Deux musées ont décidé de marquer par des expositions le centenaire du bref séjour en Suisse de l'un des représentants les plus éminents de l'avant-garde russe.
Toutes les occasions sont bonnes pour rappeler l’existence d’un homme de talent, et voilà qu'en l'absence de dates anniversaire classiques, des conservateurs suisses ont décidé de célébrer le centenaire du séjour au Tessin d'El Lissitzky (1890-1941) en 1924 et 1925. De le célébrer de différentes manières. Alors que l'exposition prévue en septembre au Museo Villa dei Cedri à Bellinzone sera principalement consacrée au thème « Lissitzky et la Suisse », le Musée d’Art et d’Histoire de Genève met l'accent sur sa propre collection d'avant-garde russe, regroupée temporairement – jusqu'au 7 septembre – dans plusieurs salles. Il n'est pas facile de trouver ces œuvres : il faut monter au deuxième étage, tourner à droite, puis encore à droite, et seulement là... Selon le livret du musée, « l'exposition au MAH questionne les différentes facettes de cette avant-garde, avec l’épuration des formes, propres à El Lissitzky, en opposition à une gestuelle plus expressionniste chez Olga Rozanova (1886-1918), autre artiste représentative de l’avant-garde russe. Tous deux se distancient de leur “maître” Kazimir Malevitch (1873-1935), créateur du suprématisme ».
L’exposition est accompagnée de panneaux explicatifs très instructifs, auxquels je n’ai que peu de choses à rajouter.
Il convient avant tout de noter que la collection d'avant-garde du MAH s'appelle officiellement « Fonds russe et hongrois d'avant-garde » et compte environ 400 œuvres de 30 artistes. Elle a été constituée à partir de zéro, pratiquement « à partir de rien », par une seule personne : Rainer Mason, conservateur du Cabinet des estampes du MAH de 1979 à 2005. C'est grâce à lui que le musée a mené des recherches sur l'art de cette période et organisé des colloques et expositions, dont la dernière a eu lieu en 2005. À l'occasion de l'exposition à Bellinzone, un album intitulé Looking for Lissitzky. El Lissitzky une die Schweiz (1919-1929) – album consacré aux œuvres de l'artiste conservées dans les collections du Musée d'art et d'histoire de Genève, du Musée des Beaux-Arts de Bâle et dans la collection graphique de l'École polytechnique fédérale de Zurich (soit dans les trois plus grandes collections d'avant-garde russe en Suisse) – s’apprête, lui, à voir le jour.
Puisque c'est Lissitzky qui est à l'origine de l'exposition, commençons par lui. Je ne retracerai pas ici l’ensemble de sa biographie, accessible dans plusieurs sources disponible online. Je rappellerai juste que Lazar Mordukhovich Lissitzky est né à Potchinok, un shtetl, une petite communauté juive, à 50 km de Smolesk, le 23 novembre 1890, et qu’il est mort à Moscou le 30 décembre 1941. Il signait ses illustrations en yiddish, sous le nom de Leizer (Eliezer) Lisitzky — אליעזר ליסיצקי. Comme beaucoup de Juifs de la Russie impériale, soumis à un système de quotas et d'interdiction à l'Université, il part faire ses études en Allemagne, à la Technische Hochschule de Darmstadt, et devient diplômé d'architecture en 1915, tout en voyageant à travers l'Europe de 1909 à 1914 (dont un séjour à Paris et 1 200 km à pied en Italie où il croque architecture et paysages). On sait que Lazar Lissitzky a pris le nom d'El Lissitzky en 1920 (El – comme la première lettre dans Lazar), mais on ignore quand il a changé son patronyme, passant de Mordukhovitch à Markovitch.

L'exposition présente une série des célèbres prouns de Lissitzky. Ce mot a été inventé par l'artiste lui-même pour désigner le nouveau système artistique qu'il a créé et qui combine l'idée de la planéité géométrique avec les lois de la construction constructive de la forme volumétrique. On remarque la proximité lexicale et sémantique entre les concepts de « proun » et « proum » – un mot inventé par poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922) et interprété par lui comme « pénétration dans le futur », bien qu'il s'agisse probablement d'une coïncidence due à l'orientation commune de la pensée artistique d'avant-garde.
L'idée plastique du proun est née à la fin de l'année 1919, et le terme a été inventé à l'automne 1920. Il est associé à l'UNOVIS (« Les affirmateurs du nouvel art »), un groupe artistique d'avant-garde créé par Malevitch à Vitebsk et dont l'emblème était son Carré noir. En été 1919, Marc Chagall invita Lissitzky dans sa ville natale de Vitebsk afin d’y dispenser un cours sur l'architecture et la lithographie. C'est là que Lazar rejoignit l'UNOVIS et se concentra sur les prouns. La série de 11 lithographies de prouns présentée à l'exposition de Genève est particulièrement précieuse, car elle reflète la transition de l'esthétique suprématiste bidimensionnelle de Malevitch à l'esthétique tridimensionnelle de Lissitzki. Le musée de Genève a acquis cette série de Georges Kostakis (1912-1990), l'un des plus grands collectionneurs d'art d'avant-garde russe ; il s'agit de l'une des cinq séries complètes connues à ce jour.

L'Autoportrait d'El Lissitzky, réalisé dans les années 1920, lorsque l'artiste s'intéressait à la photographie et au photomontage, est également intéressant. Les commissaires expliquent que ce portrait ressemble à celui connu sous le nom de Constructeur, peint en 1924, précisément pendant le séjour de l'artiste en Italie, et dont le tirage est conservé au MoMA de New York. Mais il existe également des différences notables entre les deux. Sur l'autoportrait prêté au musée genevois par les collectionneurs Crispini, l'artiste s'est représenté avec la tête bandée, un compas et les inscriptions « Londres », « Paris » et « Berlin » – symboles de la vie urbaine. On peut voir dans cette image une allusion à la vulnérabilité du corps humain et un rappel au fait que El Lissitzky séjournait au Tessin pour des raisons médicales – à l’époque, il était déjà atteint de tuberculose.
La section de l'exposition consacrée au Nid de canard... des mauvais mots, un recueil de poèmes d'Alexeï Kroutchenykh illustrés par Olga Rozanova, mérite, elle aussi, une attention particulière. Le recueil a été publié pour la première fois par les éditions A. Kroutchenykh EUY, grâce au soutien financier des frères Kuzmin et S.D. Dolinsky, et imprimé par l'imprimerie Svet de Saint-Pétersbourg en 1913 – ceci à 500 exemplaires. Le musée genevois présente plusieurs illustrations (avec ou sans les textes de Kroutchenykh) de cette édition, ainsi que d'autres éditions dont certains exemplaires ont été partiellement ou entièrement colorisés à la main par Olga Rozanova, qui est entrée dans l'histoire de l'art comme « l'Amazone » de l'avant-garde russe. À noter: les exemplaires « ordinaires » étaient vendus 40 kopecks, les exemplaires colorés 2 roubles.

La peintre et graphiste Olga Vladimirovna Rozanova (1886-1918) a d'abord étudié à l'École des arts appliqués Stroganov de Moscou, puis à l'école d'art fondée par Elizaveta Zvantseva (1864-1921) à Saint-Pétersbourg, là où enseignaient alors Mstislav Doboujinski et Kouzma Petrov-Vodkine, puis à Paris. En 1910, elle devint l'un des membres les plus actifs de l'Union de la jeunesse, un groupe de trente artistes russes d'avant-garde, dont Malevitch. C'est à cette époque qu'elle fit la connaissance d'Alexeï Kroutchenykh (1886-1968), ce poète futuriste né à Kherson et qui introduisit dans la poésie le « zaum », c'est-à-dire un langage abstrait, sans objet, purifié de la « saleté de la vie quotidienne ». En 1912, elle l'épousa et illustra 19 de ses livres. En 1917, après la révolution de février, Rozanova fut élue membre du Collège de l'Union professionnelle des artistes peintres de Moscou et travailla « pour une patate » à l'Union des villes. Après la révolution d'Octobre 1917, elle écrit dans le journal Anarchie et participe – en tant que brodeuse de bannières – à la décoration de Moscou pour la fête du 1er mai. Le 22 juin 1918, elle est nommée responsable de la sous-division de l'industrie artistique du Département des arts plastiques. Elle a participé à la décoration de Moscou pour l'anniversaire de la révolution. Le 7 novembre 1918, Olga Rozanova est morte de la diphtérie à l'hôpital Soldaténkovski de Moscou (aujourd'hui l'hôpital Botkinskaïa) et a été enterrée au couvent Novodevitchy, à côté d'Anton Tchekhov. À l’occasion de ses funérailles, Kazimir Malevitch et Ivan Klun réalisaient un drapeau suprématiste de deuil. Après le transfert de la tombe de Tchekhov, la sépulture de Rozanova a disparu.

En 1913, l'artiste d'avant-garde Vera Ermolayeva (1893-1937), fusillée le 26 septembre 1937 dans un camp près de Karaganda pour « activités antisoviétiques se traduisant par la propagande d'idées antisoviétiques et la tentative d'organiser autour d'elle une intelligentsia antisoviétique » et réhabilitée en 1989, a dirigé à Vitebsk la mise en scène de l'opéra futuriste La Victoire sur le soleil, écrit par Alexeï Kroutchenykh sur une musique du compositeur Mikhaïl Matyushine (1861-1934). Les décors et les costumes de la mise en scène ont été réalisés par les élèves de l'école d'art de la ville. En 1920-1921, El Lissitzky a réalisé une série d'esquisses dans lesquelles il a développé un projet de performance électromécanique – représentation utopique de la vie future. En 1923, à Hanovre, il a constitué un portfolio, dont l'une des esquisses est présentée dans l'exposition genevoise et dans laquelle il donne sa lecture de cet opéra pré-révolutionnaire. Il a notamment représenté les personnages sous l’aspect de formes géométriques suprématistes. « On ignore toutefois si Lissitzky s'est basé sur des dessins originaux de Malevitch ou s'il les a réinterprétés dans un style cubo-suprématiste en hommage à son maître », indiquent les commissaires de l'exposition. Évidemment, moi aussi je l’ignore, mais on considère généralement que c'est précisément La Victoire sur le soleil qui a poussé Malevitch à réfléchir au suprématisme qu’il éleva au rang de principe la pureté des formes, libérées de tout symbolisme (carré, cercle, croix). Le concept de ce nouvel art, que Kazimir Malevitch a appelé « nouveau réalisme pictural », a été exposé en 1916 dans la brochure Du cubisme et du futurisme au suprématisme, dont un exemplaire est également présenté à l'exposition.

Il me reste à ajouter que certaines esquisses du Victoire sur le soleil sont présentées sur le site du Musée Russe de Saint-Pétersbourg. Une mise en scène contemporaine de l'opéra futuriste par le Centre Stas Namin, à Moscou, a été présentée en 2015 dans le cadre de Art Basel. J’y étais. Good old days.
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