empêché. Lorsqu'il est revenu à la charge en 2022, la pièce, qui, contrairement à son titre, glorifie la soif de vivre, a acquis un sens supplémentaire et une résonance encore plus puissante en raison de la guerre en Ukraine. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le Théâtre national populaire (TNP) à Paris, où a été créée la production qui vient d'arriver à Genève, a été fondé en 1920 et peut être considéré comme le contemporain de Nikolaï Erdman.

Dans cette pièce, qui commence par un dialogue absurde et très drôle entre les époux Podsekalnikov autour d’une saucisse de foie (cette fameuse saucisse de foie que plus d’une génération de Soviétiques a cherché à obtenir, y laissant son temps et ses nerfs), il y a tant de sous-textes et d'allusions qu'on a juste le temps de prendre des notes dans son carnet. Très drôle aussi un prologue avant la toute première scène, avec la présence inattendue de la langue allemande et la référence immédiate au film "Cabaret" de Bob Fosse ! Et la scène de la longue table recouverte d'un tissu, où douze personnes discutent du sens de la vie. Douze personnes ! Voici "La Cène" et, malgré la présence de femmes, "12 hommes en colère" de Sidney Lumet, et n'importe quel tribunal russo-soviétique, où les juges en état d'ébriété décidaient et décident encore du sort des hommes... Et ce ne sont là que deux moments, brillamment pensés par le réalisateur et non moins brillamment joués par ses acteurs, dont chacun est tout simplement excellent.

© J. Parisot
Mais il y a des choses que même le meilleur réalisateur ne peut pas prévoir et planifier. Jean Bellorini ne pouvait évidemment pas imaginer que la première représentation de sa pièce à Genève aurait lieu le jour de l'enterrement d'Alexeï Navalny à Moscou, et que le public la percevrait à travers ce prisme tragique supplémentaire, notamment la scène de l'enterrement – heureusement imaginaire pour Podsekalnikov – sur la "Prière de François Villon" de Boulat Okoudjava, qui commence, on s'en souvient, par les mots "Pendant que la terre tourne encore".

C'est là que l'on a la chair de poule et la gorge nouée. Et est-il nécessaire de décrire l'effet, produit dans le contexte des événements qui se déroulent aujourd'hui en Russie, des paroles prononcées depuis la scène : "Actuellement, ce que les vivants peuvent penser, seuls les morts peuvent le dire". Ou encore ce passage : "Et maintenant, la troïka n'est plus une troïka, mais la Russie, et elle voyage, inspirée par Dieu. Rous, où vas-tu ? Réponds-moi." Suivie d'une réponse digne d'un Gogol moderne : "Directement à la police, soyez-en sûrs".

© J. Parisot
N'étant pas une adepte des "artifices" techniques, j'estime ici non seulement justifiée, mais nécessaire l'utilisation de la projection sur grand écran : il est extrêmement important de voir les expressions faciales des acteurs, l'expression de leurs yeux. Et l'écran lui-même n'est pas ordinaire : dans les carreaux qui le composent, on reconnaît des fois les barreaux d'une cellule de prison.

Je n'aime pas non plus les "améliorations" du texte de l'auteur, mais dans le cas présent, deux de ces inclusions s'intègrent organiquement dans le spectacle. La première est la lettre de Mikhaïl Boulgakov à Joseph Staline du 4 février (le mois quand il faut "prendre de l'encre et pleurer", selon Boris Pasternak) 1938. À l'époque, Erdman avait déjà purgé sa peine à Iénisséïsk et à Tomsk, et voici qu'un collègue demande au dirigeant de l'autoriser à retourner à Moscou. Nikolaï Robertovitch n'est revenu à Moscou qu'après la guerre, y est mort en 1970 et n'a été réhabilité qu'en 1989.

La deuxième "inclusion" est la dernière lettre du rappeur russe Ivan Pétounine, âgé de 27 ans, qui s'est suicidé en septembre 2022 en raison de la mobilisation. "Si vous regardez cette vidéo, cela signifie que je ne suis plus en vie. <...> Je ne peux pas et ne veux pas porter le péché du meurtre sur mon âme. Je ne suis pas prêt à tuer pour quelque idéal que ce soit." C'est ainsi qu’elle commence. Une seule lettre distingue le nom de famille de ce jeune homme de celui du véritable suicidé de la pièce d'Erdman : PétouninePitounine. Jean Bellorini aurait-il pu imaginer une telle chose ? Et qui est donc le vrai metteur en scène ?

© J. Parisot
P.S. Et voici cette magnifique "Prière de François Villon" chanté par l'immortel Boulat Okoudjava. Ecoutez-le!

21.02.2024
Konstantin Mitenev dans sa chambre dans l'EVAM Photo © Nashagazeta

Comment un célèbre artiste de Saint-Pétersbourg, dont les œuvres ont été exposées dans de nombreux pays, s'est-il retrouvé dans un centre d’accueil de migrants en Suisse ; et peut-on compter sur l'humanité des autorités suisses ?

C'est d'abord le professeur Jean-Philippe Jaccard qui m'a parlé de lui. Puis l'artiste Babi Badalov. J'ai ensuite lu un article dans Le Temps, puis ai contacté l’intéressé et me suis rendu à l’Établissement vaudois d’accueil des migrants, à Ecublens, près de Lausanne. L'artiste, réalisateur, acteur et auteur russe Konstantin Vitalievitch Mitenev, soixante-sept ans, que tout le monde appelle simplement Kostia, y vit depuis le 17 octobre 2022.

Le bâtiment tout en panneaux blancs s'intègre parfaitement dans la zone industrielle : entouré de grands supermarchés et d'entreprises – principalement automobiles –, il ne trahit en rien sa fonction. Un foyer comme les autres. Ce n'est qu'en s’approchant de l'entrée que l'on peut lire sur un panneau rose : EVAM - Établissement vaudois d'accueil des migrants. À gauche de l'entrée se trouve l'agent de sécurité, à qui il faut présenter sa carte d'identité. « Konstantin est calme, il n'y a pas de problème avec lui. Si tout le monde était comme ça, on n'aurait pas besoin de moi », dit-il amicalement en me rendant mon document.

Un des bâtiments d'EVAM, à Ecublens

Konstantin me mène dans sa chambre où il vit seul (« je suis chanceux ! ») et partage la salle de bain avec un couple de réfugiés d'Odessa. Il a divisé sa pièce (24-25 mètres à vue d'œil) en plusieurs parties : « atelier, galerie, chambre, cuisine et salle à manger », comme il décrit ses possessions temporaires fort d’un bon sourire. « Tout est très bien organisé. Il y a un magasin Aldi à une minute de marche, où l'on peut acheter tout ce dont on a besoin. L'allocation que je reçois me suffit car je ne la dépense que pour la nourriture. Les transports sont gratuits – mais seulement pour Lausanne, pas pour Genève. Les soins médicaux sont également gratuits. Les difficultés ne se posent que pour l'achat de matériel d'art : les magasins spécialisés sont éloignés, mais en principe on peut s'y rendre. Une fois par semaine, s’ouvre un local où l'on peut se procurer gratuitement des vêtements d'occasion. Les chaussures me posent un problème, car toutes ne sont pas adaptées à ma prothèse. Parfois, je vais à Morges. Ma carte d'étudiant (je suis un cours de français) me donne droit à une réduction pour les musées. Alors ça va ».

Nous décidons de commencer par prendre un café, puis de discuter sérieusement ; ainsi nous installons-nous dans la cuisine/salle à manger. En attendant que gronde la cafetière « art déco », je me permets de faire une petite présentation de mon hôte.

Konstantin Mitenev est né dans ce qui était alors Leningrad, a obtenu son diplôme à l'Institut polytechnique en 1979, a rejoint un groupe de poètes underground, puis d'artistes underground, et a participé au mouvement du cinéma parallèle. En 1988, il étudie à l'école de cinéma Lenfilm sous la direction du célèbre réalisateur Alexander Sokurov et joue dans un épisode de son film Sauve et Préserve. Il commence à réaliser son propre film, Tight lips, interrompu par la direction du studio pour des raisons idéologiques et esthétiques. Parmi les événements marquants organisés par Konstantin Mitenev, on peut citer la manifestation en plein air « New Sky and the Moon On It » sur la place Saint-Isaac, en 1991, année où Leningrad redevient Saint-Pétersbourg, puis, en 1998, le « Bûcher des vanités » à l'occasion du 500e anniversaire de l'exécution de Savonarole. Au début des années 2000, il commence à enseigner dans diverses institutions artistiques de Saint-Pétersbourg. En 2003, il donne une série de conférences intitulées « Media Art Movement » à la Free University-2, dans le centre d'art Pushkinskaya-10, et un an plus tard, à l'Université d'État de Saint-Pétersbourg, dans le cadre du programme des arts et des sciences humaines. En 2007, il ouvre son studio « Gold TV » et se met au street-art. À l’art urbain. En 2020, Konstantin Mitenev participe à l'exposition « L'histoire de l'art multimédia en Russie, 1980-2000 » au Centre d'art contemporain Sergueï Kuriokhine de Saint-Pétersbourg et à la Fondation culturelle Ekaterina de Moscou.

Il faudrait du temps pour énumérer tout ce que Konstantin Mitenev a fait dans sa vie, et plus la liste s'allonge, plus la question se pose : comment une personne aussi talentueuse et appréciée a-t-elle pu se retrouver dans un centre pour migrants ? Entre-temps, le café est bu et nous pouvons commencer à parler.

Konstantin, lorsque nous avons organisé notre rencontre avec vous il y a une semaine, nous n'aurions certainement pas pu imaginer qu'elle aurait lieu le lendemain de la mort d'Alexeï Navalny. Qu'est-ce que cette mort signifie pour vous ?

Elle signifie que l'on a appuyé sur un bouton. Je pense que la répression en Russie ne fera que s'intensifier. J'appelle tous mes amis qui sont restés là-bas à quitter le pays sans délai, car un grave danger pèse sur eux, objectivé par le fait de la mort d'Alexeï Navalny. Il est clair que l'ogre, qui s'est jusqu'à présent masqué de quelques grimaces et « dialogues » – dont sa dernière interview d'un cynisme écœurant donnée à ce ridicule journaliste américain –, ne s'arrêtera pas là. Les autorités russes ont qualifié le décès d'Alexeï de « syndrome de mort subite »: c'est donc un meurtre, car il n'existe aucune maladie répondant à ce « diagnostic ».

Connaissiez-vous Alexeï Navalny ?

Personnellement, non. Mais en consultant mes archives, je me suis souvenu de la façon dont j'ai appris son existence. En 2011, alors qu'il venait d'apparaître, le magazine de Saint-Pétersbourg Sobaka.ru est sorti avec la photo de Navalny en couverture, doublé d’un article le concernant, ainsi qu’un interview de moi : le numéro était consacré aux Russes de l'étranger et j’y parlais de mon projet d'art urbain à Lisbonne. C'est là que nos chemins se sont croisés. Vous conviendrez que la question « Est-il temps de partir ? » posée en couverture de ce numéro n'a fait que gagner en pertinence au fil du temps, et que la réponse est devenue toujours plus évidente. Depuis, j’ai suivi les actions de Navalny.

Alexeï Navalny sur la couverture de Sobaka.ru, avril 2011

Konstantin, les orientations de votre travail ont changé à plusieurs reprises, mais je crains qu'elles soient incompréhensibles pour la plupart des lecteurs. Pourriez-vous expliquer, par exemple, votre passage du nécroréalisme au métasymbolisme, et ce que ces deux termes signifient ?

C'est une bonne question, parce que c'est aussi une question pour moi-même. Le fait est que je suis un « Nouvel Artiste ». Le groupe « Les Nouveaux Artistes » est apparu à Saint-Pétersbourg dans les années 1980. Son leader était Timur Novikov, et ses associés Oleg Kotelnikov et Ivan Sotnikov. Parallèlement, le mouvement nécro-réaliste, représenté par Evgeny Yufit, est apparu. Le nécro-réalisme est, lui, un calque inversé du réalisme socialiste, signifiant littéralement « photographie des morts » ; le nom a été suggéré par Oleg Kotelnikov. Aujourd'hui, je le vois comme un mouvement punk de type créatif ; une nouvelle vague en Russie. Malgré la légèreté de son atmosphère, ses participants pensaient toujours à la notion d'« homme nouveau » qu'ils s'efforçaient de réaliser. J'ai rejoint ce mouvement en 1986 en menant des actions au centre culturel « Krasny Oktyabr » (L’Octobre Rouge), tout en me lançant dans la réalisation cinématographique et en m'immergeant dans le contexte underground. La notion d’« homme nouveau » m'a poussé à devenir un « nouvel artiste ». Je suis resté dans cet état jusqu'en 1991, lorsque Leningrad a été rebaptisée Saint-Pétersbourg : c'est alors que j'ai senti que tout changeait – y compris l'art et moi-même. C'est sur cette base que je suis passé aux nouveaux médias.

Vous avez toujours appartenu, si je puis dire, à la culture alternative qui, dans les années 1980, si elle n'attirait pas les membres vieillissants du Politburo, était "tolérée" par eux. Avez-vous croisé Vladimir Poutine lorsqu'il était en poste à Leningrad, votre ville natale commune ; et qu'est-ce qui a changé pour vous depuis qu'il est arrivé au pouvoir à Moscou ?

Je soupçonne l’avoir vu une fois de très près. Cela se passait sur la place Saint-Isaak de Saint-Pétersbourg, dans la nuit du 6 novembre 1991. Nous préparions alors une grande action à l‘occasion du « re-baptème » de la ville. Au palais Mariinsky, contre lequel nous avions installé un écran géant pour projeter notre film, se tenait une importante réunion : le maire Anatoly Sobchak recevait le président de l'Afrique du Sud, Peter Botha, connu sous le surnom de The Big Crocodile. Au moment où nous tendions nos toiles, un homme est sorti du palais et, m’identifiant en tant qu’organisateur, s'est approché et m’a demandé : « Que faites-vous ici ? » Je lui ai répondu que la naissance d'un nouveau cinéma russe était imminente. Sur quoi il m’a dit : « Très bien. Veillez à ce qu'il n'y ait pas de bagarre. » Et il est parti. Je me souviens de ses yeux de poisson décolorés, de sa silhouette maigre. Dix ans plus tard, j'allume la télé et vois le nouveau président. Alors je me dis : « Je l'ai déjà vu quelque part... ».

Vous considérez-vous comme une personnalité politique ?

Maintenant oui, dès lors qu’en 2015 j'ai organisé à Venise l'action « Séparation de l'art et de l'État » qui visait le ministre de la Culture russe de l’époque Vladimir Medinski. Dans le temps je ne me préoccupais que des questions esthétiques, mais après le début de la guerre j’ai pris une position claire de sa catégorique rejet.

Venise, 2015

D'après mes observations, la Suisse n'est pas la première destination pour des artistes russes, qui sont davantage attirés par l'Amérique, Berlin, Paris... Vous, en revanche, déjà à la fin des années 1990, lorsque vous avez organisé « A Great Clone Party », le premier flux sonore sur Internet entre Saint-Pétersbourg et neuf villes du monde, vous y avez inclus deux villes suisses : Genève et Lausanne. Pourquoi donc ?

Là, ce n'est pas tout à fait mon choix. À l'époque, toutes les villes étaient virtuelles. L'internet n'en était qu'à ses débuts, tant sur le plan technique qu'idéologique. Nous prônions un internet libre et gratuit comme nouvel espace artistique. C'est alors qu'est apparue une immense plateforme virtuelle où les gens communiquaient, présentaient leur travail, organisaient des expositions, des symposiums... Cela m'a donné l'occasion de dire qu'après les « nouveaux médias », il y avait les « prochains médias », « next media ». Les nouveaux médias étaient des œuvres d'art créées par le langage de l'ordinateur, mais on ne pouvait les voir que sur Internet. Ce que j'ai proposé, c'était d'utiliser internet pour transporter nos œuvres d'art hors ligne n'importe où dans l'espace. Lorsqu'il est devenu possible de transmettre du son sur l'internet, j'ai discuté de l'idée avec Geert Lovink, le fondateur et directeur de l'Institute of Network Cultures, basé à Amsterdam, qui travaillait à l'époque sur les radios pirates. Il m'a mis en contact avec des gens à Paris, qui eux-mêmes ont impliqué d'autres villes francophones dans le projet...

En 2019, vous avez participé à Art Basel Miami Beach la « filiale » d'Art Basel – une autre « connexion suisse »...

C'était grâce à la galerie ArtBox.Projects basée à Zurich ; une galerie dotée de sérieuses ambitions internationales, qui organise des expositions collectives dans des lieux artistiques puissants. Malheureusement, je n'ai jamais exposé à Bâle même, ce qui reste un rêve.

À ses débuts, la pandémie de coronavirus n'a pas été prise très au sérieux en Russie. Permettez-moi d'aborder un sujet littéralement douloureux pour vous : le virus a fait de vous un invalide. Accepteriez-vous d'en parler ?

Oui, d'autant plus que c'est l'une des raisons de ma présence ici, en Suisse. Le 1er juin 2021, étant dans mon atelier de Saint-Pétersbourg, je me suis senti mal et ai appelé une ambulance. Le médecin a suggéré que c’était le covid ; toutefois, j'ai refusé d'aller à l'hôpital, pensant que j'étais seul, isolé, et que cela passerait. Deux jours plus tard, j'ai commencé à ressentir une douleur insupportable dans une jambe ; une douleur qui ressemblait à un spasme mais qui ne passait pas. J'ai de nouveau appelé l'ambulance. Là, sur le champ, ils ont diagnostiqué le covid et m'ont expédié dans une clinique qui, dans les faits, ressemblait plus à un "entrepôt" pour patients atteints du coronavirus : le traitement y était minimal, des cafards couraient partout et trois personnes sont mortes dans ma chambre. La procédure était la suivante : on effectuait un test de dépistage, on donnait quelques pilules, on attendait un résultat négatif puis on faisait sortir le patient. Il s'est avéré que, parallèlement au covid, j'avais été victime d’une thrombose qui me causaient des douleurs à faire hurler. J'ai été opéré, mais de façon incomplète : la douleur a disparu, mais mon pied a commencé à gonfler. Je suis sorti de l'hôpital alors que la gangrène s'était déjà déclarée. Le certificat de sortie indiquait que j'étais en parfaite santé. Immédiatement après, on m'a ôté une partie du pied dans une clinique spécialisée. J'y suis resté un mois, après quoi j'ai dû faire mes propres pansements. C'est dans cet état que j'ai inauguré l'année 2022.

Le début de l'année 2022 a été doublement tragique pour vous : le 20 février, votre mère est morte du covid et, le 24, la guerre en Ukraine a commencé. Je pense que pour une personne ayant une vision du monde aussi peu conventionnelle que la vôtre, ces deux événements se sont en quelque sorte rejoints....

Oui, ce fut un moment d'épiphanie stupéfiante. Quand j'ai réussi à voir ma mère, elle ne m'a pas reconnu ; une semaine plus tard, elle disparaissait. J'ai alors réalisé que j'étais seul dans l'univers et que je devais soit boire du thé, soit me pendre – c'était là mon état d'esprit. Rassemblant mes dernières forces, j’ai pris conscience du fait que j’avais encore une chance de m’en tirer en m'accrochant à l'invitation de la galerie zurichoise dont je vous ai parlé et qui me proposait d’exposer à Venise. J'ai également su que, dans la situation dans laquelle je me trouvais, il était nécessaire non seulement d'y envoyer mes œuvres, mais de m’y rendre. J'ai donc obtenu un visa pour la Finlande, toutefois, au moment de quitter la Russie, sa frontière était déjà fermée. Je suis donc passé par Istanbul et suis arrivé à Venise le 12 mai 2022. Ma jambe était très douloureuse, je portais des bandages et attendais que ça passe. Le 14 mai, à l’occasion de l'inauguration de l'exposition qui se tenait dans une galerie située de l'autre côté du pont de l'Arsenal – le lieu principal de la Biennale de Venise –, j’ai pris la parole. J'étais debout avec ma peinture et je répétais : « Faites de l'art, pas la guerre » ; tout le monde m’a pris en photo.

Le Journal de Boudry Photo © NashaGazeta

Que s'est-il passé ensuite ?

J'ai réalisé que la situation était telle qu'à mon retour à Saint-Pétersbourg je ne reverrais pas mes amis européens de sitôt. J'ai donc décidé d'aller voir Jean-Philippe Jaccard, un très vieil ami qui vit à Genève. Nous nous connaissions depuis quarante ans et il s'avérait que je n’avais personne d'autre à qui parler ; que c'était le seul en qui je pouvais avoir confiance. Il y avait déjà un schisme complet à Saint-Pétersbourg ; à ma grande surprise, j’ai vu certains de mes amis se ranger du côté des autorités. Pourquoi, je l’ignore. Je ne peux ni le comprendre ni l'expliquer, par ce fait que nous avions passé toute notre vie à faire de l'art, qui se créait "malgré" et non "grâce à".

Jean-Philippe m'a mis en contact avec les organisateurs d'une exposition anti-guerre à Genève. Je leur ai donné mon matériel. Toutefois, la veille de l'exposition, j'ai commencé à avoir si mal à ma jambe que je ne pouvais plus bouger. J'ai dû subir une nouvelle opération, que je n'ai pas pu payer puisque mon assurance avait expiré trois jours auparavant – fait que j'ignorais. Le médecin qui m'a opéré s’est montré très humain ; il m'a expliqué que j'avais la gangrène dès ma sortie de la clinique de Saint-Pétersbourg où l'on ne m'avait rien dit, et que je devais subir une nouvelle opération. Après cela, j'ai décidé de demander l'asile en sorte de sauver ma peau. Je me suis donc rendu au Centre fédéral de migration de Boudry. On a commencé par me placer dans une chambre pour quinze personnes, où j'ai vécu en faisant des dessins dans un carnet. Un dessin par jour.

Ensuite, le service des migrations a refusé de vous accorder l'asile. Une fois. Deux fois. Pour quelles raisons ? Que vous a-t-on dit ?

Le premier refus était motivé par le fait que j'avais un visa finlandais ; on voulait donc m'expédier en Finlande. Mais alors que j'étais à l'hôpital, la date limite pour que les Finlandais m'acceptent est arrivée à échéance. Entendant les déclarations quotidiennes des Finlandais selon lesquelles ils expulseraient tout Russe se trouvant sur leur territoire, j'ai catégoriquement refusé cette option, expliquant la situation aux Suisses. Ils m'ont dit qu'une telle chose ne pouvait arriver. J'ai fait appel, et quatre jours plus tard (!) j'ai reçu un deuxième refus du style : « Nous allons devoir vous expulser ». Sans indication de lieu de destination. Depuis lors, je vis ici, je reçois tout ce dont j'ai besoin et j'attends mon expulsion. Ils ne peuvent pas me donner un atelier, mais ils ont promis de me donner un ordinateur. Comme vous le comprenez, il est très important pour moi d'avoir un suivi médical constant et bienveillant : ici je sens que je ne suis pas seul, je peux faire confiance à la médecine locale.

Genève, place des Nations, 20.8.2023

Pensez-vous que le service de migration comprend ce qui vous attend en Russie ?

C'est la question que m'a posée une dame lors de ma dernière visite à Boudry. Je lui ai expliqué qu'après toutes mes déclarations anti-guerre et anti-Poutine, ils allaient me flanquer en prison et me déclarer « agent de l’étranger » sous prétexte que je reviens de l'étranger. C’est d’une logique sans faille !

Dans une interview accordée au quotidien Le Temps, vous avez déclaré que les artistes étaient impuissants en Russie et que donc vous ne pouviez être utile qu'à l'étranger. En quoi voyez-vous cette utilité ?

Mon utilité réside dans ma position politique et civile active, que j'exprime à travers mon art, sans craindre quoi que ce soit. Si je parviens à obtenir le statut de réfugié en Suisse, j'ai l'intention de travailler activement, de participer à la vie culturelle locale et je rêve de voir un jour mes œuvres exposées à Plateforme 10 – à Lausanne.

***

P.S. Plusieurs organisations plaident aujourd’hui en faveur de Konstantin Mitenev. Il faut espérer que le Tribunal administratif fédéral les écoutera et réexaminera son dossier pour lui accorder le statut de réfugié politique.

16.02.2024

Il y a environ une heure, le département du service pénitentiaire fédéral du district autonome de Yamalo-Nenets a annoncé que Alexeï Navalny, qui purgeait une peine de 19 ans pour avoir organisé une "communauté extrémiste", était décédé le 16 février dans la colonie pénitentiaire n° 3.

"Dans la colonie pénitentiaire n° 3, le condamné Navalny A.A. s'est senti mal après une promenade et a presque immédiatement perdu connaissance. Le personnel médical de l'établissement est arrivé immédiatement et une ambulance a été appelée. Toutes les mesures de réanimation nécessaires ont été prises, mais elles n'ont pas donné de résultats positifs. Les médecins ambulanciers ont constaté le décès du condamné. Les causes du décès sont en cours d'établissement", indique le rapport de la FSIN.

Selon certaines sources, la mort de M. Navalny serait due à un caillot de sang. Le 14 février, l'attachée de presse de l'homme politique, Kira Yarmysh, a indiqué que Navalny avait été placé dans une cellule d'isolement punitif, SHIZO, pour la 27e fois au cours de son incarcération. Les habitants de Genève ont pu voir ce SHIZO de leurs propres yeux la Place des Nations. L'imagination peindra cette pièce dans la colonie "Loup polaire" de Kharp, à 60 kilomètres au nord du cercle polaire.

Il y a un an et demi, lorsque je vous ai parlé du film "Navalny", récompensé par un Oscar, j'ai écrit écrit : "Malgré tout ce que l'on peut contester chez Navalny, on ne peut s'empêcher d'admirer son courage, qui frise à la fois l'insouciance et le fatalisme. Car pendant que nous le regardons, en croquant du pop-corn, il est en prison. D'une certaine manière, pour chacun d'entre nous".

Aujourd'hui, il a donné sa vie pour chacun d'entre nous. Alexeï Navalny avait 47 ans. Sa mort était, hélas, prévisible - les vautours laissent rarement leur proie s'échapper de leurs serres. Le peuple russe appréciera-t-il ce sacrifice ?

09.02.2024

Le livre Russie, mon pays bien-aimé, écrit par une ancienne journaliste de Novaya Gazeta et publié en traduction française par les Éditions Noir sur Blanc, a été présenté au Club suisse de la presse le 7 février. Depuis lors, il est disponible dans les librairies suisses et françaises.
 
« Qui est-ce ? » ; « J'ai déjà entendu ce nom quelque part » ; « Est-elle encore en vie ? » – telles ont été les réactions de certaines de mes connaissances apprenant que j'allais rencontrer Elena Kostioutchenko. Tout d'abord : oui, heureusement, elle est vivante ! Et à la question « Qui est-ce ? », voici la réponse : Elena Kostioutchenko est une intrépide journaliste russe. Elle est née en 1987 à Yaroslavl, à 250 km de Moscou, au sein d’une famille pauvre – parfois, il n'y avait rien à manger à la maison. À l'âge de neuf ans, elle commence à chanter dans une chorale, gagnant alors trente roubles par représentation. Puis elle se lance dans le journalisme pendant ses études secondaires et publie dans le journal régional de Yaroslavl Severny Krai. Après avoir découvert les articles d'Anna Politkovskaïa, elle décide de faire du journalisme son métier et de travailler – « un jour » – pour la Novaya Gazeta. Un rêve devenu réalité ! Un an après avoir déménagé à Moscou en 2004 et s'être inscrite à la faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou, Elena est nommée envoyée spéciale pour sa publication préférée, privilégiant le journalisme d'investigation. Elle écrit sur la tuerie du village de Kushchevskaya ; sur les mères des enfants tués à Beslan ; effectue des reportages sur les villageois de la route de Sapsan ; sur les adolescents vivant dans l'hôpital abandonné de Khovrinskaya ; sur les prostituées de rue ; sur les toxicomanes…
 
Militante du mouvement LGBT, Elena Kostioutchenko participe, en 2014, à l'enquête sur les Russes tués lors de la bataille pour l'aéroport de Donetsk et réalise des reportages sur les champs de bataille d’Ukraine. En 2022, elle couvre – sur place – l'invasion de l'Ukraine par la Russie et reçoit des menaces de mort. Elle survit à un empoisonnement ; à une grave dépression nerveuse ; à une émigration forcée. Et continue de travailler. Qui rencontrerait Elena dans la rue, hors contexte, ne penserait jamais que dans cette jeune femme à l'allure fragile et aux yeux bleus d'Alyonushka – le personnage d’un conte russe – se cache un caractère trempé. Une conviction inébranlable dans la justesse de la voie choisie.
 
Prenant connaissance de Russie, mon pays bien-aimé, d'abord en russe puis en français, je n'ai pu me débarrasser d’une certaine impression de « déjà lu ». Non pas dans le sens où Elena Kostioutchenko se serait permis de plagier un autre ouvrage (!), mais dans le sens de parallèles avec la pièce de théâtre de Maxime Gorki intitulée Les Bas-fonds. La différence fondamentale étant que dans le cas de Gorki, il s'agit d'une œuvre de fiction ; la pièce, bien que basée sur l'expérience personnelle de l'auteur, fut écrite pour le théâtre. Pour être jouée par des acteurs. Russie, mon pays bien-aimé est, pour sa part, un recueil d'articles dont la plupart ont été publiés au fil des années dans la Novaïa Gazeta, et dont les personnages sont des gens bien réels qui vivent près de nous, mais restent souvent « dans les coulisses » de la vie, si l'on s'en tient à la terminologie théâtrale.
 
Après la présentation au Club suisse de la presse, j’ai discuté avec Elena Kostioutchenko de ce qui a changé et de ce qui n'a pas changé en Russie au cours du dernier siècle et quart ; des illusions à jamais perdues et des espoirs encore chauds.
 
Elena, en 2006, après l'assassinat d'Anna Politkovskaïa, le président russe Vladimir Poutine a déclaré que « son influence sur la vie politique russe était minime ». Ses assassins n'ont jamais été retrouvés, et notre pays favori est toujours en tête du classement des décès de journalistes. La bande annonce placée sur la couverture de l'édition française de votre livre indique : « L'héritière d'Anna Politkovskaïa ». Partout dans le monde, le journalisme est considéré comme le « quatrième pouvoir ». À votre avis, quel est son rôle dans la Russie moderne ?
 
Je ne considère pas le journalisme comme le quatrième pouvoir : je ne peux pas dire pour le monde entier, parce que je n'ai pas vécu et travaillé suffisamment à l'étranger pour comprendre comment il fonctionne là-bas ; mais en Russie, la chose est certaine. Je ne crois pas à la mission du journalisme. Nous fournissons des informations aux gens de la même manière que nous leur livrons de la nourriture ou des vêtements s'ils les commandent.
 
Mais l'information est-elle un produit essentiel ?
 
Oui, parce qu'elle aide les gens à se faire une idée du monde ; à s'y retrouver et à prendre de bonnes décisions. Il s'agit donc d'un bien essentiel, mais d’un bien tout de même. Cependant, si nous supposons que le journalisme a un objectif plus important, plus noble, je pense qu'il s'agit de créer des liens invisibles entre les gens ; de les rendre moins étrangers les uns aux autres. Ces liens invisibles sont ce qu'il y a de plus durable sur terre. C'est en tout cas ce qui s'est passé dans ma vie. Lorsque tout ce qui la constituait s'est effondré, il n’est plus resté que les gens et leurs mains qui me soutenaient. Lorsque j'ai écrit ce livre, je voulais qu'une prostituée russe sur le bord de l'autoroute et une Suissesse sortant le soir dans son jardin pour fumer une cigarette se comprennent.


 
L'année dernière, le livre a été publié en russe par Meduza, la maison d'édition indépendante avec laquelle vous avez commencé à coopérer après la suspension de la Novaya Gazeta, et a été sur-le-champ épuisé. Cependant, un très court résumé a été laissé sur le site web, résumant votre ouvrage comme étant une histoire de « comment le fascisme a germé dans la Russie de Poutine ». Êtes-vous d'accord avec cette définition ?
 
Oui. Effectivement. C'est un livre qui raconte comment le fascisme a germé, s'est développé et a finalement donné un fruit en forme de guerre ; mais il raconte aussi comment les gens vivaient pendant que ce fascisme se développait. Le fascisme est une chose effrayante ; il est de plus effrayant de le discerner et de reconnaître sa présence ; il est bien plus facile de le nier jusqu'au bout. Bon nombre de personnes pensaient que le fait que notre pays était en guerre contre le fascisme lui donnait une sorte d'immunité. Il s'avère que ce n'est pas vrai : il n'y a pas d'immunité.
 
Les textes rassemblés dans le livre ont été publiés dans Novaya Gazeta au cours de différentes années, mais ils ne sont pas présentés dans l'ordre chronologique. Y a-t-il un sens à cela ?
 
Oui. Outre les textes publiés dans Novaïa Gazeta, ce livre contient mon histoire personnelle transversale, laquelle n'a été publiée nulle part ailleurs. Lorsque j'ai réfléchi à la manière d'organiser ces différents textes, je me suis rendue compte que je ne devais pas suivre une chronologie, mais une sorte de logique interne : chaque chapitre a son propre thème, qui permet de comprendre comment le fascisme est apparu en Russie. Je me suis rendue compte que je partageais beaucoup de traumatismes avec mes personnages.
 
Lisant votre livre, je n'ai cessé de penser à la pièce Les Bas-fonds, que nous avons tous étudié à l'école soviétique. Ses héros, vous vous en souvenez, sont des gens qui ont sombré et qui ont été brisés par la vie : des pauvres, des voleurs, des prostituées... Pourquoi êtes-vous également attirée par cette couche particulière de la société, qui est considéré comme inférieure par les gens bien-pensants ?
 
Je ne considère pas qu'il s'agisse de la couche inférieure de la société. Je ne pense pas que la hiérarchie dans la société soit utile, et j'essaie de m'en éloigner autant que possible – à la fois dans le livre et dans la vie. Malheureusement, notre société est extrêmement hiérarchisée, comme en témoignent les héros que nous entendons le plus souvent dans les médias. J'ai toujours voulu parler à ceux à qui personne ne veut parler, car ce sont eux qui peuvent nous dire comment les choses fonctionnent. Et parce que ce sont ces exclus du système qui en connaissent la vérité.
 
Lorsque Les Bas-fonds a été jouée en 1902, au Théâtre d'art de Moscou, la pièce a été considérée comme révolutionnaire, car elle appelait à sortir de la cave, c'est-à-dire à se libérer. Mais comment peut-on se libérer si « des sentinelles gardent ma fenêtre jour et nuit » ? Pourtant, la pièce a été jouée et a continué à être jouée. Un parallèle étonnant avec le présent – à cette différence qu'aujourd'hui des pièces similaires, et même des pièces beaucoup moins "révolutionnaires", sont retirées du répertoire et leurs auteurs condamnés. Cela nous permet-il de parler de régression, même par rapport à la Russie tsariste ?
 
Je ne pense pas qu'il y ait de linéarité dans ce qui se passe. C'est là que réside la difficulté de comprendre la situation. Nous voyons une sorte d'archaïsme sauvage qui remonte à la surface, mais il est surtout dicté par la peur : dans une société répressive, il est particulièrement effrayant d'être extrême. L'autocensure commence à fonctionner. Ce phénomène est également difficile à expliquer en Occident, où l'on a l'impression que Poutine siège au Kremlin et qu'il appelle personnellement tout le monde pour donner des instructions. Par exemple à un directeur de théâtre. Le problème, c'est que Poutine n'est pas seulement assis au Kremlin, il est assis dans le cœur et la tête de beaucoup de gens, et ce Poutine intérieur est « toujours avec vous », dirigeant vos pensées et vos actions. C'est effrayant.
 
Dans la pièce de Gorki, il y a Luke, qui promet à tout le monde un « avenir radieux ». Dans la Russie d'aujourd'hui, ce rôle est tenu par le gouvernement dirigé par le président Poutine, qui ne cesse de nourrir la population de promesses. Ce n'est un secret pour personne que, de retour en URSS après un traitement à l'étranger, Gorki lui-même a interprété son œuvre comme étant dirigée contre les mensonges réconfortants. Mais que faire si la majorité des habitants de la Russie continue à consommer des mensonges, à chanter – au sens figuré, bien sûr – la chanson qui résonne dans la pièce :
 
Garde-moi comme tu veux,
Je ne m'enfuirai pas.
Je voudrais être libre.
Je ne peux pas briser les chaînes.

Comment ne pas penser au poète Nikolaï Nekrasov ; à son « ce gémissement s'appelle une chanson » ? Comment se fait-il que beaucoup d’entre nos concitoyens non seulement ne peuvent pas, mais souvent ne veulent pas briser leurs chaîne…, continuant à penser que, comme vous l'écrivez, Poutine les protégera ?
 
Je ne pense pas qu'il faille généraliser ; en outre, la croyance en des mensonges réconfortants est une caractéristique qui s’applique partout dans le monde – et non pas seulement en Russie. Malheureusement, pour beaucoup de gens, un mensonge réconfortant loge dans l'idée répandue par la propagande officielle, selon laquelle que la Russie est exceptionnelle ; elle est censée avoir une mission spéciale. L'aspiration à une mission est une chose que nous avons héritée de l'Union soviétique. Ma mère l'a héritée et je l'ai héritée – même si je n'ai vécu que trois ans en URSS. C'est une autre chose qu'il est difficile d'expliquer en Europe : pourquoi ne pouvons-nous pas simplement vivre bien, sans « une mission », sans un sens ? Le "sens " offert par la propagande ne semble pas exiger d'effort : vivez votre vie, écoutez votre chef et remplissez-vous du sens que donne la guerre : « nous combattons le fascisme ». Les gens qui croient à ces absurdités ne le font pas parce qu'ils ont une bonne vie et beaucoup de ressources : si vous avez besoin d'un "analgésique" aussi puissant, c'est que votre douleur est constante et insupportable. Je suis très fier des Russes qui rejettent ce mensonge.
 
La propagande officielle prétend que le 80 % de la population russe est favorable à Poutine. Des sondages sociologiques plus subtils montrent que le 15 % des gens soutiennent sans réserve la guerre, que le 15 % s'y opposent activement et que les 70 % restants la tolèrent. Ils la tolèrent parce qu'ils ne voient aucun moyen de s'y opposer ; aucun moyen de changer la réalité. C'est avec eux que nous devons travailler en premier lieu – pour leur montrer un moyen de sortir de l'impasse apparente. Nous tous, Russes, souffrons du traumatisme de l'impuissance, dont nous devons nous débarrasser.
 
L'annexion de la Crimée, puis les événements qui ont suivi et qui ont culminé le 24 février 2022, ont divisé la société russe, révélant non seulement un fossé générationnel, mais encore un véritable fossé psychologique, mental, entre personne du même âge, conduisant à des conflits dans de nombreuses famille. À des querelles entre amis de longue date. Votre propre famille en est un exemple. Après la Crimée, « un monstre est sorti de maman », avez-vous écrit dans votre livre, et vous venez d'annoncer avec joie que le point de vue de votre mère sur la guerre commence à changer, mais qu'elle ne sait pas quoi en faire. Comment avez-vous réussi à la faire changer d'avis ?
 
Cela ne serait pas arrivé si nous ne nous étions pas tant aimés ; si nous n'avions pas été prêts à ne pas renoncer l'une à l'autre. Pour ma part, j'ai décidé que je n’abandonnerais pas ma mère à Poutine : si j'avais rompu avec elle, comme beaucoup de gens que je connais l'ont malheureusement fait, elle n'aurait plus qu'un poste de télévision et Poutine au milieu. Le miracle, c'est qu'elle n'était pas prête à m'abandonner non plus, et nous avons discuté pendant deux ans. Elle a fait un effort gigantesque pour m'entendre, pour me comprendre, pour continuer à me parler malgré la douleur. C'était très difficile pour moi aussi : parfois, en l'écoutant, j'avais l'impression d'écouter la télévision.
 
Il est étonnant de constater à quel point, au sein de notre société, les personnes ne sont plus préparées à s'entendre les unes les autres. Je suis persuadée que de nombreuses catastrophes auraient pu être évitées si, lors du soi-disant « consensus de Crimée », nous – la minorité qui ne soutenait pas l'annexion – ne nous étions pas enfermés dans notre supériorité morale, mais avions continué à parler et à écouter. Je ne sais pas si cela nous aurait sauvés, mais cela en valait vraiment la peine.
 
L'une des héroïnes de votre livre, Maria Markovna, qui a survécu à la tristement célèbre « affaire des médecins » en 1952, dit à votre mère: « Arrêtez votre fille. Elle ne sait pas ce que c'est que d'être un ennemi de l'État ». Vous considérez-vous comme un ennemi de la Russie ?
 
Je ne me considère pas comme un ennemi de la Russie, mais je suis sans aucun doute un ennemi du régime actuel de l'État russe. Je pense que Poutine est un ennemi de la Russie, son traître : profitant de la confiance qui lui a été accordée, il a conduit le pays à la guerre, au fascisme. J'espère qu'un jour il sera étiqueté comme tel – un ennemi de notre peuple.
 
Certains pensent que pour survivre à la crise et ne pas périr, mais "rebondir", il est nécessaire de toucher le fond. Pensez-vous que la guerre en Ukraine est devenue le fond qui déterminera le développement futur de la Russie ?
 
La guerre en Ukraine n'est pas un fond, c'est un abîme dans lequel nous tombons. Le régime actuel ne peut pas évoluer. Pour que le cours du développement de la Russie change, il doit y avoir une révolution, et elle ne se produira que si nous la préparons. Il ne s’agit pas là d’un phénomène atmosphérique, elle ne se produira pas d'elle-même.
 
Le fait que la beauté ne sauve pas le monde, plaidé par Dostoïevski, semble avoir été prouvé. Dans la conclusion de votre livre, vous parlez du salut par la parole – ce qui m'a beaucoup touché. Comment pouvons-nous faire en sorte qu’une parole d'amour soit plus forte qu’une parole de haine ?
 
L'amour en général est plus fort que la haine, il est plus fort que la mort. Il est très important de ne pas confier son amour à des politiciens qui imposent leur compréhension de ce que signifie aimer la Russie et son peuple. Il est nécessaire de ressentir cet amour dans son cœur et d'aimer activement – au moyen de l’action. C'est cet amour qui l'emportera !
Le mot est l'une des dimensions de la réalité, mais ce n'est pas la seule ; et même nous, ceux qui écrivent, devons bien nous rendre compte qu'un mot ne suffit pas.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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