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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

13.06.2025

Deux musées ont décidé de marquer par des expositions le centenaire du bref séjour en Suisse de l'un des représentants les plus éminents de l'avant-garde russe.

Toutes les occasions sont bonnes pour rappeler l’existence d’un homme de talent, et voilà qu'en l'absence de dates anniversaire classiques, des conservateurs suisses ont décidé de célébrer le centenaire du séjour au Tessin d'El Lissitzky (1890-1941) en 1924 et 1925. De le célébrer de différentes manières. Alors que l'exposition prévue en septembre au Museo Villa dei Cedri à Bellinzone sera principalement consacrée au thème « Lissitzky et la Suisse », le Musée d’Art et d’Histoire de Genève met l'accent sur sa propre collection d'avant-garde russe, regroupée temporairement – jusqu'au 7 septembre – dans plusieurs salles. Il n'est pas facile de trouver ces œuvres : il faut monter au deuxième étage, tourner à droite, puis encore à droite, et seulement là... Selon le livret du musée, « l'exposition au MAH questionne les différentes facettes de cette avant-garde, avec l’épuration des formes, propres à El Lissitzky, en opposition à une gestuelle plus expressionniste chez Olga Rozanova (1886-1918), autre artiste représentative de l’avant-garde russe. Tous deux se distancient de leur “maître” Kazimir Malevitch (1873-1935), créateur du suprématisme ».

L’exposition est accompagnée de panneaux explicatifs très instructifs, auxquels je n’ai que peu de choses à rajouter.

Il convient avant tout de noter que la collection d'avant-garde du MAH s'appelle officiellement « Fonds russe et hongrois d'avant-garde » et compte environ 400 œuvres de 30 artistes. Elle a été constituée à partir de zéro, pratiquement « à partir de rien », par une seule personne : Rainer Mason, conservateur du Cabinet des estampes du MAH de 1979 à 2005. C'est grâce à lui que le musée a mené des recherches sur l'art de cette période et organisé des colloques et expositions, dont la dernière a eu lieu en 2005. À l'occasion de l'exposition à Bellinzone, un album intitulé Looking for Lissitzky. El Lissitzky une die Schweiz (1919-1929) – album consacré aux œuvres de l'artiste conservées dans les collections du Musée d'art et d'histoire de Genève, du Musée des Beaux-Arts de Bâle et dans la collection graphique de l'École polytechnique fédérale de Zurich (soit dans les trois plus grandes collections d'avant-garde russe en Suisse) – s’apprête, lui, à voir le jour.

Puisque c'est Lissitzky qui est à l'origine de l'exposition, commençons par lui. Je ne retracerai pas ici l’ensemble de sa biographie, accessible dans plusieurs sources disponible online. Je rappellerai juste que Lazar Mordukhovich Lissitzky est né à Potchinok, un shtetl, une petite communauté juive, à 50 km de Smolesk, le 23 novembre 1890, et qu’il est mort à Moscou le 30 décembre 1941. Il signait ses illustrations en yiddish, sous le nom de Leizer (Eliezer) Lisitzky — אליעזר ליסיצקי. Comme beaucoup de Juifs de la Russie impériale, soumis à un système de quotas et d'interdiction à l'Université, il part faire ses études en Allemagne, à la Technische Hochschule de Darmstadt, et devient diplômé d'architecture en 1915, tout en voyageant à travers l'Europe de 1909 à 1914 (dont un séjour à Paris et 1 200 km à pied en Italie où il croque architecture et paysages). On sait que Lazar Lissitzky a pris le nom d'El Lissitzky en 1920 (El – comme la première lettre dans Lazar), mais on ignore quand il a changé son patronyme, passant de Mordukhovitch à Markovitch.

Proun
Lazar Lissitzky (1890-1941) Proun, 1920. Dépôt de la Fondation Jean-Louis Prevost, 1994. Photo: NashaGazeta

L'exposition présente une série des célèbres prouns de Lissitzky. Ce mot a été inventé par l'artiste lui-même pour désigner le nouveau système artistique qu'il a créé et qui combine l'idée de la planéité géométrique avec les lois de la construction constructive de la forme volumétrique. On remarque la proximité lexicale et sémantique entre les concepts de « proun » et « proum » – un mot inventé par poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922) et interprété par lui comme « pénétration dans le futur », bien qu'il s'agisse probablement d'une coïncidence due à l'orientation commune de la pensée artistique d'avant-garde.

L'idée plastique du proun est née à la fin de l'année 1919, et le terme a été inventé à l'automne 1920. Il est associé à l'UNOVIS (« Les affirmateurs du nouvel art »), un groupe artistique d'avant-garde créé par Malevitch à Vitebsk et dont l'emblème était son Carré noir. En été 1919, Marc Chagall invita Lissitzky dans sa ville natale de Vitebsk afin d’y dispenser un cours sur l'architecture et la lithographie. C'est là que Lazar rejoignit l'UNOVIS et se concentra sur les prouns. La série de 11 lithographies de prouns présentée à l'exposition de Genève est particulièrement précieuse, car elle reflète la transition de l'esthétique suprématiste bidimensionnelle de Malevitch à l'esthétique tridimensionnelle de Lissitzki. Le musée de Genève a acquis cette série de Georges Kostakis (1912-1990), l'un des plus grands collectionneurs d'art d'avant-garde russe ; il s'agit de l'une des cinq séries complètes connues à ce jour.

El
Lazar Lissitzky (1890-1941) Autoportrait, 1924-1925. Collection Crespini Genève, Photo: NashaGazeta

L'Autoportrait d'El Lissitzky, réalisé dans les années 1920, lorsque l'artiste s'intéressait à la photographie et au photomontage, est également intéressant. Les commissaires expliquent que ce portrait ressemble à celui connu sous le nom de Constructeur, peint en 1924, précisément pendant le séjour de l'artiste en Italie, et dont le tirage est conservé au MoMA de New York. Mais il existe également des différences notables entre les deux. Sur l'autoportrait prêté au musée genevois par les collectionneurs Crispini, l'artiste s'est représenté avec la tête bandée, un compas et les inscriptions « Londres », « Paris » et « Berlin » – symboles de la vie urbaine. On peut voir dans cette image une allusion à la vulnérabilité du corps humain et un rappel au fait que El Lissitzky séjournait au Tessin pour des raisons médicales – à l’époque, il était déjà atteint de tuberculose.

Rozanova
Alexeï Kroutchenykh, Olga Rozanova. Un nid de canard ... de villains mots. Couverture, Saint-Pétersbourg. EUY, 1913

La section de l'exposition consacrée au Nid de canard... des mauvais mots, un recueil de poèmes d'Alexeï Kroutchenykh illustrés par Olga Rozanova, mérite, elle aussi, une attention particulière. Le recueil a été publié pour la première fois par les éditions A. Kroutchenykh EUY, grâce au soutien financier des frères Kuzmin et S.D. Dolinsky, et imprimé par l'imprimerie Svet de Saint-Pétersbourg en 1913 – ceci à 500 exemplaires. Le musée genevois présente plusieurs illustrations (avec ou sans les textes de Kroutchenykh) de cette édition, ainsi que d'autres éditions dont certains exemplaires ont été partiellement ou entièrement colorisés à la main par Olga Rozanova, qui est entrée dans l'histoire de l'art comme « l'Amazone » de l'avant-garde russe. À noter: les exemplaires « ordinaires » étaient vendus 40 kopecks, les exemplaires colorés 2 roubles.

Nid
Alexeï Kroutchenykh, Olga Rozanova. Un nid de canard ... de villains mots. Planche 10, 1913

La peintre et graphiste Olga Vladimirovna Rozanova (1886-1918) a d'abord étudié à l'École des arts appliqués Stroganov de Moscou, puis à l'école d'art fondée par Elizaveta Zvantseva (1864-1921) à Saint-Pétersbourg, là où enseignaient alors Mstislav Doboujinski et Kouzma Petrov-Vodkine, puis à Paris. En 1910, elle devint l'un des membres les plus actifs de l'Union de la jeunesse, un groupe de trente artistes russes d'avant-garde, dont Malevitch. C'est à cette époque qu'elle fit la connaissance d'Alexeï Kroutchenykh (1886-1968), ce poète futuriste né à Kherson et qui introduisit dans la poésie le « zaum », c'est-à-dire un langage abstrait, sans objet, purifié de la « saleté de la vie quotidienne ». En 1912, elle l'épousa et illustra 19 de ses livres. En 1917, après la révolution de février, Rozanova fut élue membre du Collège de l'Union professionnelle des artistes peintres de Moscou et travailla « pour une patate » à l'Union des villes. Après la révolution d'Octobre 1917, elle écrit dans le journal Anarchie et participe – en tant que brodeuse de bannières – à la décoration de Moscou pour la fête du 1er mai. Le 22 juin 1918, elle est nommée responsable de la sous-division de l'industrie artistique du Département des arts plastiques. Elle a participé à la décoration de Moscou pour l'anniversaire de la révolution. Le 7 novembre 1918, Olga Rozanova est morte de la diphtérie à l'hôpital Soldaténkovski de Moscou (aujourd'hui l'hôpital Botkinskaïa) et a été enterrée au couvent Novodevitchy, à côté d'Anton Tchekhov. À l’occasion de ses funérailles, Kazimir Malevitch et Ivan Klun réalisaient un drapeau suprématiste de deuil. Après le transfert de la tombe de Tchekhov, la sépulture de Rozanova a disparu.

Soleil
Lazar Lissitzky (1890-1941) Alter. Planche 8 de l'album Figurines, la réalisation plastique du spectacle électromécanique "Victoire sur le soleil") Hanovre, 1923.P hoto: NashaGazeta

En 1913, l'artiste d'avant-garde Vera Ermolayeva (1893-1937), fusillée le 26 septembre 1937 dans un camp près de Karaganda pour « activités antisoviétiques se traduisant par la propagande d'idées antisoviétiques et la tentative d'organiser autour d'elle une intelligentsia antisoviétique » et réhabilitée en 1989, a dirigé à Vitebsk la mise en scène de l'opéra futuriste La Victoire sur le soleil, écrit par Alexeï Kroutchenykh sur une musique du compositeur Mikhaïl Matyushine (1861-1934). Les décors et les costumes de la mise en scène ont été réalisés par les élèves de l'école d'art de la ville. En 1920-1921, El Lissitzky a réalisé une série d'esquisses dans lesquelles il a développé un projet de performance électromécanique – représentation utopique de la vie future. En 1923, à Hanovre, il a constitué un portfolio, dont l'une des esquisses est présentée dans l'exposition genevoise et dans laquelle il donne sa lecture de cet opéra pré-révolutionnaire. Il a notamment représenté les personnages sous l’aspect de formes géométriques suprématistes. « On ignore toutefois si Lissitzky s'est basé sur des dessins originaux de Malevitch ou s'il les a réinterprétés dans un style cubo-suprématiste en hommage à son maître », indiquent les commissaires de l'exposition. Évidemment, moi aussi je l’ignore, mais on considère généralement que c'est précisément La Victoire sur le soleil qui a poussé Malevitch à réfléchir au suprématisme qu’il éleva au rang de principe la pureté des formes, libérées de tout symbolisme (carré, cercle, croix). Le concept de ce nouvel art, que Kazimir Malevitch a appelé « nouveau réalisme pictural », a été exposé en 1916 dans la brochure Du cubisme et du futurisme au suprématisme, dont un exemplaire est également présenté à l'exposition.

Malevitch
Kazimir Malevitch. Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Moscou, 1916

Il me reste à ajouter que certaines esquisses du Victoire sur le soleil sont présentées sur le site du Musée Russe de Saint-Pétersbourg. Une mise en scène contemporaine de l'opéra futuriste   par le Centre Stas Namin, à Moscou, a été présentée en 2015 dans le cadre de Art Basel. J’y étais. Good old days.

05.06.2025
Cadre du film d'A. Prochkine Vis et souviens-toi. Nastiona - Daria Moroz, Andreï - Mikhail Evlanov

Dès aujourd'hui, Vis et souviens-toi, le roman de Valentin Raspoutine réédité par les Éditions Noir sur Blanc (Lausanne), est disponible dans les librairies de Suisse, de France, de Belgique et du Canada.

La réédition de ce roman s'inscrit dans le cadre du projet intitulé « La bibliothèque de Dimitri », une initiative lancée en 2018, après que Vera Michalski-Hoffmann, à la tête de la maison d'édition Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, ait racheté le catalogue « Classiques slaves » de son défunt collègue Vladimir Dimitrijevic (1934-2011), fondateur de la maison d'édition L'Âge d'Homme. Pour rappel, ce catalogue comprend 600 chefs-d'œuvre littéraires, dont 250 russes. Depuis lors, sept à huit livres magnifiques, devenus depuis longtemps des raretés bibliographiques, sont réédités chaque année. C'est donc au tour du roman de Valentin Raspoutine intitulé Vis et souviens-toi (1974), pour lequel l'auteur a reçu trois ans plus tard le Prix d'État de l'URSS, d’être réédité. En URSS/Russie, précisons que ce roman a connu plusieurs dizaines de réédition. En 2008, un film du même titre, réalisé par Alexandre Prochkine, ouvrait le festival « Kinotavr » à Sotchi. Le réalisateur avait ajouté au roman « une touche personnelle » : à la fin du film, le spectateur était transporté en 1965, époque où Andreï Gouskov, le personnage principal, vieilli, vit seul dans un village autrefois peuplé. Un gardien de phare qui passe devant lui le félicite pour le 20e anniversaire de la Victoire. Valentin Raspoutine n'avait pas mis cela dans son texte. Vladimir Dimitrijevic, qui publiait, en 1990, l’ouvrage dans une traduction française due à Nathalie Domb, non plus. Et voici enfin sa réédition.

L’essence du livre se résume ainsi. Les Gouskov vivent dans le village isolé d'Atamanovka, sur la rivière Angara, en Sibérie. Andreï épouse Nastiona (diminutif d’Anastasia), une orpheline, avec laquelle il vit quatre ans avant Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique pour les soviétiques. Ils n'ont pas d'enfants. La guerre s’éclate, Andreï et plusieurs autres jeunes hommes du village sont envoyés au front. Il y sert jusqu'à l'été 1944, où il est grièvement blessé et envoyé à l'hôpital de Novossibirsk. Convaincu qu'après sa convalescence, pour peu qu’il ne soit pas réformé, il aura du moins droit à quelques jours de permission, Andreï est bouleversé et déçu lorsqu'à l'automne, il est renvoyé au front. Pour passer au moins une journée avec sa famille, il s'enfuit de l'hôpital et se rend à Irkoutsk, mais après quelques jours il comprend qu'il n'aura pas le temps de faire ce qu’il souhaitait et que, d’ors et déjà, il a commis un acte de désertion. Se cachant de tout le monde, il parvient peu à peu à regagner son village natal, où il est déjà recherché. Dans le froid glacial de l'Épiphanie 1945, Andreï parvient secrètement à Atamanovka, où Nastiona l'accueille et devient complice du forfait en cachant à tous la désertion de son mari. Peu après, Nastiona se rend compte qu'elle est enceinte. Chassée de chez elle par les parents de son mari et rejetée par ses concitoyens, elle se noie dans l'Angara.

Voilà pour l'histoire. À présent, pourquoi rééditer ce livre à ce moment précis ? « Je n'ai pas de réponse à cette question ! », me répond avec le sourire Marko Despot, le responsable de la collection « La bibliothèque de Dimitri » aux Éditions Noir sur Blanc. « J'essaie simplement de rééditer des livres qui ont influencé ma propre vie à un moment donné. Et le roman de Valentin Raspoutine, que j'ai lu à 16 ou 17 ans, en fait partie. Je me souviens très bien à quel point j'ai été bouleversé par l'histoire de ce déserteur qui, selon les concepts soviétiques, a trahi sa patrie pour sauver sa vie. »

Un héros déserteur ? Impossible, surtout en 1974, en pleine période de stagnation brejnévienne ! En effet, l'acte novateur d’écrivain Raspoutine consistait à aborder un sujet jusqu'alors tabou et à se pencher sur les sentiments ressentis par un « traître» – car c'est ainsi que les déserteurs étaient perçus en Russie. Et ils le sont toujours. Cette innovation a valu au roman des éloges enthousiastes de la part de personnes (et d'auteurs) aussi différentes que Viktor Astafiev et Alexandre Soljenitsyne, de même que du poète ukrainien Vasyl Stus, qui lut le roman pendant sa détention dans la région de Magadan.

Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, en relisant le livre avec le recul des événements qui se sont produits depuis sa rédaction, ce qui semblait évident à première vue l’apparaît moins, et les accents se placent différemment. De fait, si l'on y regarde de plus près, il apparaît qu'Andreï Gouskov, qui s'est enfui de l'hôpital après quatre ans de guerre, n'est en rien un héros pour Valentin Raspoutine ; mon avis est qu’il est plutôt un anti-héros – donc en parfaite conformité avec la morale soviétique. Ce qui explique le Prix d’État.

Il ne faut pas tirer de parallèles entre cette guerre et la guerre actuelle, car ce sont deux guerres trop différentes. Et les déserteurs sont différents. Guskov ne s'est pas enfui pour des raisons humanitaires, idéologiques ou religieuses (« tu ne tueras point »), mais uniquement pour sauver sa peau. Sans se soucier le moins du monde du fait qu'il expose ainsi tous ses proches à la justice de son pays. Mais il n’y a pas que ça. Comment un homme qui bat sa femme parce qu'elle ne parvient pas à devenir enceinte peut-il susciter la sympathie ? (Il convient de rappeler, d'ailleurs, qu'à l'automne 1941, l'URSS avait instauré un impôt sur l'infécondité – impôt qui n'a été abrogé qu'en 1958 –, et qu'il n'existe toujours pas de loi contre les violences domestiques en Russie actuelle. Soyons juste: la Confédération avait promis aux victimes de violences domestiques un numéro d'appel pour demander de l’aide, le 142, en 2021 déjà. Mais quatre ans plus tard, ce numéro n'est toujours pas en service et les retards s'accumulent et la mise en service a été repoussée au 1er mai 2026.) Un homme qui, de plus, sur le chemin qui le mène vers « sa femme bien-aimée », ne dédaigne pas les relations avec Tania, une femme muette qui l'a recueilli à ses risques et périls, et qui ensuite rêve de la « tourmenter à plaisir, puis la prendre en pitié et la tourmenter de nouveau, elle supporterait tout et serait heureuse de la plus petite chose ». Oui, il reconnaît aussitôt qu'il « était indigne même de Tania », mais il est prêt à prendre ce péché sur sa conscience. Pourquoi ? Parce que « Tania était de toute façon blessée par le sort, on pouvait continuer à la blesser ». Une logique implacable, il n'y a rien à dire.

Gouskov ne se fait aucune illusion sur son propre avenir, ayant vu pendant la guerre des exécutions exemplaires sans jugement ni enquête. (« Andreï Gouskov le comprenait bien : le sort l’avait coincé dans une impasse. Devant lui, il y avait un certain parcours, très bref sans doute, au bout duquel il buterait contre un mur. Le retour en arrière n’était pas possible. Pas question. Et le fait même de ne pas pouvoir revenir sur ses pas dispensait Andreï de réflexions superflues. Il lui fallait vivre avec une seule pensée : advienne que pourra. »)

Cependant, Andreï n’a de la compassion que pour lui-même et justifie sa lâcheté par les circonstances – c'est-à-dire la guerre. « Je ne suis quand même pas un de ces salopards de Vlassov qui ont levé leurs armes contre les leurs. J’ai reculé devant la mort. Est-il possible qu’on n’en tienne pas compte ? Reculer devant la mort », répéta-t-il, satisfait de cette formule, et il s’extasia soudain : « Une telle guerre, et moi qui ai foutu le camp. Il faut le faire, bon sang ! » Non, l’auteur ne trouve pas son personnage sympathique, loin de là.

Angara
L'Angara, une rivière en Sibérie

Il en va autrement de Nastiona, qu'il ne faut pas se précipiter de comparer à la Katerina Kabanova de L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, même si leurs destins se ressemblent – les deux femmes finissent dans les fleuves, bien que différents. Le sort de Nastiona est typique de sa génération. « En 33, année de la grande famine, elle avait enterré sa mère dans leur village natal près d’Irkoutsk, et, pour éviter le même sort, Nastiona, âgée à l’époque de seize ans, pris sa petite sœur, Katia, qui en avait huit, et descendit le fleuve vers des villages, où, parait-il, la misère était moins grande. Leur père avait été tué encore avant, dans la première année trouble des kolkhozes, tué par erreur, disait-on. On en visait un autre, mais on n’avait jamais trouvé celui qui avait fait partir le coup ».

Voilà toute l'histoire. Le personnage de Nastiona rappelle celui de Varvara dans le film d'Andreï Smirnov Il était une fois une bonne femme : elle est animée par le même sentiment de désespoir. « De n’avoir pas d’enfant obligeait Nastiona à tout supporter. […]  Nastiona endurait. Il est dans l’habitude de la paysanne russe d’organiser sa vie une fois pour toutes et de supporter tout ce qui lui arrive. En plus, elle croyait être coupable de sa malchance. Une fois seulement, quand, au nombre de ses reproches, Andreï lui dit quelque chose de vraiment impossible à supporter, vexée, elle lui rétorqua qu’après tout on ne savait pas qui était en cause, elle ou lui, car elle n’avait pas essayé d’autres hommes. Il la battit comme plâtre. »

Ah, cette endurance infinie des femmes russes, cette éternelle disposition à entrer dans une maison en feu, à arrêter au galop le cheval proverbial de Nikolaï Nekrassov et, d'une manière générale, à se sacrifier ! Même pour un homme qui ne lui donne pas le bonheur et qui ne cache pas son approche purement utilitaire à son égard. Est-ce vraiment une qualité ? Il y a matière à réflexion, dans laquelle on plonge tout en lisant les magnifiques descriptions de la nature sibérienne chère à l'auteur, et tout en compatissant avec la traductrice : de nombreux mots sont inconnus même pour une russophone.

Ce livre suscite également d'autres réflexions liées à la personnalité de Valentin Raspoutine lui-même, qui s'est rendu célèbre non seulement en tant qu'écrivain écologiste, pour employer la terminologie moderne, ou en tant que défenseur actif du lac Baïkal. Ce n'est un secret pour personne qu'avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, Valentin Raspoutine a adopté une position systématiquement antilibérale : de la condamnation du magazine libéral Ogonyok dans les pages de Pravda en 1989 au soutien des actions du président Poutine à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine en 2014. En 1989, depuis la tribune du Premier congrès des députés du peuple, il déclarait : « Nous, Russes, considérons avec respect et compréhension les sentiments nationaux et les problèmes de tous les peuples et toutes les nationalités de notre pays, sans exception. Mais nous voulons que l'on nous comprenne aussi... ». En 2011, dans son livre Ces 20 années meurtrières, il a ouvertement reproché aux Juifs d’avoir fait de leur malheur national un business et a, au passage, critiqué la Suisse : « Les banques suisses, par crainte des Juifs, ont capitulé l'année dernière et seront contraintes de restituer l'argent dont les propriétaires sont décédés. » (Je n’ai pas besoin de vous rappeler la saga des « comptes non réclamés »). Valentin Raspoutine a également contribué à la création d'un journal orthodoxe et patriotique à Irkoutsk ; a pris la parole en faveur de Gennadi Ziouganov et du Parti communiste ; a publiquement exprimé son respect pour Staline ; a exigé des poursuites pénales contre les Pussy Riot... Raspoutine est décédé en 2015. Peut-on douter que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait soutenu la guerre actuelle, condamné ceux qui refusent d'y participer et reçu pour cela le Prix d’État ?

« Le crime et le génie étant deux choses incompatibles », écrit Pouchkine dans Mozart et Salieri. Il semble que ce soit l'un des rares cas où Alexandre Sergueïevitch se soit trompé. Valentin Raspoutine était-il un bon écrivain ? Sans aucun doute. Ses livres méritent-ils d'être lus ? Bien sûr. Mais en connaissant et en comprenant le contexte qui les a vu naître.

26.05.2025

Samedi dernier, les premiers résultats du prix littéraire « Dar » créé en Suisse il y a un peu moins d'un an ont été annoncés. Malheureusement, cette nouvelle qui semblait réjouissante a pris une tournure inattendue. Mais était-ce vraiment une surprise ?

En septembre 2024, je vous ai parlé du prix littéraire « Dar », qui consiste en une bourse pour la traduction en anglais, allemand et français, et qui a été créé par l'écrivain Mikhaïl Chichkine, résidant depuis longtemps en Suisse, en collaboration avec des slavistes suisses. Or voilà qu'à peine un an plus tard les lauréats de la première édition ont déjà été annoncés.

Douze auteurs, sélectionnés par un comité d'experts, ont participé au concours. Selon les nombreux membres du jury composé d'écrivains, de littéraires, de réalisateurs et de musiciens de renom, le premier prix a été décerné au livre de Maria Galina intitulé Près de la guerre. Odessa. Février 2022 – février 2023. Maria Galina est une écrivaine russo-ukrainienne. Née à Kalinine, en Russie, elle a ensuite vécu à Kiev, puis à Odessa, puis, depuis 1987, à Moscou. En 2021 elle a choisi de vivre à Odessa – pour « être avec son peuple », selon ses dires.

Concernant le vote des lecteurs, c'est le roman Le sourire de Shakti, de Sergueï Soloviev – né à Kiev, résidant à Munich et passionné par l’Inde –, qui a remporté le Prix du public.

« Le prix littéraire “Dar” félicite les lauréats et remercie tous ceux qui ont participé à l'organisation, au financement et au fonctionnement du Prix, ainsi qu'au vote des lecteurs ! Nous souhaitons bonne chance à tous les écrivains qui ont soumis leurs livres au concours et annonçons l'ouverture de la deuxième saison du prix le 1er septembre 2025 », ont écrit les organisateurs après l'annonce des résultats du vote.

Cependant, peu après la publication des résultats, il a été annoncé que Maria Galina avait refusé le prix. Voici le texte qu'elle a publié sur Facebook :
« Chers membres du jury, chers organisateurs ! Je vous remercie pour votre choix. Comme vous le savez, et comme je l'ai déjà écrit dans ma lettre ouverte, je souhaitais vivement que ce livre soit lu, et notamment par les personnes qui ont une influence. Cependant, je ne pense pas qu'en étant dans un pays bombardé par des missiles russes qui tuent des civils, je puisse, même sous cette forme, soutenir la langue et la culture qui sont officiellement devenues (et restent) l'une des raisons de l'attaque contre l'Ukraine, sous prétexte de la défendre. Hier encore, des missiles russes ont frappé Odessa. Des gens ont été tués. Cette nuit, Kiev a brûlé.
J'ai grandi, comme nous tous, dans la culture russe (je ne m'étendrai pas ici sur les raisons de la domination de la culture russe à Kiev et à Odessa), j'aime et je continue d'aimer ceux qui me sont chers. Mais malheureusement, l'agression russe contre l'Ukraine que je considère comme ma patrie m'a placée devant un choix difficile, mais c'est le mien. Nous sommes sans doute tous responsables du terrible revers subi par la langue et la culture russes, et nous en payons tous le prix, chacun à sa manière.
J'espérais vraiment ne pas avoir à écrire cela. Je regrette beaucoup que ce prix, qui était une bonne initiative, puisse involontairement devenir un scandale médiatique. Je sais que le lauréat a droit à des traductions en langues européennes, et j'aimerais beaucoup voir mon livre traduit dans ces langues. Ce n'est pas seulement la vanité normale d'un auteur, c'est aussi le désir de raconter aux gens le prix terrible que nous payons pour les ambitions politiques d'autrui. Mais peut-être que ma voix sera entendue malgré tout.
Je ne pense pas que le livre Près de la guerre possède des qualités littéraires exceptionnelles. Je pense que le choix du jury est plutôt motivé par des considérations politiques et, dans une certaine mesure, par la sympathie qu'il éprouve pour l'Ukraine. L'Ukraine a moins besoin de sympathie que d'une aide active, mais c'est une autre question. À mon avis, le jury a fait un choix politique. Mais tout choix politique dans le cadre d'un prix littéraire peut avoir des conséquences très diverses.
Je suis une personne très douce. J'ai toujours eu peur de blesser quelqu'un, de provoquer le mécontentement de quelqu'un. Mais j'observe et je continue d'observer comment la langue et la culture deviennent l'objet de manipulations politiques. De plus, la question linguistique est utilisée pour agiter la situation en Ukraine. C'est pourquoi je vais tout de même prendre le risque de mécontenter le jury et de renoncer au prix. Tout ce que je pense de la situation actuelle au sein de la culture russe se trouve dans ma lettre ouverte. Cette lettre est écrite en russe, c'est probablement l'une des rares occasions que j'ai de m'exprimer dans la langue qui a été la mienne pendant la majeure partie de ma vie. »
(Le texte complet de la lettre ouverte de Maria Galina, rédigée en ukrainien et en anglais, peut être lu sur le site du Prix "Dar".)

Mikhaïl Chichkine, pour sa part, après avoir félicité les lauréats, a expliqué sur Facebook qu'« il ne s'agit pas ici de “culture russe ” ni de “littérature russe”. Tous ces concepts appartiennent déjà au lexique historique. La langue russe n'appartient ni à la plus grande zone de la planète, ni à la racaille nazie sur le trône, ni à la mère patrie dont la bouche est remplie de cadavres. Ceux qui vivent et écrivent en russe en Ukraine, en Lituanie, en Israël, en Biélorussie, en Amérique et dans d'autres pays ne sont pas des “écrivains russes” et ne font pas de “littérature russe”. Ils vivent dans leur pays et font leur propre littérature. Et c'est ainsi que cela doit être dans un monde où ce n'est pas le “don de l'obéissance” qui règne, mais le don de la compréhension. La “littérature russe” est restée dans les manuels scolaires. Nous nous trouvons dans un nouvel espace culturel et historique de la littérature en langue russe. Je partage cet espace de notre culture mondiale avec les Juifs, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Polonais, les Américains, tous les peuples de la planète Terre pour qui cette langue, ma langue, est une forme de vie. C'est dans cet espace de libre création en langue russe que réside notre avenir. Notre langue est le dialecte russe de la dignité humaine. »

Il y a un an, en tant que rédactrice de Nasha Gazeta, j’ai soutenu la création de ce prix, et je ne regrette pas cette décision. Mais j'étais et je reste contre la politisation de la culture. Je peux comprendre Maria Galina. Mais je ne suis pas d’accord avec l'idée que la culture et la littérature russes sont mortes. Ne serait-ce que parce que les morts suscitent rarement autant d'émotions. Evidemment, tout cela est dû à la maudite guerre. Plus elle dure, plus le dialogue devient difficile, même entre personnes parlant la même langue. Le russe. Mais c'est précisément dans cette langue, et non dans un « dialecte », que Nasha Gazeta continuera à s'efforcer de maintenir un dialogue fragile, quoi que vital à mes yeux. Je ne sais pas combien de temps je vais encore tenir. 

Le jury du Prix « Dar » cherche une solution, une issue à cette situation triste mais prévisible. Dès qu'une décision sera prise, je vous en informerai.


 

22.05.2025
Pianiste Grigory Sokolov © Martin Fleck

L'agence Cæcilia termine la saison musicale en beauté : le 9 juin à Bâle et le 11 juin à Genève, les mélomanes suisses pourront assister à la prestation d'un pianiste hors pair, dont chaque concert est un événement.

J’ai pour la première fois entendu Grigory Sokolov jouer en direct en 2008 et n'ait compris qu'alors les lamentations de nombreuses personnes parmi mes connaissances pour qui cela reste un rêve : il faut vraiment voir ça ! Plus précisément, il n'est pas nécessaire de regarder fixement la scène, car il ne s'y passe pas grand-chose : un homme aux cheveux gris est assis dans la pénombre et joue pour lui-même. C'est de cette apparente simplicité que naît un miracle dont on ne peut ressentir l'impact qu'en étant dans la salle.

Depuis la création de Nasha Gazeta je suis les prestations de Grigory Sokolov en Suisse et attire l'attention de mes lecteurs sur celles-ci, regrettant seulement de ne pouvoir l'interviewer – j’aurais tant de choses à lui demander ! Le problème est qu'il ne donne jamais d'interview et, vivant depuis très longtemps en Italie, qu’il conserve une discrétion typiquement suisse : le maestro est une personne très peu publique : il ne fait pas de déclarations à la presse et ne fréquente pas les « mondanités »… aussi glamour soient-elles. Même son 75e anniversaire, le 18 avril dernier, est passé totalement inaperçu. Où donc était le monde de la musique ? L'absence de déclarations fracassantes ne signifie pas l'absence de positions de principe, qui sont bien connues dans le milieu musical et suscitent le respect de tous. L'engouement autour des concerts qu’il donne est également lié au fait qu'ils sont peu nombreux – pas plus de 70 à 80 par an –, et qu'ils ont lieu de préférence dans des églises plutôt que dans de grandes salles.

Depuis ses premières années passées à Leningrad, depuis son premier concert solo à l'âge de 12 ans, son Premier prix au IIIe Concours international Tchaïkovski – ce qui n'aurait peut-être pas été le cas si Emil Gilels n'avait pas posé comme condition à sa présidence du jury la participation d'un garçon n’ayant pas atteint 16 ans, l’âge requis par le règlement ! – et, par la suite, toute sa vie durant, d'abord en semi-exil en URSS, puis dans les meilleures salles de concert du monde, Grigory Sokolov se consacre à la musique. Et à rien d'autre.

Le programme du prochain concert promet d'être une révélation non seulement pour les « simples mortels » parmi les auditeurs, mais aussi pour de nombreux professionnels.

Dans la première partie, Grigory Sokolov proposera de voyager dans la seconde moitié du XVIe siècle, période de l'apogée de la créativité de William Byrd (1543-1623), le compositeur le plus important et le plus polyvalent de l'époque élisabéthaine, comme on peut le lire dans n'importe quel ouvrage de référence.

Au début de sa carrière, Byrd était organiste à la cathédrale de Lincoln, où il composait une musique simple pour la liturgie anglicane locale. À partir de 1572, devenu membre (« gentleman ») de la Chapelle royale de Londres, il se rapprocha de la cour d'Élisabeth Ire. La première publication de Byrd parut en 1575 dans le recueil intitulé Cantiones quae ab argumento sacrae vocantur – recueil dans lequel il composa dix-sept motets sacrés en latin dédiés à la reine.

Issu vraisemblablement d'une famille protestante, Byrd devint un catholique de plus en plus fervent au cours des années 1570. À Harley, dans la banlieue ouest de Londres où il vécut de 1577 à 1592, sa femme, puis lui-même furent inscrits sur la liste noire des « récusants », personnes refusant d'assister aux offices protestants. Selon les musicologues contemporains, cela se refléta dans son œuvre : dans les 50 motets latins qu'il composa à cette époque, Byrd choisit délibérément des textes bibliques qui racontent la persécution des élus, la captivité à Babylone et en Égypte et la délivrance tant attendue de l'oppression.

En 1593, Byrd s'installe dans le petit village de Stondon Massey, dans l'Essex. Sous la protection du seigneur local (catholique) John Peter, il peut assister en toute sécurité aux offices catholiques donnés dans ses domaines. C'est là, entre 1593 et 1595 environ, qu'il composa, selon les spécialistes, ses plus belles œuvres de musique sacrée.

Byrd est considéré comme le fondateur de l'école anglaise dite virginaliste, nom donné aux compositeurs anglais des XVIe et XVIIe siècles qui écrivaient pour le virginal, un instrument de musique à cordes à clavier, ancienne variante anglaise du spinet, lui-même une variante du clavecin. La musique pour clavier que Byrd a commencé à composer au milieu des années 1570 a été incluse dans deux célèbres recueils manuscrits : « Le Livre de virginal de Fitzwilliam » et le « Livre de Milady Neville » (My Ladye Nevells Booke, 1591), entièrement constituée de sa musique.

Après la Conspiration des Poudres de 1605, une tentative manquée d'assassinat du roi Jacques Ier d'Angleterre ourdie par un groupe de conspirateurs pendant la lutte contre le catholicisme, certaines compositions de Byrd furent interdites en Angleterre sous peine d'emprisonnement.

Peut-on supposer que le pianiste russe Grigory Sokolov, si loin qu’il se tienne de la politique, n’a pas choisi « par hasard » de remettre au goût du jour la musique de William Byrd, un compositeur persécuté pour ces opinions ?

14.05.2025

L’idée derrière la création, en 2007, de NashaGazeta.ch était celle d’une plateforme qui réunirait les russophones de toute la Suisse (et d’ailleurs) pour leur expliquer les lois et les mœurs helvétiques – ceci en sorte de faciliter leur intégration. Je suis ravie que 18 ans plus tard, et malgré tous les cataclysmes que nous avons vécus, notre lectorat compte toujours les ressortissants de toutes les ex-républiques soviétiques qui se tournent naturellement vers nous pour présenter leurs projets. Mais ici, par les temps qui courent, une précision s’impose : pareille initiative ne me fait pas plaisir en vertu d’une vision impérialiste qui serait mienne, mais parce que nous avons un passé commun… et que je n’aime pas les amnésiques !

Et voilà donc que le 18 mai la pianiste suisse-arménienne Sona Igityan se produira à l'Athénée de Genève. Elle a décidé de présenter au public genevois l’œuvre d'Arno Babajanyan, un compositeur très populaire en URSS mais presque inconnu ailleurs. Parallèlement, elle prépare l’imminente sortie d'un disque regroupant l'ensemble des œuvres pour piano de Babajanyan qu'elle a enregistrées. Voici ce qu’elle m’a raconté.

Sona, c'est la première fois que je vous présente à nos lecteurs ; alors parlez-moi un peu de vous. D'après ce que je sais, vous êtes née et avez grandi dans une famille d’artistes...

Oui, je suis née et j'ai grandi à Erevan. Mon père est un architecte bien connu en Arménie ; son frère, lui, était un historien de l'art ayant participé à la création de deux musées à Erevan : le premier Musée d'art moderne de l'URSS et ce qui, à l’époque, a constitué la première galerie pour enfants au monde – galerie sur la base de laquelle le Centre national d'esthétique d'Arménie a été créé en 1978. Aujourd'hui, ce centre porte le nom d'Henrik Igityan, mon oncle.

Cependant, vous vous êtes orientée vers la musique et non vers les beaux-arts. Était-ce votre désir ou vos parents vous ont-ils quelque peu forcée la main ?

Autant que je me souvienne, lorsque je voyais un piano quelque part, je me précipitais dessus. Mais j'ai aussi bénéficié du soutien de mes parents : à leur époque, tous deux avaient rêvé de faire de la musique et j’ai en quelque sorte incarné ce rêve.

Comment avez-vous atterri en Suisse ?

Cinq ans après avoir obtenu mon diplôme au Conservatoire Komitas d'Erevan, je suis simplement venue passer un examen à Genève. A cette époque – la seconde moitié des années 1990 –, beaucoup de musiciens de l’ancienne URSS partaient de chez eux, car nous vivions alors un tournant dans notre ancien pays : le début de la période post-soviétique. Cela dit, je pense aussi que la deuxième formation que j'ai reçue ici a représenté un excellent complément à la première ; une fusion de deux écoles – ou plutôt de deux visions du monde musical. Ce qui est à l'avantage d'un musicien. L'école russe est plus axée sur la préparation physique – la capacité à contrôler son corps – qui apporte à l’art beaucoup d'intuition. Tandis qu’ici, on prend davantage en compte la réflexion, ce qui, je pense, manque un peu à mes ex-compatriotes. Je pense donc qu'une combinaison de ces deux approches est tout simplement nécessaire.

Ce n'est un secret pour personne qu'il est très difficile pour un musicien de faire carrière. Et plus encore quand on vient d'un autre pays, car les diplômes ne sont pas une garantie de succès. Comment cela s'est passé pour vous ?

Vous avez tout à fait raison : un diplôme ne garantit rien, surtout un diplôme étranger et qui, en outre, n’est pas un diplôme européen. Cependant, même un diplôme suisse – j'ai moi-même deux masters – n'est pas beaucoup plus « utile » ; il n'est pas facile de trouver un emploi. J'ai pour ainsi dire le statut d'artiste indépendant, je ne dispose pas d'agent, j'organise tout moi-même. Tout cela est très difficile, même si on laisse de côté l'aspect financier. Cependant, malgré la grande concurrence, il y a en quelque sorte de la place pour tout le monde.

Le prochain concert à Genève, organisé par l'association Amalthea, n'est pas pour vous le premier. Pourriez-vous commenter le programme ?

J'en serais ravie ! Ce concert d'une quarantaine de minutes débutera par la Partita de Bach. Bien que mon créneau, pour ainsi dire, consiste en des œuvres de compositeurs du début et du milieu du XXe siècle, Bach est intemporel et toujours contemporain. Ensuite, je jouerai des œuvres d'Arno Babajanyan : la Sonate polyphonique et le Poème.

Si je ne me trompe pas, le Poème a été inclus dans le programme obligatoire du concours Tchaïkovski en 1966… [Actuellement ce concours est exclu de la Fédération internationale – N.S.]

Vous ne vous trompez pas ! D'ailleurs, il a été écrit spécifiquement dans ce but – Babajanyan a participé au concours organisé à l’époque et l'a remporté. Cependant, son œuvre pour piano la plus célèbre est probablement le cycle des Six Tableaux.

Arno
Arno Babajanyan (1921-1983)

 Le choix des œuvres de Babajanyan pour le programme du concert est une démarche audacieuse de votre part, car on sait que le public genevois est gâté et a des goûts assez traditionnels ; il n'est donc pas évident d'attirer son attention sur un compositeur peu connu, de la période soviétique. Qu'est-ce qui vous a motivé ?

J'avoue que je n'y ai pas même pensé. La première motivation est sans doute que j'adore tout simplement cet homme. Mon père était très proche de lui et avait même quelque chose à voir avec les Six Tableaux. Je joue la musique d'Arno Babajanyan depuis longtemps, et l'idée d'enregistrer l’intégrale de ses œuvres pour piano solo n'est pas nouvelle, mais je n'ai jamais eu le temps de le faire. Je voulais réaliser ce disque en sorte qu’il coïncide avec son centenaire, en 2021, toutefois la pandémie de coronavirus m'en a empêchée. Le fait qu’il s’agisse d’un compositeur moins connu ne m’effraye pas. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de constater l'accueil chaleureux que le public réserve à ses œuvres : dans les programmes d'œuvres de différents compositeurs, c'est lui qui suscite les meilleures réactions.

En même temps, vous conviendrez que même en URSS Babajanyan était beaucoup plus connu en tant qu'auteur-compositeur : ses chansons sur des poèmes de Ievgueni Ievtouchenko, Andreï Voznesenski et beaucoup d'autres poètes de qualité étaient chantées dans tout le pays. Vous qui connaissez si bien les œuvres d'Arno Babajanyan, avez-vous l'impression que la musique pop « l'emporte » sur les classiques ?

Cette question se pose toujours lorsqu'on parle de Babajanyan. En effet, il a criminellement peu écrit pour le répertoire classique, académique, mais ce peu qu'il a écrit est si beau qu'à mon avis, il l'emporte sur la musique pop. Tout le monde regrette qu'il se soit laissé aller au genre dit léger, mais chacun a sa façon de faire, et les chansons étaient vraiment merveilleuses. Elles sont encore chantées.

Parlons maintenant de ce disque. Au fil de notre génération, les disques vinyles sont d'abord passés de mode avant d’y revenir, puis ça a été le tour des disques compacts, qui ne sont plus écoutés par beaucoup de gens car presque tout est disponible sur support numérique. Pourquoi avez-vous tout de même décidé de produire ce disque ?

Je voulais qu'un enregistrement de qualité de ses œuvres soit conservé sous une forme physique et tangible. J'ai été très heureuse lorsque la très respectée marque suisse Claves s'est intéressée à ma proposition. Ensuite, j'ai dû trouver des fonds, préparer, organiser tout cela... Ce n'est pas Melodiya de l'époque soviétique.

Je sais que vous avez réalisé l'enregistrement sur un piano à queue Fazioli, une firme respectée par de nombreux professionnels mais peu connue du grand public.

Ma relation avec cette firme a débuté il y a une dizaine d'années, lorsque mon mari et moi avons commencé à chercher un instrument professionnel pour moi. Comme tout le monde, nous avons pensé à Steinway, mais nous avons aussi essayé Bechstein, Bluthner, Yamaha et Bosendorfer. Je ne connaissais Fazioli que par ouï-dire et par le disque d'un de mes amis. Leurs pianos modernes restent rares. Finalement, nous sommes tombés sur un homme qui vendait un piano à queue en excellent état pour la moitié de son prix. Je me permets de faire une déclaration audacieuse, mais j'ai eu une expérience avec un Steinway qui ne m'a pas donné entière satisfaction. Là, par contre, dès que j'ai touché les touches de ce Fazioli, tous mes doutes sont tombés – c'était ce que je cherchais. Je suis sûr que si Babajanyan était encore en vie, le Fazioli serait son instrument préféré ! Lorsque j'ai eu l'idée de ce disque et que j'en ai fait part à Paolo Fazioli, le pianiste et ingénieur italien qui a fondé la société en 1981, il m'a immédiatement proposé d'effectuer l'enregistrement dans la salle de sa société – c'était absolument merveilleux !

Moudon
Eglise de Moudon ©MyVaud.ch

À ma connaissance, sans disposer d'agent, vous organisez des concerts non seulement pour vous, mais aussi pour vos collègues – ceci dans le cadre d'un petit festival que vous avez créé....

J'essaie ! Le festival s'appelle PianoFest de Moudon, du nom de la ville du canton de Vaud où je vis depuis huit ans. Le festival est consacré à la musique du XXe siècle. La première édition a eu lieu en 2021. Cette année, début septembre, il y en aura une troisième, axée sur mon disque de Babajanian. Depuis ses débuts, le projet est soutenu par la municipalité de Moudon, et les concerts ont lieu dans la magnifique église réformée Saint-Etienne, la plus grande du canton après la cathédrale de Lausanne. Cette année, nous offrirons la première exécution d'une œuvre pour piano « normal », acoustique et virtuel du compositeur suisse André Decoster. Nous présenterons également un jeune talent et nous honorerons la mémoire de Ravel, dont nous célébrons cette année le 150e anniversaire de la naissance. Alors, venez nombreux !

Je ne doute pas que certains de nos lecteurs mélomanes répondront à votre invitation. Mais revenons à Arno Babajanyan. De nos jours, il est de bon ton de rejeter tout ce qui est « soviétique », et parfois, comme le dit le proverbe français, on a tendance à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». D'après ce que j'ai pu moi-même constater et ce que j'ai lu sous la plume de différentes personnes, le centenaire d’Arno Babajanyan n'a pas été célébré comme il se doit en Arménie. Même en Russie, il semble d’y avoir eu davantage d'« événements jubilaires ». Il n'y a toujours pas de musée Babajanyan, bien qu'il y ait eu des discussions à ce sujet. Comment expliquez-vous cela ?

Je partage entièrement votre sentiment ; son jubilé était – disons – modeste. C'est un sujet très douloureux pour moi, et pas seulement pour moi. Bien sûr, les Arméniens, comme tous les habitants d'autres petits États, aimeraient que leurs gouvernements soutiennent davantage leurs artistes ; qu'ils comprennent l'importance de la culture… surtout lorsqu'il n'y a pas d'autres ressources. Quand les dirigeants s'en rendent compte, c’est merveilleux, mais c'est rarement le cas.

Je ne puis qu'espérer que, grâce à votre prochain concert puis à votre disque, Arno Babajanyan sera désormais mieux connu en Occident. Ce n'est pas pour rien qu'on dit que « nul n’est prophète en son pays », et il arrive que ses talents ne commencent à être appréciés qu'après avoir été reconnus à l'étranger.

P.S. En guise d'une prélude je vous propose d'écouter ce "Capriccio" composé par Arno Babajanyan en 1952, interprété par Sona Igityan. 

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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