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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

26.01.2024
Jan Brokken Photo © Nashagazeta

A l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 et célébré le 27 janvier, je porte à votre connaissance ma conversation avec Jan Brokken, l’auteur du livre Les Justes paru l’année dernière aux Éditions Noir sur Blanc.

De quoi s’agit-il ? Fuyant l’avancée des nazis, des milliers de Juifs affluent en Lituanie, pays dont l’URSS s’empare, mais que le Reich lui arrachera bientôt. Dans ce climat de catastrophe imminente, le Néerlandais Jan Zwartendijk, directeur de la filiale lituanienne de Philips et nouveau consul honoraire à Kaunas, parvient à ouvrir aux Juifs une ultime issue pour les faire échapper au pire. À l’insu de presque tous, trois semaines durant, Zwartendijk travaille jour et nuit en sorte de délivrer des visas pour Curaçao, dans les Antilles néerlandaises, tandis que son collègue Chiune Sugihara, consul du Japon, signe des visas de transit. (Sugihara est le seul Japonais dans l’Allée des Justes, à Jérusalem.) Ainsi commence une extraordinaire entreprise clandestine qui sauvera des milliers de vies. En recueillant à travers le monde les témoignages des survivants et de leurs enfants, Jan Brokken reconstitue l’histoire de « l’Ange de Curaçao », comme l’appelaient les réfugiés, et retrace l’odyssée de familles entières qui traversèrent la Russie en Transsibérien.

Monsieur Brokken, vous êtes né après Seconde Guerre mondiale, en 1949. Pourriez-vous dire quelques mots de l’effet qu’eût la guerre sur votre enfance ?

Mes parents ont été surpris par la guerre en Indonésie, où ils s’étaient rendus en 1935 – mon père y effectuait des recherches sur les mouvements islamiques. Mon père était un pasteur, un théologien ; comme vous le savez, les protestants ont un lien très fort avec le judaïsme. La guerre a éclaté ; en mars 1942 le Japon a occupé l’Indonésie et mes parents se sont retrouvés dans un camp japonais, comme ce fut le cas de tous les autres européens blancs. Mon père a été placé dans un camp pour hommes ; ma mère et mes deux frères de dix-huit mois et trois ans dans un camp pour femmes. Ces camps se trouvaient à 150 km l’un de l’autre ; ils y sont restés pendant presque quatre ans – ce dans les conditions atroces. Mes parents sont rentrés aux Pays-Bas en 1948, et je suis né en 1949. Toute ma jeunesse a donc été marquée par une guerre que je n’avais pas vécue : j’ai par la suite connu beaucoup de gens qui venaient des tropiques, de l’Indonésie, et enduraient le syndrome des camps ; qui souffraient de maladies physiques mais également psychologiques.

Vous avez fait des études de journalisme à Utrecht et de sciences politiques à Bordeaux. Ces deux formations se manifestent dans votre livre, Les Justes. Peut-on dire que vos connaissances théoriques ont influencés vos intérêts pratiques en tant qu’auteur ?

Oui, certainement. L’éducation reçue à Bordeaux a élargie mes horizons, c’est là que j’ai appris à penser et à analyser.  L’école de journalisme était essentiellement pratique, offrant force entrainement pour ce qui touche à l’écriture. J’ai commencé ma carrière dans un quotidien. Tôt, j’avais reçu le don de raconter les histoires et ai été bientôt engagé comme un grand reporter. J’ai eu la chance d’interviewer des personnalités comme Gabriel Garcia Marquez, Milan Kundera, Günter Grass, beaucoup de musiciens… J’ai fait cela pendant onze ans, tout en rêvant d’être écrivain. Finalement, à l’âge de trente-quatre ans, j’ai décidé de me lancer en littérature – surtout en non-fiction, un domaine qui permet de conter les histoires sous forme de roman. À ce jour, j’ai écrit trente-cinq livres.

Si je comprends bien, vous n’êtes pas juif. Pourquoi donc ce choix du « thème juif », tant débattu dans la littérature ?

C’est juste, je ne suis pas un Juif, bien que je sois souvent soupçonné de l’être. Le thème juif, comme vous dites, a commencé pour moi avec mon livre Les âmes baltes, écrit dans les années 2000. C’est un recueil de quinze histoires tragiques vécues par des familles bien connues ou inconnues, dont plusieurs familles juives. Par exemple, celle du sculpteur Jacques (Chaim Jacob) Lipschitz, né en Lituanie et dont le frère a été fusillé en 1936. Autre exemple, celui de l’écrivain Romain Gary, né à Vilnius sous le nom de Roman Kacew – seul auteur à avoir reçu à deux reprises le Prix Goncourt : c’est le jour même de la cérémonie qu’il a reçu une lettre d’un témoin de la mort de son père, Arieh-Leib Kacew, dans le ghetto de Vilnius, en 1942. Citons encore le grand cinéaste Sergueï Eisenstein et son père, le fameux architecte de Riga, qui se sont retrouvés – sans le savoir – des deux côtés des barricades pendant la Guerre civile russe ; ou Marc Rothko, né en Lettonie comme Markus Yakovlevich Rothkowitz. Il est intéressant de noter que le père du peintre, qui s’était peu penché sur la religion, soit devenu orthodoxe après les pogroms du 1905.

Ces quinze histoires privées ont composé une fresque qui illustre l’histoire des pays Baltes. Ils ont également attiré mon attention sur la Vilnius juive : au début de la guerre, les Juifs composaient 54 % de sa population, le yiddish y était la langue la plus parlée. En 1940, trois quotidiens paraissaient en hébreu, on y comptait 474 synagogues et maisons de prières. Pratiquement tous les Juifs de Vilnius ont été exterminés.

J’ai donc trouvé un professeur de yiddish, Dovid Katz, qui enseigne dans les universités de Vilnius et de New-York, et lui ai demandé de l’aide dans ma recherche sur Romain Gary. Tout d’abord, il m’a conduit au Musée juif de Vilnius – un tout petit musée, une baraque en bois, rien du tout, qui abrite une exposition permanente « Un enfant juif sauvé raconte la Shoah ». Le professeur Katz m’a montré une photo de deux enfants et il m’a raconté l’histoire du consul néerlandais Jan Zwartendijk qui les avait sauvés en 1940. Il m’a fait promette d’y consacrer un livre. Contrairement à celui de Schindler, le nom de Zwartendijk restait parfaitement inconnu, bien qu’il ait sauvé des milliers des vies, surtout celles de réfugiés juifs de Pologne – ils étaient environ trente milles. Il faut expliquer que la Lituanie était le seul pays qui, en 1939-1940, acceptait des Juifs ; tous les autres ont fermé leurs frontières. Je peux donc affirmer que l’idée des Justes appartient au professeur Katz.

Le début de votre livre m’a rappelé celui du Maitre et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov et le conseil qu’il donne : Ne parlez jamais aux étrangers. Vous écrivez que Jan Zwartendijk n’était pas né pour être un héros, que ce n’était pas dans ses ambitions. Il vivait tranquillement à Kaunas avec sa famille et son bon « job ». Mais voilà – advient un coup de téléphone au terme d’une journée de travail, quand il s’apprêtait déjà à sortir. Il décroche et là, sa vie prend une nouvelle direction. Croyez-vous au hasard ? Ou bien il y a en chacun de nous quelque chose qui nous oblige à réagir d’une manière ou d’une autre aux circonstances ?

Je me suis souvent posé cette question et je suis arrivé à la conclusion que, de toute façon, Jan Zwartendijk aurait fait quelque chose. Je suis convaincu que ce n’est pas par hasard si l’ambassadeur néerlandais prié cette personne – et nulle autre – d’assumer les fonctions de consul : bien que se connaissant à peine, il savait à qui il avait à faire. Et je le comprends : sur les photos qui montrent le visage de Jan Zwartendijk, son regard ouvert témoigne de l’ouverture de son l’âme.

Il faut aussi rappeler la longue amitié de Jan Zwartendijk avec un journaliste d’origine juive, Louis Aletrino, mort dans le camp de Mauthausen. Cela a peut-être joué un rôle. Mais avant tout, Jan Zwartendijk a décidé de sauver des Juifs non pour des raisons personnelles, religieuses ou autres, mais au nom de l’Humanité ; au nom de ses propres principes moraux. « Si je n’aide pas ces gens, ils vont mourir », c’est ainsi qu’il a explique sa décision à ses enfants en mentionnant la foule qui attendait devant le consulat.

Comme quoi, il n’est pas nécessaire de fréquenter l’église pour appliquer les dix commandements…

Justement ! Et il faut noter que cela se passe en mai-juin 1940, avant donc l’apparition des camps de concentration. Monsieur Schindler, avec tout l’immense respect qu’on lui doit, a commencé son opération de sauvetage en 1943, quand tout était déjà connu. Durant tout le temps que m’a pris le travail sur ce livre je me posais cette question : comment Jan Zwartendijk a-t-il vu ce que les autres n’ont pas vu… ou ne voulaient pas voir ?

Jan Zwartendijk était un européen, un natif de Rotterdam, pour qui les Juifs n’étaient pas exotiques. Mais il y a dans votre livre une scène absolument sublime où un autre héros, le consul japonais Chiune Sugihara, se trouve pour la première fois dans une maison juive à l’occasion de la fête de Rosh Hashanah dont il conservera le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Pensez-vous que l’ignorance se trouve à la base de bien des préjudices ?

Oui, mais pas toujours et pas seulement.

En Russie, on n’aime pas trop parler du pacte Molotov-Ribbentrop que vous appelez « le pacte du diable » et à cause duquel la Pologne et les pays Baltes ont été partagés comme « dans le jeu de Monopoly ». En Suisse, par contre, on aime parler du Congrès de Vienne où, avec l’important appui de la Russie, ce pays a reçu son statut particulier d’État neutre. Vous rappelez dans votre livre que, par la même occasion, les Pays-Bas ont reculé devant l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Pensez-vous que les événements historiques, perçus comme une humiliation délibérée, ont affecté le comportement de la grande partie des Néerlandais et des Baltes qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont été prêts à soutenir Hitler ?

Oui, certainement. Je pense que le pacte Molotov-Ribbentrop avait une extrême importance pour l’Union Soviétique car il lui a permis de retarder la guerre. Le fait que l’armée soviétique n’était pas prête et que, techniquement, l’armée nazi la dépassait de loin, n’est en rien un secret. Après avoir énormément lu sur cette période, je pense que Staline n’avait pas le moindre respect pour Hitler et qu’il détestait le nazisme. Les accords politiques ont toujours une raison. [Une des conséquences directes du pacte était l’entrée de la Lituanie dans l’URSS en été 1940. Quand l’armée nazi a occupé Lituanie en juin 1941, beaucoup de lituaniens l’avait salué comme libératrice du régime soviétique dans l’espoir de retrouver son indépendance. – NS]

Une chose encore, à propos de l’humiliation que vous évoquez. Mon livre est paru en traduction russe en février 2023 aux éditions dirigées par Serguei Erlikh. J’avoue qu’au début de la guerre en Ukraine j’ai cessé tout contact avec lui et ma traductrice. Mais je suis content que le livre soit publié. Il est intéressant de noter que M. Erlikh a utilisé toutes les photos de l’édition originale sauf deux, sur lesquelles on voit le tout petit Dekanosov entouré de deux très grands SS – de toute évidence, la chose avait été perçue à Moscou comme une humiliation. [Vladimir Dekanozov était d'origine géorgienne, son nom de naissance était Dekanozichvili. Il rejoint l'Armée rouge en 1918, adhère au parti bolchévique, et se lie d'amitié avec Lavrenti Beria. Sa carrière décolle avec celle de son ami. Il rejoint alors la Tchéka, demeure un membre actif des polices politiques soviétiques – de la Tchéka au Guépéou, puis au NKVD –, survivant aux purges qui affectent ses services et suivant exactement la carrière de Béria. Il est nommé directeur du département Étranger du NKVD en 1938, à la fin des Grandes Purges. Il est nommé ambassadeur de l'URSS à Berlin en octobre 1940. De petite taille (environ 1,50 m), Dekanozov subit les humiliations d'Hitler qui le fait systématiquement escorter lors des audiences officielles par des SS beaucoup plus grands que lui. En juin 1953, il est arrêté en même temps que Béria. Comme son mentor, il est fusillé le 23 décembre. Le 29 mai 2000, la Russie, alors sous Vladimir Poutine, l'a officiellement réhabilité. - NS]

Vous décrivez l’antisémitisme farouche qui règne à Lodz dans les années 1930 et affirmez que les Tchèques sont devenus antisémites après la guerre. Votre récit du comportement des « Lituaniens ordinaires » envers les Juifs fait froid dans le dos : « En chemin, ils <les réfugiés juifs> sont attaqués par la population lituanienne. Des hommes, des femmes et des enfants sont tués par centaines à coups de fourches ou abattus au fusil de chasse au bord de la route. D’autres sont transférés au Neuvième Fort près de Kaunas, où des milices lituaniennes perpétuent le génocide de manière plus systématique : les prisonniers sont alignés par rangs de douze devant les murs de la forteresse avant d’être exécutés. Le groupe suivant doit ramasser les cadavres du précédent et les traîner dans une fosse commune avant de subir le même sort. » Avant même que les troupes allemandes n’atteignent la ville, des membres du front activiste lituanien ont décimé la population de Vilijampole, le quartier juif de Kaunas, en tuant 1500 Juifs dans la nuit du 25 au 26 juin 1941, et 2300 dans celle du 26 au 27 juin. En 1944, la Lituanie s’est déclarée « purifiée des Juifs ». Comment expliquer pareilles atrocités en regards des voisins, des camarades d’écoles des enfants et de leurs parents ?

Je pense qu’en se plaçant dans le camp des antisémites, les Lituaniens ont commis la plus grande bêtise de leur histoire, car l’essence même de leur nation a été constituée par les Juifs. Évidemment, je ne vais pas défendre l’antisémitisme des Lituaniens, mais dans mon livre j’essaye – comme vous le faite – de comprendre le pourquoi du comment. Il faut savoir que les Juifs se sont installés en Lettonie, en Lituanie et dans la partie orientale de la Pologne suite aux ordres de Catherine II. À la fin du XVIIIe siècle, elle a ainsi fait déplacer quasiment sept millions de Juifs. Les Juifs habitaient pour la plupart dans les villes, mais en Lituanie ils se sont retrouvés dans les campagnes, ayant reçus de petits lots de terre. Tous étaient très travailleurs – il fallait bien survivre ! –, si bien que bientôt la jalousie est apparue au sein de la population locale, qui n’a ensuite cessé de se développer. Pour finir, tous les grands intellectuels juifs, tous les grands esprits ont été oubliés.

À l’époque soviétique les atrocités des Lituaniens à l’endroit des Juifs ont été soigneusement mises sous le tapis. Mais par la suite, qu’a-t-il été entrepris pour rétablir la vérité dans une Lituanie moderne, membre de l’Union Européen ?

Grâce aux contacts avec l’ex-ministre des Affaires étrangers, un homme de trente-cinq ans, j’ai eu l’accès aux archives. Je pense qu’il a accepté de m’aider car, plus tôt dans sa carrière, il avait travaillé – sous l’égide de l’ONU – dans un camp de réfugiés en Afghanistan. Il s’agissait de plusieurs archives et donc, à la demande du ministre, j’ai reçu l’aide du président de la Communauté juive de Lituanie, le seul Juif qui fut membre du Parlement. Son aide a été inestimable ! Mais voilà l’intéressant : une fois le livre terminé, un éditeur lituanien en a acheté les droits pour une publication en lituanien. Toutefois, les premières deux cents pages ayant été traduites, il a « trébuché » sur la scène de massacre des Juifs dans un garage et a mis en question la véridicité de ce fait… et de tout le reste.

Puis le gouvernement a changé ; mon ami ministre n’en faisait plus partie. À ma demande, l’ambassadeur des Pays-Bas a insisté sur la publication du livre et il est parvenu à ses fins : le livre sera présenté à la Foire du livres du Vilnius en février prochain, ce qui permettra aux Lituaniens de regarder leur histoire bien en face. À propos, ce n’est qu’à présent que le problème du versement de dédommagements aux familles juives commence à être réglé ; cela concerne tous les pays baltes, mais surtout la Lituanie. Peut-être la guerre en Ukraine a-t-elle poussé les gouvernements à bouger dans cette direction. On peut donc dire que mieux vaut tard, extrêmement tard, que jamais !

Sur la base de vos recherches vous avez conclu que les collaborateurs du NKVD basés à Kaunas et Vilnius ont reçu l’ordre de leurs supérieurs de faciliter l’exode des milliers de Juifs de Lituanie – non seulement des Lituaniens, mais aussi des Polonais, des Allemands et des Autrichiens – avec le concours de l’agence « Intourist » fondée en 1929. Pourquoi cela, à votre avis ? Certainement pas par amour des Juifs. Et pourquoi en sait-on si peu sur l’histoire de cet exode à travers la Sibérie et Vladivostok grâce aux visas issus par Jan Zwartendijk et Chiune Sugihara ?

Il faut comprendre que Sugihara procurait des visas aux réfugiés juifs contre l’avis de son gouvernement. Il s’agissait donc de visas de transit – c’est tout ce qu’il pouvait faire pour soutenir le plan de Zwartendijk qu’il n’a jamais rencontré. L’opération devait être financée ; il est donc allé trouver Max Liberman, représentant du American Joint Distribution Committee, l’organisation américaine d’aide aux Juifs, qui lui a fourni des dollars.

J’ai réussi à établir que Staline était au courant de cette opération. Comment ? Grâce au professeur russe juif Ilya Altman qui, au début des années 1990, à Moscou, a mis sur pied Holocauste, un centre de recherche et d’éducation ; le premier, non seulement en Russie, mais dans les pays satellites. Il a tout de suite accepté de m’aider : il s’est avéré que son Centre était financé par la Fondation Anne Frank, basée à Amsterdam. Le professeur Altman ayant à sa disposition toutes les archives, il a retrouvé le protocole d’une réunion du Politburo daté du 27 juin 1940, selon lequel Staline autorisait le passage des réfugiés juifs par le territoire soviétique. À condition toutefois que chacun payerait quatre cent dollars. À l’époque, c’était beaucoup d’argent et Staline en avait le plus grand besoin pour équiper son armée.

Pourquoi nous en savons si peu ? Premièrement, les Soviétiques ne voulaient pas passer pour des cyniques qui faisaient de l’argent sur le dos des réfugiés. Deuxièmement, la possession de monnaie étrangère était interdite en l’URSS et pour un seul dollar on risquait être envoyé en Sibérie.

Vous accordez une place importante à l’opus de 14 volumes consacré au rôle des Pays-Bas dans la Deuxième Guerre mondiale publié sous la direction de Loe De Jong, chef de l’Institut néerlandais d’études militaires, qui, en 1940, a réussi à fuir en Angleterre. Vous affirmez qu’en décrivant les événements de Lituanie, il modifie les faits et change les accents pour diminuer le rôle de Zwartendijk et accentuer le sien. Alors comment peut-on faire confiance à ce genre de recherches qui prétendent contenir la vérité historique ?

Je dénonce le travail de De Jong, lui-même Juif, auquel il a consacré trente ans. Je suis outré par la manière dont il traite Zwartendijk – il ne daigne même pas l’appeler par son nom mais juste « l’homme de Philips » et dit qu’il ne faisait sortir que des Juifs « fortunés ». Comment un historien peut-il ignorer ce fait qu’après l’occupation de la Lituanie par les nazis, les Juifs se sont vu confisquer toutes leurs possessions – toutes !? Ils n’étaient autorisés à prendre pour le voyage que dix reichsmarks. Dix, c’est tout ! Et aussi des bijoux – pour ensuite les vendre pour quelques piécettes.  Comment De Jong pouvait-il dire des choses pareilles ?! C’étaient là des gens privés de tout, donc je me suis senti obligé de corriger cette « erreur ».

Au terme de votre récit vous soulevez le thème de l’ingratitude – de la part des Juifs envers leur sauveurs, mais aussi de la part des gouvernements des Pays-Bas et du Japon envers leurs illustres diplomates. Ce thème me parait important car l’ingratitude est un défaut majeur.

Je suis d’accord avec vous, mais je pense que l’affaire était plus compliquée que cela. Effectivement, en 1947, Sugihara était licencié du service diplomatique à cause de « cet incident en Lituanie » ; de son côté, Zwartendijk a été réprimandé en 1964, quand le sort de six millions des Juifs exterminés est devenu connu de tous. Pour le coup, le ministre Joseph Luns, devenu par la suite le secrétaire général de l’OTAN, l’accuse d’insubordination aux instructions du ministère ! Le consul de Portugal à Bordeaux, qui a donné des visas aux 30 000 Juifs français soucieux de fuir à Lisbonne, a partagé le même sort.

Comment expliquez-vous cela ?

Je vous dirai… On a toujours prétendu que les diplomates et les politiciens ne pouvaient rien faire, toutefois les actes de Zwartendijk et Sugihara prouvent le contraire. Or des personnes comme Luns qui, avant la guerre, faisait partie du Parti nationale-socialiste, étaient coupables d’inaction. S’ils avaient reconnu l’héroïsme de leurs collègues ils auraient dû reconnaitre leur propre lâcheté.

Et comment expliquez-vous la résurrection de l’antisémitisme à Prague en 1945 et à Varsovie en 1968 ?

C’est terrible. Je pense que dans ces pays court le virus de l’antisémitisme. Une partie de leurs populations se sent mieux quand elle trouve un prétexte pour accuser les Juifs de quelque chose – même si cela est faux. Aujourd’hui, quand je marche dans les rues de Vilnius, je sens un grand vide. A Amsterdam j’habite à deux cents mètres de la maison où Anne Frank se cachait. Chaque matin, en faisant ma promenade, je passe devant. Avant la guerre, Amsterdam comptait 100 000 Juifs. 92% parmi eux ont été assassinés. Certains ont dû oublier que Spinoza, notre fierté nationale, fût Juif lui aussi. Le seul remède à ce virus est l’éducation, le savoir, la vérité.

Dans la vie de chaque personne il arrive un moment où elle doit prendre une décision importante ; une décision cruciale qui définira le sens de son avenir. Cela sera une question de vie et de mort. Il est nécessaire que cette décision soit juste, sinon on est perdu pour toujours.

Dans les moments de crises, c’est toujours le pire et le meilleur qui montent à la surface, chez les gens. Nous sommes les témoignes de la guerre en Ukraine, de la guerre au Proche-Orient. Comment préserver l’humanité et la raison quand les émotions nous envahissent ? Et peut-on considérer le silence, la non résistance au Mal, comme la complicité ?

A votre deuxième question je réponds tout de suite : oui ! Et ma réponse à la première sera un proverbe juif qui dit : « Celui qui sauve une vie, sauve le monde entier ». Il faut toujours s’en souvenir. Cela fait longtemps que je ne pratique plus de religion, mais je me rappelle ce que disait mon père : « Si quelqu’un dans le besoin frappe à votre porte, ne fermez pas la porte ».

18.01.2024
Sacha Filipenko Photo © Nashagazeta

Kremulator de Sacha Filipenko, traduit en français par Marina Skalova pour les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, arrive aujourd’hui dans les libraires de France et de Suisse. Le 15 janvier, à Paris, l’auteur a reçu le Prix Transfuge pour cette œuvre, reconnue comme meilleur roman européen de 2023.

J’ai rencontré Sacha Filipenko en 2021, lorsque l'écrivain biélorusse de langue russe était en résidence à la Fondation Jan Michalski. À l'époque, il n'était encore qu'un simple invité. Depuis lors, en raison de ses opinions ouvertement exprimées sur ce qui se passe en Biélorussie, il a dû demander l'asile en Suisse – qui lui a été accordé, non sans difficultés.

La présentation du sixième roman de Sacha Filipenko en relation avec sa sortie en langue française nécessite trois petites digressions.

Digression 1. J’ai lu Kremulator dès sa publication par la maison d'édition moscovite Vremia, en 2022. Le titre m’a intriguée car je n’avais jamais rencontré ce mot. J’ai décidé de ne pas interroger Google tout de suite mais d’essayer d’en deviner moi-même la signification. Les options suivantes me sont venues à l'esprit : a) un appareil pour fouetter la crème culinaire, b) un appareil pour choisir la crème appropriée à la peau, et c) quelque chose en rapport avec le Kremlin. Aucune de ces options ne s'est avérée correcte, bien que la plus "chaude" soit la troisième. Le mot "kremulator" en russe est un calque du mot anglais qui signifie "appareil pour réduire en poussière les restes humains après la crémation". Une chose très utile dans les ménages, la racine latine crematio signifiant "brûler" ou "incinérer".

Digression 2. Personne ne conteste l'affirmation selon laquelle on aborde les gens par leurs vêtements ; j’attire donc votre attention sur la couverture de l'édition française, montrant une femme portant un foulard rouge. L’image est tirée de la célèbre affiche soviétique ornée de l’inscription « Pas un mot ! » (Не болтай!) – mais sans inscription et sans les vers de Samuil Marchak : « Soyez sur vos gardes ! De nos jours, les murs ont des oreilles. Il n'y a pas loin du bavardage et du commérage à la trahison. » L'image est connue de tous, non seulement sur le territoire de l'ex-URSS : selon le classement du site web sovposters.ru, créé avec le soutien du Fonds du patrimoine mondial de l'UNESCO, l'affiche occupe le dixième rang des affiches soviétiques que les étrangers aiment acheter – et le premier rang en termes de popularité. Mais qui se souvient qu’elle fut créée à l'été 1941 par les artistes Nikolaï Denisov et Nina Vatolina, qu'elle invitait les citoyens à la vigilance et qu'elle fut imprimée à des millions d'exemplaires ? Nina Vatolina, élève du fameux peintre Alexandre Deïneka, déclara à la Komsomolskaya Pravda en 2000 : « C'était une époque tragique, et l'affiche a été créée pour aider à résister contre un ennemi mortel. C'est un travail très sincère. Un jour, ma rédactrice en chef à Izogiz, Elena Valerianovna Povolotskaya, m'a dit : Nous devrions faire une telle affiche, en portant son doigt à ses lèvres. »

L’éditeur a très bien choisi la couverture : les héros de Kremulator ne parleront certainement pas, car il s'agit des « habitants » du célèbre crématorium moscovite situé dans le cimetière de Donskoï.

Digression 3. Pour comprendre pourquoi ce roman qui raconte l'histoire des années 1930 n'a rien perdu de sa pertinence aujourd'hui, il faut rappeler dans quel contexte sa traduction française est parue. Le 9 novembre dernier, j’ai appris que sept hommes armés avaient fait irruption dans l'appartement des parents de Sacha Filipenko à Minsk et avaient jeté les parents à terre. Ils ont emmené le père en lui disant : « Dis merci à ton fils ». À mon message plein de points d'interrogation, Sacha avait répondu : « Ils l'ont gardé au poste de police toute la journée, sans lui parler. Maintenant, ils l'emmènent ailleurs. Il y aura un procès dans la matinée. Ils le condamneront probablement à quinze jours de réclusion ; pendant ce temps, ils liront les messages arrivant sur le téléphone et l'ordinateur, et quinze jours plus tard, tout sera clair ».

Sacha ne s'est pas trompé de beaucoup dans ses prédictions : de deux jours seulement.  « Salut, papa a été libéré. Treize jours dans une cellule à quatre lits avec vingt-deux personnes. Pas de promenade, pas de sommeil (parce qu'ils n'éteignent pas la lumière), pas de lunettes qu'on lui a enlevées. Mais on a compris pourquoi tout cela avait été fait. Mon père a reçu un rapport à signer indiquant qu'un dossier pénal avait été ouvert contre moi (ils ont dit que trois autres étaient en cours de préparation), et a été maintenu pieds nus pendant plusieurs heures, contraint d'enregistrer une vidéo de pénitence dans laquelle il condamne mes activités. On enlève les chaussures pour frapper le talon avec un pistolet paralysant. Au même moment, à Moscou, la pièce Kremulator devait être présentée au théâtre de Pokrovka, et une brève annonce a même été publiée dans la Nezavisimaya Gazeta. Cependant, dès le lendemain, la metteure en scène Anastasia Paoutova a été convoquée dans le bureau du directeur, la pièce a été annulée et l'acteur qui joue le rôle de l'enquêteur Perepelitsa a été conduit directement de la répétition au bureau d'enrôlement militaire pour être envoyé à la guerre. Heureusement, il avait un billet blanc. Et pourtant, Kremulator sera bien là. Le 2 février, à Berlin, a lieu la première de la pièce, mise en scène par Maxim Didenko. Le rôle-titre est tenu par Maxim Soukhanov. La pièce sera jouée en russe et sous-titrée en allemand. »

Tel était le message de Sacha… vous comprenez maintenant pourquoi son texte vous fait ressentir la chaleur du four et le froid de la tombe.

Le fait que la première de la pièce aura lieu en Allemagne est symbolique, car c'est de ce pays que deux fours de crémation « Topf » avaient été apportés pour le premier et jusqu'en 1947 unique crématorium de masse opérant en URSS. Reconstruit en 1926 à partir d'un bâtiment d'église dans le nouveau cimetière Donskoï, il fut inauguré le 6 octobre 1927 avec la première crémation prévue : après la révolution d'Octobre, les Bolcheviks ont décidé d'utiliser la crémation en opposition aux opinions des croyants et aux traditions du christianisme. Selon eux, les cimetières étaient subordonnés aux organisations religieuses, ce qui contredisait les idées de liberté de conscience. En outre, les crématoriums permettaient à leur avis un traitement équitable des différentes classes de la population en offrant le même moyen et le même lieu d'inhumation. Sur ce point, les Bolcheviks avaient en partie raison : des personnes enterrées plus tard dans le mur du Kremlin, dont l'écrivain Maxime Gorki et le pilote d'essai Valeri Tchkalov, furent incinérées au crématorium du cimetière Donskoï, de même que des personnages réprimés – notamment le maréchal soviétique Lavrenti Beria et le maréchal soviétique Mikhail Toukhatchevski, le commandant de 1re classe Ieronim Uborevich, Zinoviev, Kamenev, le directeur de l'Académie militaire de Frounzé de l'Armée rouge August Kork, le maréchal soviétique Vassily Blücher, le commandant de 1re classe Jonah Yakir, les écrivains Isaac Babel et Mikhaïl Koltsov, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, l'architecte du crématorium Dmitry Ossipov. L'égalité n'était cependant pas complète, les urnes étant divisées en « ordinaires, uniques et hautement artistiques », avec une différence de prix correspondante.

Au cœur du roman de Sacha Filipenko se trouve l'histoire de la vie de Piotr Ilitch Nesterenko, qui devint le premier directeur du Premier crématorium de Moscou immédiatement après sa construction. L'histoire a été recréée à partir de documents de son enquête judiciaire : un jour de l’été 1941, après qu’il eut travaillé sans répit pendant les années de la « Grande Terreur », incinérant durant la journée les personnes mortes de cause naturelle et, durant la nuit, celles fusillées et emmenées dans des «entonnoirs noirs», un de ces entonnoirs vint le chercher lui aussi. L'arrestation du protagoniste marque le début du récit, mené par Nesterenko en personne qui raconte non seulement les six interrogatoires qu’il a subi mais aussi toute sa vie antérieure. Malgré l'authenticité du protagoniste et bien d'autres éléments, Kremulator est une œuvre de fiction. (Hélas, la petite-fille de Piotr Nesterenko, laquelle vit en Allemagne, n'étant pas de cet avis, a menacé l'auteur de porter plainte pour diffamation et a même fait appel à notre rédaction pour obtenir son soutien. Heureusement, elle n'a pas mis ses menaces à exécution et l'affaire a été classée.)

Malheureusement, la scène qui ouvre le roman est facile à imaginer à Moscou de nos jours, toute proportion gardée. Jugez-en par vous-mêmes : « La perquisition et l'arrestation ont lieu le 23 juin 1941. En six heures, l’affaire est pliée. Un travail de routine, mais tout le monde est sur les nerfs. La guerre a été déclarée depuis à peine vingt-quatre heures. Tandis que la forteresse de Brest résiste à la déferlante inouïe de la machinerie nazie, la capitale de l'Union soviétique est touchée par une vague de disparitions discrètes. Dans les appartements et les parcs, les universités et les commissariats du peuple, on tricote des espions à toute vitesse. Vu l'envergure de l'événement, les arrestations ne sont pas si nombreuses – tout juste mille soixante-dix-sept individus, en lesquelles les autorités soviétiques vigilantes reconnaissent les espions, les trotskistes, les saboteurs bactériologiques et même les « autres », qu’un paragraphe consacré permet d’envoyer derrière les barreaux. Une quantité dérisoire, le sort de la plupart ayant été réglé dès 1937, où le seul soupçon de travailler pour la Pologne a condamné plus de cent mille personnes à être fusillées (très exactement : cent onze mille quatre-vingt-onze citoyens). Les effectifs réels des services de renseignements polonais comptent à peine deux cents agents dans le monde entier, mais tu sais bien, ma douce, qu’en matière d’extermination nos services sont attentionnés et généreux. « Mieux vaut trop de zèle que pas assez », commente l'un des tchékistes en renversant ma bibliothèque. C’est d’une telle vulgarité que mon appartement minuscule se met à régurgiter mes affaires, tandis qu’on me conduit à l’extérieur ».

Hélas, ce n'est pas le seul parallèle avec notre époque, mais l'idée principale poursuivie par Sacha Filipenko est évidente : les temps changent, mais le système qui réduit ses citoyens en cendres demeure – « la vie est une série de productions sur différentes scènes ». Le tour de chacun n'est qu'une question de temps. « Aujourd'hui, c'est toi et demain, c'est moi », comme chante Hermann dans La Dame de Pique. Difficile de lire sans frémir le récit selon lequel Guenrikh Iagoda, « un homme sentimental », garda « pour son propre plaisir, caresse de l’ego ou plaisir de la vengeance », dans un tiroir de son bureau, les balles retirées des corps de Zinoviev et de Kamenev. Lorsqu’il fut lui-même fusillé, ces artefacts mémoriels migrèrent dans le tiroir du camarade Iejov. [Guenrikh Iagoda était président du NKVD de 1934 à 1936. Jugé au dernier procès de Moscou, il fut fusillé le 15 mars 1938.] Ou le récit sur la vente de billets pour les crémations – avec l'arrivée du pain, les gens voulaient aussi des spectacles. Ou les récits sur le caractère répugnant de la guerre qui vous oblige à tuer contre votre volonté, sur les pensées incessantes de Nesterenko à propos de sa propre exécution, lui, qui, enfant, aimait tant la nature... Et que dire de ce souvenir de Piotr Ilitch de la Première Guerre mondiale où il rêvait d'aller pour en revenir avec une croix de Saint-Georges : "La glorification de la mort, le triomphe du meurtrier – voilà ce que c’était, cette guerre ! Le siècle était balbutiant mais tous les idéaux, déjà anéantis […] L’odeur de cadavre flottait sur le continent." Humez l'air, chers lecteurs. La sentez-vous ?

Le choix entre bon sens et décence – qui se pose toujours dans les moments critiques de la vie – n'est-il pas pertinent ? Et tout Russe sensé n'a-t-il pas aujourd'hui les mêmes pensées que le vieil homme qui montait régulièrement dans le taxi de Nesterenko, à Paris ? Lorsqu'on lui demandait comment la Russie en était arrivée là, il répondait : « En Russie, mon ami, les choses sont ce qu’elles sont car on y admet l’inadmissible ! Vous et moi, nous avons quitté un pays où personne ne tire jamais la sonnette d’alarme. À chaque fois qu'il faudrait dire "ça suffit", l’homme russe dit : "Oui, c’est vrai qu’on ne peut pas continuer comme ça, mais à bien y réfléchir...". L'un des plus grands problèmes de la Russie, c’est l’alliance du "mais" et de la virgule. Nous avons l'habitude de tolérer des virgules là où nous aurions dû mettre un point depuis longtemps ».

Il est temps pour moi aussi de mettre un point. J’espère que vous lirez le livre, il en vaut la peine. Même si la fumée de la patrie a cessé depuis longtemps d'être douce, ayant acquis une insupportable odeur cadavérique.

10.01.2024

L'ancien professeur à la Haute école d’économie de Moscou, ancien présentateur de télévision mais toujours journaliste et écrivain, a vu son film documentaire La famine – qui raconte l'histoire de la grande famine du début des années 1920 dans la région de la Volga, en Bachkirie, au Kazakhstan, en Sibérie occidentale et en Ukraine – projeté à l'Université de Genève en décembre dernier. J’ai profité de sa présence à Genève pour lui poser quelques questions.

Alexander, votre film, tourné en 2022 avec le journaliste Maxim Kurnikov et la réalisatrice Tatiana Sorokina, a d'abord reçu un certificat de distribution en Russie, mais le ministère de la culture l'a ensuite révoqué et le film a été interdit. Vous a-t-on donné des explications ?

En Russie, il existe un certificat de distribution qui permet aux films d'être projetés dans les salles de cinéma. S'il est révoqué, cela ne signifie pas que le film ne peut pas être projeté dans d'autres espaces publics ; il peut être projeté dans des musées, des établissements d'enseignement, mais pas sur grand écran. Il s'agit donc plus d'une restriction que d'une interdiction. Ce qui est également très désagréable, mais pas mortel.

Le certificat de distribution a duré exactement 24 heures : entre la première projection publique et la révocation. Pendant ces 24 heures, de « nombreux spectateurs » ont réussi à se plaindre auprès du ministère de la Culture. Depuis, beaucoup d'eau a coulé. Si, maintenant, même Alexandre Sokurov ne reçoit pas de certificat de distribution, pourquoi devrions-nous nous offusquer ? En outre, en révoquant ce certificat, le ministère de la Culture nous a fait une énorme publicité : le film a déjà été vu par deux millions quatre cent mille personnes ; nous n'aurions jamais eu une telle diffusion sans un « don généreux » du ministère.

Mais tout de même, comment expliquer le retrait du film ?

La première explication était « pour des informations dont la diffusion est interdite en Russie ».

De quoi s'agit-il ?

Après que des journalistes aient posé une telle question, une autre formulation a été donnée : « en raison de nombreuses plaintes de spectateurs ».

La bande est précédée d'un avertissement : « Le film contient des images choquantes ». S'agit-il d'une loi ou d'une initiative des auteurs ?

Il ne s'agit pas d'une exigence russe, mais d'une exigence européenne, suivie par la chaîne YouTube « Present Time.doc », où le film est accessible au public.

Par pure coïncidence, j'ai récemment assisté à la projection d'un autre film portant le même avertissement ; un film consacré aux atrocités commises par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. La projection était privée, sur invitation, mais le tumulte a éclaté au grand jour : des politiciens de gauche voulaient que le film soit interdit. C'est incroyable : une partie de la population réagit de la même manière en Russie et en Suisse ; les gens s'obstinent à ne pas vouloir connaître la vérité. Comment expliquez-vous cela ?

Ce sont des choses un peu différentes. En Russie, dans le cas particulier de notre film, les gens voulaient connaître la vérité, sinon le film n'aurait pas été vu par près de 2,5 millions de personnes et nous n'aurions pas reçu des dizaines de milliers de lettres, chacune d'entre elles racontant une histoire de famille. Par ailleurs, l'État russe ne soutient pas cette démarche, l'État ne veut pas dire la vérité. La mémoire nationale ne coïncide donc pas totalement avec la mémoire d'État.

En ce qui concerne la réaction de la gauche politique au visionnage dont vous parlez, le sentiment antisémite et anti-israélien n'est pas nouveau. Avant le 7 octobre et après la victoire sur le Hamas, je veux bien ergoter sur les erreurs d'Israël. Mais pas maintenant. De même, il est évident que Benjamin Netanyahou devra rendre des comptes en temps voulu. Mais pas maintenant. Pour l'instant, il faut récupérer les otages et détruire le Hamas, l'ennemi commun d'Israël et de la Palestine. Tout le monde a déjà oublié comment ils ont détruit leurs opposants au début des années 2000 pour prendre le pouvoir. Leur terreur est incontrôlée, c'est la terreur pour la terreur.

Le thème de la famine des années 1920 n'intéresse pas seulement vous et vos collègues. Il est au centre du roman de Gouzel Yakhina, Convoi pour Samarkande. Je sais que Gouzel a regardé votre film, mais avez-vous lu son livre et pourquoi, selon vous, ce thème est-il toujours d'actualité ?

Nous avons appris que Gouzel terminait son roman lorsque nous avons commencé à collecter des fonds pour le film. Je ne sais pas pourquoi les mêmes thèmes sont dans l'air, c'est comme ça que l'histoire fonctionne : vous n'avez pas à les inventer, vous devez les attraper. Le livre est très bon, et lorsqu'il a été critiqué, je n'ai pas compris pourquoi. Oui, Gouzel a délibérément déplacé l'action en 1923, date à laquelle un tel convoi ne pouvait plus exister. Délibérément – pour créer un espace qui permette l'expérimentation littéraire. Elle voulait qu'un livre sur un sujet très complexe soit lu par le plus grand nombre de personnes, et elle a agi selon les lois de la littérature de masse : en contournant certains thèmes, en affaiblissant la cruauté. Les plaintes contre elle étaient pour moi incompréhensibles, mais en Bachkirie et au Tatarstan on a commencé à régler des comptes.

La raison pour laquelle votre film a été interdit en Russie est assez claire : l'image de l'Occident en général et des États-Unis en premier lieu en tant que « pas un ennemi » ne cadre pas du tout avec le discours de propagande actuel. Croyez-vous que ceux que l'on appelle communément les « Russes ordinaires » pensent vraiment que l'Occident est un ennemi pour eux ?

Ceux qui s'intéressent à l'histoire ne sont plus vraiment des « Russes ordinaires ». Et si l'on parle des téléspectateurs réguliers de Channel One, alors oui, ils le pensent. Leur incompréhension mutuelle avec les Occidentaux, chez qui il existe également un ensemble de stéréotypes, est évidente. Malheureusement, les conversations et les explications ne suffiront pas à résoudre ce problème. Il y a de la rancœur de la part des Russes - pour l'incompréhension. Pour le fait que leur douleur n'a pas été entendue. Mais c'est en partie la faute de nos libéraux qui, dans les années 1990, ne savaient pas comment parler à un grand nombre de personnes. J'aime aussi le livre de Gouzel Yakhina parce qu'elle essaie de dire certaines choses que nous ne disons pas dans le film, en s'adressant au grand public. Nous avons travaillé pour un public plus restreint, en laissant de côté les complexes impériaux.

La continuité des méthodes des gouvernements soviéto-russes est surprenante. Lorsqu'on a besoin de l'aide de l'Occident, on fait appel à des gens respectés « là-bas » – essentiellement des membres de l'intelligentsia, c'est-à-dire de la « cinquième colonne ». Lorsque le besoin n'est plus, ils sont éliminés. C'est ce qui s'est passé avec le Comité non étatique d'aide à la famine, que vous décrivez dans le film, et plus tard avec le Comité antifasciste et Solomon Mikhoels. Aujourd'hui encore, les autorités utilisent l'intelligentsia ; ou plutôt la partie de l'intelligentsia qui se laisse utiliser. Que diriez-vous de la relation actuelle entre les autorités russes et l'intelligentsia créative, aussi vague que soit cette notion ?

Je ne comprends pas très bien comment l'intelligentsia peut être utilisée aujourd'hui. À moins de recruter des acteurs connus comme des proxys. Les intellectuels d'aujourd'hui sont soit non autoritaires, soit oppositionnels, soit tacitement loyaux, mais peu d'entre eux « piétinent » activement pour le pouvoir. Si l'on prend l'exemple de Zakhar Prilepin, on ne sait toujours pas qui utilise le plus qui : le pouvoir est à lui ou il est le pouvoir. En même temps, une personne prête à risquer sa vie est toujours plus forte que ceux qui se contentent de tirer les ficelles. Je pense que les autorités devraient avoir peur de la rébellion de Prilepin.

Mais parlons des bonnes choses. L'Allemagne d'après-guerre était repentante, mais elle avait aussi besoin de se féliciter de quelque chose. De quoi donc ? En philosophie, il y avait Heidegger, en musique, il y avait Wagner. Mais en littérature, il s'est avéré qu'aucun grand écrivain allemand n'a coopéré avec les autorités, même à l'intérieur du pays : les écrivains se sont tus, sont partis ou se sont suicidés. Mais ils n'ont pas soutenu les autorités.

De quoi l'intelligentsia russe peut-elle se féliciter aujourd'hui ? Du fait que pas un seul écrivain vraiment talentueux – à l'exception de Prilepin – ne s'est rangé du côté des autorités. Certains sont silencieux, mais ils ne s'engagent pas ouvertement, pour ainsi dire.

Il y a ce qu'on appelle les poètes Z, mais leurs noms ne vous diront rien. Ce sont des gens secondaires qui ont eu leur chance aujourd'hui, et demain tout le monde les oubliera, y compris ceux qui les utilisent présentement.

Malheureusement, plus une partie de l'intelligentsia est dépendante des conditions extérieures, plus il est facile de l'exploiter. Exemple : les théâtres, la position de l'Union des travailleurs du théâtre est connue, les cinéastes obéissent également. En même temps, il y a un théâtre.doc, qui se réunit instantanément et fait une représentation, sans essayer – bien sûr – de gagner de l'argent avec. Et le cinéma d'aujourd'hui peut être tourné sur un téléphone ; il existe de tels exemples.

Le film fait intervenir, entre autres experts, la journaliste suisse Marit Fosse. Pouvez-vous me dire quelques mots d'elle ?

J'ai appris à la connaître grâce à un très bon livre qu'elle a écrit sur Nansen et qui a été publié en russe par la maison d’édition Paulsen. Dans le film, elle donne l'interview en norvégien, bien qu'elle vive en Suisse et qu'elle aurait pu le faire en français. Mais il était important pour nous de faire entendre plusieurs langues : le russe, le bachkir, le tatar, le français, le norvégien et l’anglais.

Il est surprenant d'entendre le calme avec lequel les paysans russes ont traité la mort d'enfants, y compris les leurs :  la foule a réagi avec curiosité et indifférence à la mort d'un garçon de 12 ans sous les roues d'un train, peut-on voir dans le film. Le gouvernement russe est également indifférent à la mort des soldats en Ukraine. Comment expliquer cette dévalorisation de la vie humaine dans notre pays ?

Divisons votre question en plusieurs parties. La paysannerie considérait la vie humaine de manière pragmatique, en se disant que si un adulte survit, il y a des chances qu'un enfant survive, mais pas l'inverse.  L'adulte peut avoir de nouveaux enfants. Telle est la culture, telle est l'expérience de la survie.

Quant au comportement du gouvernement russe aujourd'hui, il s'appuie sur le fait que la vie est dévalorisée aux yeux de nombreux Russes.

Exactement ! Alors pourquoi est-elle dévaluée ?

Il est probable que vous n'ayez pas voyagé dans la Russie « profonde » depuis longtemps, alors que je l'ai fait récemment. Je vous assure que ni vous ni moi ne voudrions vivre comme cela. Imaginez que vous viviez dans une petite ville où le viol est la norme et où les bagarres sont monnaie courante. La plupart des habitants sont passés par la prison ou la détention provisoire. Les maris boivent et battent les femmes qui les détestent. L'indifférence est un moyen de survie, une réaction de défense. Si vous ne tenez pas à votre vie, pourquoi tiendriez-vous à celle d'autrui ?

Quant à la dévalorisation de la vie dans le cadre de ce que Poutine a lui-même appelé la guerre, il s'agit des nombreux bénéficiaires, et je ne parle pas seulement des producteurs d’armes. Les gens reçoivent des sommes dont ils n'avaient jamais rêvé: 5 millions par mort, 200 000 par mois pour le salaire d'un combattant. Je ne justifie pas, vous l'aurez compris ; j'explique. Or les autorités s'appuient sur ces sentiments archaïques et font tout pour qu'ils ne disparaissent jamais.

Changeons de sujet. En 1988, vous avez soutenu votre thèse, dont le sujet était Les genres lyriques dans la poésie d'Alexandre Pouchkine. Le pauvre Pouchkine ne connaît pas de répit : la propagande russe s'appuie sur lui, en revendiquant par exemple ses droits sur Kherson ; et en Occident, même des connaisseurs et des amateurs de culture russe aussi éminents que Georges Nivat citent activement depuis près de deux ans son poème  « Aux calomniateurs de la Russie » comme un exemple d'ambitions impériales. Pouchkine a disparu du monde depuis longtemps, il ne peut pas répondre. Vous voulez bien prendre sa défense ? 

Je ne dirai pas du bien du poème « Aux calomniateurs de la Russie » : il y a des choses brillantes qu'il vaudrait mieux ne pas avoir. Autre exemple : le poème de Brodsky « Sur l'indépendance de l'Ukraine ». Un poème brillant, mais il aurait mieux valu qu'il écrive autre chose.

J'ai récemment donné une conférence sur « Aux calomniateurs de la Russie » et sur la « Vieille chanson pour un nouvel air » de Vladimir Joukovski datant de 1831. Vyazemsky a eu raison de qualifier la composition de Joukovski d'« ode au manteau ».

En tant que lecteur, je regrette que ces textes de Pouchkine et de Brodsky existent, car ils sont brillants et touchent les gens. Personne ne reproche à Joukovski son ode parce qu'elle est sans talent.

On peut expliquer longtemps et fastidieusement que les poèmes de Pouchkine ne sont pas anti-polonais, mais anti-français, que le Parlement français envisageait de déclarer la guerre à la Russie, que la France, qui venait de perdre la guerre de 1812, avait le même droit de parler de la Russie que l'Allemagne des juifs. Mais, sur le fond, c'est clair : ces poèmes sont puissants, désagréables ; dans le champ symbolique de la culture russe ils sont « étiquetés ». Mais ces poèmes ne sont pas à blâmer pour ce que fait le gouvernement russe ; il n'y a pas de lien entre ces phénomènes. Je ne pense pas que Poutine lise « Aux calomniateurs de la Russie » avant de se coucher et qu’il s'en inspire.

Quant à la démolition des monuments de Pouchkine, si cela peut sauver la vie d'une personne et l'aider à survivre, j'y suis favorable. Mais je pense qu'il n'y a pas de lien entre les deux non plus. Il est clair qu'en Ukraine, on démolit les monuments de Pouchkine comme des personnifications de la guerre, et Pouchkine s'en moque.

Pourquoi ne quittez-vous pas la Russie ?

Tout d'abord, je ne le veux pas. Deuxièmement, pour une multitude de raisons qu'il m'est difficile d'énumérer par ordre de priorité. Ma femme et moi sommes rentrés de France le 26 février 2022. Il y avait des enfants à la maison. Et puis, mon public est là, et les gens ont besoin de quelqu'un pour leur parler comme si la vie continuait, car elle continue quand même. Et il faut vivre. Je pense souvent aux paroles d'Arseny Roginsky, le fondateur de Memorial, qui disait : « Ne les laissez pas vous tuer ». Mais je ne suis pas un héros. Si je dois choisir entre la vie, la liberté et le départ, je choisirai le départ. Mais tant qu'ils me laisseront vivre et travailler là-bas, je resterai en Russie et je chérirai cette opportunité.

Lorsque vous avez quitté votre poste de professeur à la Haute école d’économie de Moscou en avril dernier « par accord des parties », vous avez dit que vous passeriez un certain temps à « flotter librement », puis que vous finiriez d'écrire deux livres et réaliserez un film documentaire en collaboration avec la réalisatrice Tatiana Sorokina. Avez-vous réussi à faire tout ce que vous aviez prévu et quels sont vos projets pour l'avenir ?

Nous avons réalisé le film, qui s'appelle La Patrie, et nous allons bientôt commencer à collecter de l'argent pour le montage, la correction des couleurs et la voix off. Le film est centré sur Giovanni Guaita, un prêtre italien. Originaire de Sardaigne, il étudie le russe à Lausanne, puis à Genève, avec Georges Nivat. Il vend des fleurs pour gagner de l'argent. Au milieu des années 1980, il rencontre le père Alexandre Men, quitte tout et part en Russie, où il devient hiéromoine russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, qu'il considérait comme une passerelle entre l'Occident et l'Orient et où il a vécu pendant un certain temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes de l'Artsakh sont déplacées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle de l'inondation. Nous sommes à l'époque du déluge. Nous ne savons pas s'il y aura un nouvel Ararat, s'il y aura une colombe de la paix. Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui ne le pense pas. Ce n'est pas que je nie l'idée même de patrie, mais celle qui était, avec une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une petite lettre – l'endroit où vous êtes né ; où vous avez passé votre enfance.  Je n'ai pas encore décidé où enregistrer mon film – en Russie ou en Arménie –, mais le fait que les comités de sélection des festivals refusent même de regarder des films russes existe. Il y a un boycott. Pas dans la mesure où il est présenté en Russie, mais il existe.

Pour ce qui est des livres, c'est plus difficile – même si je vais produire de gros efforts pour, d’ici le printemps, terminer un livre sur Pouchkine intitulé Bref, Pouchkine ; je dois m'appliquer pour le faire. De plus, je travaille à l'École supérieure des sciences sociales de Moscou.

La « flottement libre » a donc été de courte durée...

Bon, j'ai flotté pendant un moment, il est donc temps de me remettre au travail.

NB : Le film La famine est accessible ici, en v.o. russe.

13.12.2023
Luis Meléndez. Nature-mort, 1773 Photo © Muséo Prado

Le roman de l’auteur géorgienne Nana Ekvtimishvili, Le Verger de poires, paru en traduction française aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, a été présenté lors du festival parisien « Un Week-end à l’Est » qui recevait cette année la ville de Tbilissi en qualité d’invitée d’honneur. J’ai lu le livre et ai assisté à la rencontre avec son auteur à Paris ; en conséquence de quoi, voici mes impressions.

Si vous ne connaissez pas encore le nom de Nana Ekvtimishvili, sachez qu’elle est née à Tbilissi en 1978, qu’elle a étudié la philosophie à l’Université de cette ville, puis l’art du scénario et de la dramaturgie en Allemagne. Elle s’est rendue au festival en qualité de marraine de l’événement, mais aussi d’écrivaine et de réalisatrice. Son film Eka et Natia, chronique d’une jeunesse géorgienne, tourné avec Simon Gross, acclamé comme marquant le début de la nouvelle vague géorgienne et nominé aux Oscars par la Géorgie en 2014, a été projeté lors de la semaine festivalière. La traduction française du roman Le Verger de poires, écrit en 2015 et sélectionné – entre autres – pour le Booker Prize International et le Warwick Prize for Women in Translation en 2021, a été également présenté au public. Le roman est déjà traduit en treize langues, dont le russe en 2022. Nana Ekvtimishvili, quant à elle, appartient à cette génération de Géorgiens qui eurent déjà le temps d’oublier le russe (enseigné dans toutes les écoles avant la chute de l’URSS), ou qui choisirent de ne plus le parler pour des raisons idéologiques. Dans les deux cas, je ne puis que le déplorer, sans pour autant que ce fait n’affecte mon appréciation du roman.

Dès que j’ai vu ce livre j’ai pensé à la Cerisaie – autre titre « fruitier ». L’ayant lu, j’ai réalisé que le sujet, lui aussi, recèle des parallèles : tandis que Tchekhov décrit la fin de la « Russie des nobles » et les changements apportés par la nouvelle génération des hommes d’affaires, Nana Ekvtimishvili décrit la Géorgie postsoviétique qui essaye, à son tour, de s’adapter à une nouvelle vie. Anton Tchekhov a qualifié sa triste pièce de comédie ; les poires de Nana ont, pour leur part, l’acidité des cerises… ou plutôt de griottes. 

L’écrivaine a placé au centre de son roman la catégorie humaine la plus vulnérable de toute société ; et qui plus est, en l’occurrence, de la société d’un pays pauvre : les enfants handicapés mentaux confinés dans un internat que les habitants du quartier appellent d’une manière très politiquement incorrecte une « école des idiots ». S’y trouvent de « vrais » orphelins, mais aussi ceux placés par leurs parents – faute de moyens de les élever. Aussi difficile qu’il soit d’imaginer ce genre d’établissement dans un pays comme la Géorgie où règne le culte de la famille, ils sont néanmoins devenus une réalité dans les années 1990, après la guerre civile. Heureusement, depuis lors, selon mes sources sur place, ils ont pratiquement disparu.

Un problème majeur qui se posait à ce type d’institution était « la suite » : que faire des orphelins après, livrés à une société de plus en plus compétitive ? Trop souvent rien – et c’est la raison pour laquelle Lela, l’héroïne du roman, reste dansl’orphelinat bien après l’âge révolu : elle n’a simplement nulle part où aller. Nana Ekvtimishvili connait bien le sujet, ayant passé son enfance dans la rue où se trouve l’internat qu’elle décrit. Lors de la présentation du livre à Paris elle a expliqué que tous les personnages sont issus de prototypes bien réels ; sauf Lela qui, elle, incarne l’« hybride » de trois personnes différentes. Le roman, traduit par Maïa Varsimanishvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, commence donc par la description de cette rue de Kertch, laquelle « n’est pas une rue comme les autres. C’est la seule rue à porter un nom dans cette banlieue de Tbilissi. <> Dieu sait qui a eu l’idée, dans la Géorgie soviétique de 1974, de baptiser cette rue du nom d’une ville de Crimée. C’est dans cette ville qu’un beau jour d’octobre 1942, quand la mer encore chaude de l’été moutonnait sous la brise, l’armée nazie extermina les cent soixante mille prisonniers qu’elle y avait faits. » On peut en déduire de ce passage que, malgré les efforts de la Géorgie d’aujourd’hui de se distancier du passé soviétique, il la rattrape toujours. Du moins, pour l’instant.

Tous les enfants de l’internat sont présumés « défectueux », mais Nana Ekvtimishvili ne se focalise pas pour autant sur fait – à tel point même que, par moments, leurs réactions et leurs actions paraissent plus « normales » que celles des adultes. Je vous offre comme exemple la discussion des voisins qui cherchent à déculpabiliser un automobiliste ayant provoqué la mort du petit Sergo : « Ce ne doit pas être quelqu’un de mauvais… Apparemment, il n’a pas accepté qu’on mette le cadavre dans un cercueil en zinc, il a demandé un cercueil en bois et a pris en charge les coûts de l’enterrement… S’il n’avait pas été là, on aurait enterré ce malheureux enfant comme on enterre les sans-famille : sans nom et sans pierre tombale. » Que « s’il n’avait pas été là », Sergo serait encore vivant, ce fait est ignoré, si bien que la mort d’un enfant devient un fait divers.  

Vous savez peut-être que Lénine considérait le cinéma comme le plus important des arts, étant un art de masse. Je peux donc imaginer que plus nombreux seront les gens qui verront le film de Nana Ekvtimishvili que ceux qui liront son livre. Pourtant, malgré d’indéniables avantages, le cinéma possède au moins un point faible : il ne parvient pas à transmettre au public des odeurs. Or, le livre de Nana Ekvtimishvili en est baigné, bien que, pour la plupart, ces odeurs soient désagréables – à commencer par celle de l’internat saturé par « l’odeur de malpropreté que dégagent les enfants <> et de celle des vêtements lavés avec la même lessive. Ajoutons à cela la puanteur des draps sales, des vielles couettes, des matelas pisseux, des oreillers er de couvertures de laine, transmis d’une génération d’élèves à l’autre… ». Ce mélange nauséabond est impossible à chasser, même en faisant des courants d’air. (Si vous avez eu la chance de visiter la Géorgie, vous en conviendrez avec moi : ce n’est en rien ce genre de mélange que préserve notre odorat !) Sur ce fond, combien sont attirantes les poires du champ d’à coté, mais elles n’ont hélas aucun gout. On dirait que la Nature elle-même se moque des enfants en les privant de ses fruits.

« Les poiriers, délaissés par l’homme, ont des troncs blanc, robustes, noueux. Leurs branches entremêlées descendent jusqu’à terre. Chaque été, ces arbres portent de grosses poires, vertes et lisses. Personne ne les cueille, peut-être parce qu’elles ne parviennent pas à maturité avant le début du froid, ou peut-être parce que l’eau a imbibé la pulpe de cet étrange fruit, le rendant trop aqueux. Si quelqu’un cueille une poire et la mord, il sent immédiatement qu’elle est dure comme du roc. <> Quand Lela traverse le verger en courant, son cœur bat la chamade et elle se demande si elle pourra sortir de ce lieu maudit. Transie de peur, elle imagine que les poiriers l’attraperont et la feront tomber. Le sol mou s’affaissera sous son poids, les racines la couvrirons et la terre spongieuse l’engloutira pour toujours ».

Un axe important du projet littéraire de Nana Ekvtimishvili concerne Irakli, un garçon attachant, dont la mère célibataire le visite rarement puis, sans le prévenir, part en Grèce afin de gagner de l’argent. Les appels téléphoniques d’Irakli à la recherche de sa maman brisent les cœurs. Mais voilà que la fortune semble lui sourire : contre tout attente, c’est lui qu’un couple d’américains souhaite adopter. Portant, à la dernière minute, Irakli s’échappe et rentre à l’internat. Pourquoi ? Est-ce par peur du changement ou dans l’espoir que sa mère lui reviendra un jour ?

Nana Ekvtimishvili soulève dans son roman des thèmes d’une importance et d’une douleur extrêmes. La solitude des enfants sans défense face à la méchanceté et l’impunité de certains adultes. La prostitution enfantine. La violence à l’endroit des plus faibles de la part des adultes tout comme d’autres enfants. La violence qui devient une banalité, presqu’une norme. Ce n’est par hasard si, dès les premiers pages du roman, Lela rêve de tuer Vano, cet enseignant pédophile : toutes les nouvelles filles de l’internat passent par son bureau, comme Lela l’a fait en son temps. Il est extrêmement difficile de lire ces scènes écrites d’une manière visuelle, cinématographique – on imagine bien ce qui s’y passe. Trop bien même. Reste que je regrette qu’à Paris, la modératrice de la rencontre avec Nana Ekvtimishvili se soit concentrée sur ces seules scènes – laissant complètement de côté toute la tendresse et la gentillesse émanant de ce livre et qui, comme des pervenches à travers la neige, y poussent à travers la carapace dure du monde dans lequel ces enfants privés de toute chaleur humaine grandissent prématurément. La seule bonne odeur émane de la cuisine d’une voisine qui cherche toujours à nourrir les orphelins. L’odeur de la maison.

Ce sont ces rayons d’humanité que je considère comme les signes les plus fiables des changements en cours… et pour le mieux ! Combien magnifique est la scène située vers la fin du roman où plusieurs enfants, guidés par une Lela expérimentée, s’aventurent dans le jardin d’un voisin pour y chaparder des cerises. J’en cite pour vous un extrait. Lela « colle sa joue contre l’écorce rugueuse, ferme les yeux et se fige pendant une seconde. Elle enlace l’arbre comme s’il était un être vivant qu’elle retrouvait après de longues années de séparation. Le cerisier est toujours le même, immuable, comme si cette rencontre l’avait laissé muet et intimidé. Seule la brise caresse délicatement ses branches. <> L’arbre chargé de voleurs oscille doucement, mais ses racines le maintiennent solidement arrimé à la terre. Il a reçu les petits visiteurs comme une mère reçoit ses enfants affamés, de retour à la maison ; il les cajole, les mets sur ses genoux et leur parle en murmurant, pour ne pas effrayer les voisins et ne pas attirer le mauvais œil. Les feuilles bruissent. Une branche craque sous un pied. Tous se pétrifient et retiennent leur souffle, dans l’attente d’un incident. Mais le silence règne tout autour et l’on n’entend que les cigales se disputer ».

N’est-ce pas magnifique ? Et ne trouvez-vous pas que cette image est plus forte que le style du récit délibérément dur ? Qu’elle révèle l’essentiel : la fragilité des enfants abandonnés qui ont tant besoin d’être aimés, caressés, protégés ?

Alors, comme on dit en Géorgie : levons nos verres à ce que les internats deviennent un phénomène du passé ; à ce que tous nos enfants grandissent en amour en en sécurité, et à ce que les fruits les plus sucrés soient toujours en abondance dans leurs assiettes. De notre table à la vôtre, et vice versa.

P.S. Chers lecteurs, avec ce toast, je mets fin à mon blog pour l’année 2023 et profite de l’occasion pour partager une chose avec vous. Depuis plusieurs mois je reçois des messages émanant de lecteurs qui me demandent d’écrire davantage. Plus souvent. J’en serai ravie, mais pour cela je devrais m’adjoindre une aide. Si donc vous pensez à des personnes autour de vous susceptibles d’être intéressées par la sponsorisation de ce blog ou par l’adjonction de publicités sur cette page, vos idées sont les bienvenues ! Je vous donne un rendez-vous en janvier, vous remercie de votre soutien et vous souhaite à toutes et à tous une bonne et heureuse année 2024.

08.12.2023
Photo © Maria Slepkova

Le 10 décembre 2023, Yuri Temirkanov (1938 – 2023) aurait fêté ses 85 ans. Il nous a quitté quelques semaines avant.

Les mélomanes parmi mes lecteurs vont tout de suite reconnaitre dans le titre de cette chronique un clin d’œil au Trio pour piano en la mineur dite « À la mémoire d’un grand artiste », composé par Tchaïkovski en 1882 et dédicacé à son grand ami Nikolaï Rubinstein, compositeur, chef d’orchestre et fondateur du Conservatoire de Moscou, décédé depuis peu. Oui, dans le temps, les immenses musiciens ne trouvaient pas humiliant pour leur egos d’exprimer leur admiration à l’endroit de leur confrères – « en présentiel », comme l’on dirait aujourd’hui, ou après leur mort, quand leurs éloges ne leur étaient plus d’aucune utilité. Ce temps est révolu.

Ayant appris la disparition de Youri Temirkanov le 2 novembre, je n’ai pas écrit de nécrologie – ceci pour plusieurs raisons.  D’abord, je suis sûre qu’il aurait préféré que je pense à lui le jour de son anniversaire, plutôt que celui de sa mort. Ensuite, il a fallu absorber la nouvelle. Finalement, j’étais curieuse de voir la réaction suisse au décès de cet immense musicien. Je n’en ai lu pratiquement aucune. Ni le Verbier Festival, ni celui de Lucerne où Temirkanov s’était rendu, fidèle, au fil de longues années, ni l’OSR qu’il a dirigé pour la première fois en 2013, n’ont trouvé opportun de lui rendre hommage. Je n’ai pas vu de nécrologies dans les journaux, mais ai par contre été touchée par le très gentil message que Charles Dutoit a publié sur sa page de Facebook. De toute évidence, le maestro suisse se souvient du soutien amical de son collègue russe au moment difficile de sa vie. Merci à celui qui n’a pas une courte mémoire. Quant aux autres…

© Stas Levshin

Comment ne pas donner raison à Temirkanov, lui qui aimait tant citer Alexandre Pouchkine en répétant « Qui vit et pense est incapable / De voir les gens sans mépriser », quand j’apprends qu’un célèbre et très respecté réalisateur de cinéma d’âge mûr, s’étant trouvé au même étage que Youri Temirkanov dans un hôpital à Saint-Pétersbourg, avait pénétré dans sa chambre – à la bonne franquette – et, sachant que maestro ne recevait personne, l’avait photographié sans permission avant de poster des photos sur les réseaux sociaux ? Comment ne pas lui donner raison quand je lis le texte d’un journaliste russe qui, après avoir chanté à son propos maints éloges de son vivant, lui trouve à présent des défauts dans sa manière de diriger ; ironise au sujet de ses foulards en soie ; se plaint du fait que son répertoire était limité (il suffit de voir la liste des œuvres interprétées pas Youri Temirkanov rien qu’à la Philharmonie de Saint-Pétersbourg pour dévoiler pareil mensonge) et fait courir des bruits sur la relation du maestro avec Mariss Jansons, son confrère et ami de longue date – bruits que les deux musiciens ne peuvent plus dénoncer ? Le journaliste du Guardian ne vaut guère mieux quand il met, sans son article post mortem, l’accent sur la proximité de Temirkanov avec le président Poutine.

J’ai eu la chance et le privilège de bien connaître Youri Temirkanov – Youri Khatuyevitch, comme on l’appelle en russe, en utilisant le nom de son père –, aussi aimerai-je parler de lui d’une manière informelle, remplir quelques « espaces » dans sa biographie officielle et répondre à quelques questions qui, de toute évidence, empêchent de dormir certains « experts ». Je le ferai en m’appuyant, outre sur mes propres souvenirs, sur un long et très sincère interview que le maestro Temirkanov m’avait accordé en 2014 (vous pouvez le feuilleter ici, page 64).

« Poème et prose, vague et pierre, / Glace et brasier différaient moins », c’est ainsi que Pouchkine décrivait Lenski et Onéguine (dans la traduction d’André Markowicz). S’il avait connu Temirkanov, il aurait appliqué tous ces épithètes à sa seule personne, tant sa personnalité était contradictoire. Le calme apparent marié au tempérament fou de ce fils du Caucase ; la gentillesse et la douceur manifestes et la dureté à la limite de la cruauté… En rien capricieux dans le quotidien, il était furieusement intransigeant dans son travail ; il aimait la nourriture simple (viande bien cuite, sauces à bruler le palais et glace au caramel et à la fleur de sel – voici le menu imbattable) et les choses élégantes. La capacité de s’enthousiasmer et de s’infatuer coïncidait en lui avec l’indifférence et l’apathie ; l’amour des blagues, souvent salées, et le fin sens de l’humour, ponctués par des périodes de dépression – ce malheur propre à tant de grands créateurs. Youri Temirkanov était un charmeur né, naturel : fort d’un même engagement manifeste, il parlait de solfège et de mathématiques avec mon fils ainé ; de football avec mon cadet. Quand il discutait avec quelqu’un, son interlocuteur était convaincu qu’il était pour lui la personne la plus importante au monde. Il se pouvait que peu de temps après Temirkanov ne le reconnaissait pas, mais celui-ci ne s’en offusquait pas, conquis à jamais par son charisme. Et je ne parle pas même des femmes qui – toutes ! – trouvaient maestro irrésistible.

© N. Sikorsky

Personne publique malgré lui, il adorait la solitude : rien ne lui donnait plus de plaisir que de s’asseoir dans un fauteuil confortable avec un bon livre, une tasse de café (avec du lait chaud) et une cigarette. Temirkanov était un lecteur passionné, avec une préférence pour la non-fiction. Je me souviens à quel point il avait été impressionné par mon interview avec Vladimir Dimitrijevic, dont – comme tous les Russes – il n’avait jamais entendu parler et ignorait le fait que c’était grâce à cet éditeur suisse que Vie et destin de Vassili Grossman avait vu le jour, en russe et en français.

Dans chacune des multiples biographies de Youri Temirkanov, vous lirez qu’il est né à Naltchik, en République socialiste soviétique autonome kabardino-balkare, qu’à neuf ans il commençait à apprendre la musique, qu’ensuite il apprit le violon dans une école pour enfants douées de Leningrad et poursuivit sa formation dans les classes d’alto et de direction d’orchestre au Conservatoire de Léningrad. Tout cela est juste, sauf qu’il n’y avait pas d’école de musique à Naltchik après la guerre. Que s’était-il donc passé ? Comme maestro me l’avait raconté, il était devenu musicien… par politesse ! « Un jour que je jouais au football avec mon frère ainé, un voisin, un professeur de violon évacué chez nous pendant la guerre, nous a demandé si nous voulions apprendre à jouer d’un instrument. Au Caucase, il était impensable de dire non à une personne âgée. Donc nous avons dit oui. » Ainsi son destin fut-il décidé. Le nom du vieux professeur était Valeri Dashkov. Des années plus tard, lui et sa femme Béatrice Friedman, l’élève du grand pianiste Konstantine Igoumnov, ont émigrés en Israël. Dès sa première tournée dans ce pays, Temirkanov les a retrouvés.

Toutes les biographies de lui indiquent également qu’au Conservatoire de Leningrad il étudia dans la classe du grand pédagogue Ilya Mousine. Aucune, toutefois, ne mentionne le nom de Nikolaï Rabinovitch, que Temirkanov considérait également comme son maître et à qui il consacra un article instructif et très touchant. Voilà comment il y expliquait sa décision de ne pas s’inscrire dans la classe de Rabinovitch : « Je ne suis pas allé chez Nikolaï Semenovitch car c’était un homme dur – notre ignorance était insultante pour ses connaissances et sa culture encyclopédiques. C’était un homme de Renaissance. Il savait tout – du moins tout ce qui touchait à la musique. Il savait tant de choses que même si aujourd’hui nous, ses élèves, nous réunissions, nous ne pourrions pas arriver à son niveau ». 

Les leçons du professeur Rabinovitch n’ont pourtant pas été perdues pour Youri Temirkanov qui, à son tour, trouvait l’ignorance insultante.

Lui qui fut un chef d’orchestre d’opéra mondialement connu – ses productions au théâtre Mariinsky et au Bolchoï, ou encore à Parme, sont toujours considérées comme des étalons – s’était, avec le temps, laissé de l’opéra, dégouté par les mises-en-scène contemporaines. « Je vais rarement à l’opéra. Les productions contemporaines me dégoûtent. Transformer la musique de compositeurs de génie en l’accompagnant de ses propres fantaisies n’ayant rien avoir avec la musique, c’est un autre genre. Dans l’opéra, c’est la musique – et elle seule – qui doit dicter tout ce qui se passe sur scène », me disait-il. 

© N. Sikorsky

Ceux qui eurent la chance de voir et d’entendre Temirkanov diriger son orchestre qu’il hissa au niveau de la perfection (bien que, disait-il, la perfection n’était qu’un rêve inatteignable), de voir ses musiciens suivre non seulement chacun de ses gestes mais chaque mouvement de sourcils, d’admirer sa précision et son élégance, n’oublieront jamais leurs émotions – qu’il s’agisse de la Septième symphonie de Chostakovitch ou la Deuxième symphonie de Mahler. Mais ceux qui assistèrent aux répétitions comprirent le prix payé pour cette légèreté apparente. Pour une telle perfection. Je me souviens encore de mon étonnement un jour qu’à quatre heures du matin je trouvais le maestro occupé à l’étude d’une partition. Une partition qu’il devait pourtant connaitre par cœur, tant il l’avait jouée de fois. Eh non : la perfection ne tombe pas du ciel.

À différentes reprises, j’ai parlé avec le maestro Temirkanov des relations entre l’intelligentsia et le pouvoir – un sujet russe traditionnel. Convaincu qu’il doit y avoir une frontière entre les deux domaines – frontière accordant de se faire une opinion indépendante –il n’a jamais nié ses relations cordiales avec l’actuel président russe qu’il avait connu à l’époque où celui-ci travaillait encore à la mairie de Saint-Pétersbourg et où Temirkanov était déjà Temirkanov. J’ai assisté au 75ème anniversaire de maestro, puis au 80ème. Poutine était présent à ces deux occasions. Il prononça des toasts, dina avec tout le monde. Temirkanov le traita comme tous les autres invités, et marcha tranquillement devant lui, considérant la chose comme parfaitement normal – après tout, c’était son anniversaire, non ?!

Ainsi m’expliqua-t-il l’essence de ses relations avec le président Poutine : « Peu importe qui se trouve au pouvoir en Russie – monarchistes ou communistes, la coutume veut que ce soit toujours une personne qui décide de tout. Par exemple, le ministre des finances en Russie n’est pas en mesure de prendre la décision d’accorder davantage d’argent à la culture. Alors, que cela soit un bien ou un mal, on se trouve obligé de discuter certaines questions importantes avec celui qui prend les décisions. Et je le fais, car ma position m’y oblige. Par exemple, à ma demande, le président Poutine a augmenté de dix fois les salaires des musiciens des cinq plus importants orchestres russes. Les premiers pour qui j’ai fait cette demande d’augmentation étaient les professeurs des Conservatoires. Il a aussi augmenté de trois fois les salaires dans mon orchestre. Il sait bien que je ne le dérangerai pas pour des choses sans importance et que je ne demanderai jamais rien pour moi-même ». À une autre occasion, en discutant ce même sujet avec mon fils alors âgé de douze ans, il a admis que n’était pas normal le fait que le président du pays décide de l’achat d’un piano pour la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Mais qui pourrait citer Temirkanov glorifant Poutine ou sa politique ? Personne.

© N. Sikorsky

Ces derniers temps, le maestro Temirkanov était souffrant. La mort de son frère adoré n’avait pas manqué de l’affaiblir, suivie de celle de son fils unique. Par la suite, l’irruption du Covid l’avait soustrait à son rythme habituel – le privant de concerts. De tournées. J’ose croire qu’il était presque heureux à l’idée ne pas parvenir à son jubilé. Il n’aimait plus les célébrations officielles. Ainsi, le jour de ses quatre-vingt ans qui coïncidait avec les dix-huit ans de mon fils ainé, il lui envoyait un message disant : « Quand tu auras quatre-vingt ans et seras célèbre, et que tout le monde te félicitera, tu verras comme c’est ennuyeux ! » Dans le contexte russe actuel, toute célébration lui aurait été d’autant plus pénible, j’en suis certaine.

… Chaque fois qu’il venait passer quelques jours dans mon ancienne maison genevoise, Youri Temirkanov marchait tout droit sur la bibliothèque en quête du volume X des Œuvres de Lev Tolstoï, en sorte de relire une fois de plus La Mort d’Ivan Ilich – sa nouvelle préférée. J’imagine qu’il pensait à ce texte durant ses derniers jours, s’identifiant peut-être davantage encore avec le personnage principal, qui, au terme d’une vie simple, agréable et décente, se trouvait infligé d’une maladie incurable. Et voilà que tout lui devenait égal sauf « le sentiment de la vie qui s’en va, qui s’en va inexorablement mais qui n’est pas encore partie ; l’imminence de plus en plus proche de cette mort terrifiante et odieuse qui est la seule réalité ». Je doute que Youri Khatuyevich aurait pleuré, à l’instar d’Ivan Ilitch, « sur son impuissance, sur son effroyable solitude, sur la cruauté des hommes, sur la cruauté de Dieu, sur l’absence de Dieu » ; mais je l’imagine fort bien occupé à débattre de sujets éternels avec Tolstoï lui-même et d’autres convives dignes de lui. Et, oh ! quel orchestre formidable pourrait-il-composer là-bas..

… Les génies ne sont – par définition – pas des gens comme les autres. Il est inutile d’essayer de les mesurer à l’échelle ordinaire, comme il est déconseillé de les approcher de trop près – histoire de ne pas se brûler des ailes et d’éviter de perdre ses illusions. Mieux vaut ne pas hanter les coulisses, ni les guetter par le trou de la serrure. Admirez-les plutôt sur scène ou à l’écran, c’est beaucoup mieux ainsi. Heureusement, il nous reste de maestro Temirkanov beaucoup d’enregistrements – audio et vidéo. Ils sont à nous.

Un grand merci au maestro pour sa musique à qui – à elle seule – il fut fidèle toute sa vie.

Et à présent, faites-vous plaisir pendant quatre minutes à peine ; écoutez le Salut d’amour d’Edward Elgar interprété par l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg que dirige Youri Temirkanov. Amen.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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