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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

16.07.2025
Photo © N. Sikorsky

Souvenez-vous, il y a un mois je vous parlais de l’exposition d’El Lissitzky actuellement en vue au Musée d’art de l’histoire de Genève (MAH). Vous avez été plus de six mille à lire ce texte, et ce manifeste intérêt me fait chaud au cœur. J’ai donc trouvé opportun et important de vous présenter la personne à qui l'on doit ce « Fonds russe et hongrois d'avant-garde »:  Rainer Michael Mason, conservateur du Cabinet des estampes du MAH de 1979 à 2005.
 
Rainer Michael Mason, né à Hambourg en 1943, vit – selon ses propres dire – à Genève « depuis d’innombrables années »; plus précisément depuis 1944. Historien de l’art, il est conservateur honoraire des estampes in partibus infidelium – de nouveau selon ses propres dire. Auteur de vingt-et-une expositions « russes »; plus une en préparation. Je l’avais rencontré pour la première fois il y a très longtemps (mais bien après 1944, tout de même) et ai suivi depuis, à distance, ses projets – y compris l’exposition des œuvres d’un artiste Suisse Markus Raetz à la Fondation Jan Michalski, en 2022. 
 
J’ai été ravie de l’avoir retrouvé à l’ombre des platanes genevois pour lui parler des « miens ».
 
D’où vient votre intérêt pour la culture russe ?
                 Sans doute, c’est d’assez ancienne date, dans ma jeunesse, que la culture russe s’est manifestée à moi, ‒ littérature et musique. La légende du Grand Inquisiteur, dans Les frères Karamazov de Dostoïevski (dans la traduction de Rudolf Kassner) est, dirai-je, mon plus vieux souvenir. Telle symphonie de Tchaïkovski (la quatrième !) et l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette m’ont très tôt accompagné.

Stepanova
Varvara Stepanova (1894-1958) Sans titre, 1919 linogravure en noir, sur vélin de librairie fin, monté sur papier gris chiné; 157 x 131 / 164 x 137 / 250 x 187 mm Genève, Cabinet des estampes, inv. E 2005/9 (don du Cercle des Estampes)


Quand avez-vous découvert l’avant-garde ?
Mon intérêt pour l’avant-garde russe remonte à décembre 1970, à la faveur d’une présentation à la galerie Jean Chauvelin, place de Fürstenberg, à Paris, de dessins de Kazimir Malevitch (parmi lesquels vraisemblablement quelques faux, comme on devait le comprendre plus tard). 
           En septembre 1977, mon intérêt a été réalarmé par une visite à la galerie Gmurzynska, à Cologne, qui joua un rôle majeur dans l’introduction de l’avant-garde russe en Occident et qui montrait ce qui restait de son exposition Die Kunstismen in Russland / The Isms of Art in Russia. 
           Jeune assistant-conservateur au Cabinet des estampes, j’ai eu à assurer à l’été 1978 la coordination locale et l’accrochage de l’exposition au Musée Rath, à Genève, de l’exposition Tendances constructivistes au XXe siècle · Collection Mc Crory Corporation New York (reprise de Paris 1977). Des artistes russes en faisaient partie.
           Dans l’hiver 1978‒1979, Charles Goerg (1932-1993), mon patron au Cabinet des estampes, dont je repris la direction en novembre 1979, m’avait laissé faire quelques modestes acquisitions : une linogravure d’Alexandre Rodtchenko (1919), une linogravure d’Ivan Puni (1922). Dès 1980, avec El Lissitzky (une planche de la Figurinenmappe de 1923), j’ai poursuivi les achats, selon les possibilités offertes ‒ ou provoquées. 
 
Parmi tous les autres genres et époques dont vous êtes expert, qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans ce mouvement ?
           Les « Russes », dirais-je aujourd’hui, ont offert l’exemple de la création d’un art véritablement neuf, fondé à la fois sur une inventivité incroyable et sur une connaissance fine de ce qui se faisait ailleurs, à Paris comme à Berlin. Rappelons, en renvoyant au onzième des Bauhausbücher, consacré à Malevitch, Die gegen­standslose Welt (1927), que le suprématisme est né d’une lecture de Cézanne et du cubisme, en dehors de toute visée imitative. Les Russes surent traduire le regard sur le monde dans une « non objectalité » (Ungegenständlichkeit) exceptionnellement riche en solutions formelles, en présence plastique. 
           Si l’un des courants de l’avant-garde russe fut celui très altier du suprématisme et du constructivisme (les esprits occidentaux éveillés par l’art minimal des années 1960 y furent bien sûr réceptifs), l’autre volet, issu du néo-primitivisme, du cubo-futurisme, voire de l’expressionnisme, mais surtout des impulsions (linguistiques) du svig, du zaum’ et du lubok, prit sous la main d’Ol'ga Rozanova (1886‒1918) et d’Aleksej Kruchenykh (1886‒1968) un tour aussi libre et gestuel que coloré (voir Utinoe gnezdyshko… durnykh’’ slov’, 1913, et Te li le, 1914).
           Tant de rigueur et d’autonomie me stupéfiaient. 
Gubar
Anonyme [?: Nikolaj Suetin (1897-1954)] Ex-libris Gubar, [?: 1922] zincographie en noir et rouge, sur papier gommé; 53 x 45/62 x 52 mm Genève, Cabinet des estampes, inv. E 90/1 (don RMM)  

 
Vous avez étudié cette période en profondeur et avez fait quelques découverts remarquables… En direz-vous quelques mots ?
           La création artistique n’aboutit pas seulement à une proposition formelle, elle se concrétise aussi dans un objet dont la matérialité et la technique mise en œuvre comptent. N’étant pas russophone (je n’ai fait que du grec ancien) et étant donc éloigné de nombre de textes et d’informations originelles, me trouvant (surtout au début des années 1980) devant un corpus d’artistes encore peu ou pas étudiés, mon métier de conservateur d’estampes me tournait cependant vers une prise en compte « réaliste » ou factuelle des objets collectionnés. 
           Je me suis, par exemple, avisé de ce que la couverture d’un opuscule de Nikolaj Punin ("Pervyj cikl lekcij, chitannykh na kratkosrochnykh kursakh dlja uchitelej risovanija" · Sovremennoe iskusstvo, 1920) était communément (et commodément !) déclarée lithographie de Malevitch, alors qu’elle n’est qu’une impres­sion typographique, en quatre passages de couleur, au moyen de clichés trait, appelés aussi clichés zinc. 
          Une question d’une autre portée m’a happé, celle de l’authorship de La guer­re universelle ("Vselenskaja vojna", 1916), stupéfiante suite de collages sur papier bleu – aimablement, obstinément donnée à Rozanova (par exemple dans la collection Costakis, 1981), alors qu’il m’apparut bientôt (1988) que l’auteur n’en pouvait être que Kruchenykh. Cette attribution est désor­mais unanime­ment acceptée (Susan Compton a bien voulu me suivre en 1990 et 1992). [ Susan Compton est une historien d'art britannique, spécialiste du XXème siècle – N.S.]
 
Les œuvres russes du début du XXe siècle ont souvent fait objet des fraudes. Pourquoi, à votre avis ? Et Genève n’a pas été épargnée … 
           La raison des falsifications est assez simple : quand il y a un marché (ce fut le cas dès le milieu des années 1970 pour l’avant-garde russe), on fabrique ce qui est demandé (d’autant que les paramètres d’une époque, d’un style, d’une école, d’un artiste sont mal connus). Cela n’a pas changé – ne changera pas.
           Assez récemment (23.X.2024 ‒21.II.2025) le Bloomberg Center de la John Hopkins University, à Washington D.C exposait innocemment (et reproduisait en couverture de son catalogue) un jeu absolument faux (autant que trois autres, dont l’un est conservé à Genève à titre documentaire) de la série des magnifiques 6 gravjur’’ en couleur de Ljubov Popova (1917), dont je ne connais que deux jeux authentiques (au Cabinet des estampes, à Genève [ex-Costakis] et au MoMA, à New York). 
           Vous parlez de Genève. Vous faites donc référence aux « pastels de Larionov » présentés en dehors de toute participation et/ou connaissance de ma part au Musée Rath, à Genève, en 1988. Dante : Guarda e passa !
Popova
Ljubov Popova (1889-1924) Sans titre | 6 gravures [6 gravjur’’]), 1917 (variante du frontispice de la suite) linogravure, 306 x 230 / 350 x 255 mm Genève, Cabinet des estampes, inv. E 94/433 (dépôt de la Fondation Jean-Louis Prevost)

 
Comment l’idée vous est-elle venue de commencer la collection de l’avant-garde, le Fonds, et pourquoi « mixer » la Russie et la Hongrie ? 
           Les raisons d’être d’un musée sont de collectionner, d’étudier, de présenter. La Suisse, dans les années 1970‒1980 se disait volontiers le pays de l’art concret et/ou constructiviste (Max Bill, Camille Graeser, Verena Loewensberg, Richard Paul Lohse, etc.). Or les sources historiques de cette tendance étaient peu ou pas désignées. Je me suis donc lancé.
           Au tournant des années 1980 (et suivantes), il était encore possible – économiquement – d’acheter des pièces (estampes, publications d’artistes, etc.) appartenant à l’avant-garde russe. Quand on s’intéresse à quelque chose, on trouve de plus en plus de choses intéressantes (c’est le principe de la serendipity), cela se sait et l’on vous fait des offres spontanées. 
           Tout en veillant à enrichit les autres pans de la collection (car il faut, selon Clausewitz, renforcer les points forts – et pourquoi ne pas citer ici Georg Baselitz, Jean Fautrier, Markus Raetz, Bram van Velde ?), au fil des ans, les noms de David Burljuk, Jakov Chernikhov, Sonia Delaunay-Terk, Alexandra Exter, Natalija Gontcharova, Naum Granovski, Iliazd, Vasilij Kamenskij, Ivan Kljun, Gustav Klucis, Aleksej Kruchenykh, Valentina Kulagina, Mikhail Larionov, Vladimir Lebedev, El Lissitzky, Benedikt Livshic, Vladimir Maïakovski, Kazimir Malevitch, Ljubov’ Popova, Ivan Puni, Aleksandr Rodtchenko, Ol’ga Rozanova, Aleksandr Shevchenko, Iosif Shkol’nik, Maria Sinjakova, Varvara Stepanova, Kirill Zdanevitch vinrent s’inscrire dans les collections de Genève. Certains d’entre ces artistes valent comme « points fort » : Kruchenykh, Lissitzky, Malevitch, Popova, Rozanova.
           Sauf à oublier que les « Russes » ont, ne fût-ce qu’à travers le filtre des enseignements du Bauhaus, eu leur effet sur la création hongroise, s’ajoutèrent très naturellement Sándor Bortnyik, Fréd Forbát, Lajos Kassák, László Moholy-Nagy, László Péri, Anton Prinner. Et j’aime mettre ici en avant Bortnyik et Péri, qui sont rares.
           Au demeurant, pour justifier la « fantaisie » hongroise au sein de la collection genevoise, qu’il me soit permis de rappeler que le 7 avril 1927, à Dessau, au Bauhaus, Malevitch rencontre Walter Gropius, chez qui il déjeune, Kandinsky et László Moholy-Nagy. Décision est prise alors de consacrer à Malevitch un livre. Ce sera le onziè­me de la collection dirigée par Gropius et Moholy-Nagy, qui en signe la typographie et la couverture, ainsi que le bref avant-propos de la rédaction (en fait Mo­holy-Nagy) daté de novembre 1927.

J’imagine que vous avez connu Georges Costakis, ce célèbre collectionneur moscovite d’origine grec qui constitua une des plus grandes collections d'avant-garde russe. Comment était-il ? Comment l’avez-vous convaincu de vendre certains œuvres ? D’où est venu l’argent ? Était-il toujours prévu que la collection appartiendrait au MAH ?
           Non je n’ai pas rencontré Georges Costakis. Margit Rowell, qui a montré en 1981 au Guggenheim, à New York, une partie de sa collection, m’en a souvent parlé, puisqu’elle avait travaillé avec lui. C’est l’instance chargée de vendre certaines parties de la collection Costakis qui m’a approché. Genève a pu acquérir alors Lissitzky, Popova, Rozanova et le Scrapbook (1920‒1945) réunissant Rodtchenko, Stepanova et divers autres artistes.
           Suprematizm · 34 Risunka (1920) de Malevitch a été réglé, dans le cadre du fonds du Centenaire de 1986 du Cabinet des estampes, par un vote du Conseil municipal … en 1988. D’autres enrichissements furent dus aux fonds Léonie Roth et Wilson. Les acquisitions Costakis ont été prises en charge, avec l’appui de Cäsar Menz, directeur du Musée d’art et d’histoire, par la Fondation Jean-Louis Prevost, laquelle les a mises en dépôt perpétuel au Cabinet des estampes en 2002. Le statut patrimonial n’a pas changé, que je sache.

Розанова
Ol'ga Rozanova (1886-1918) | Aleksej Kruchenykh (1886-1968) poèmes) La guerre (Vojna), [?: Andrej Shemshurin éditeur ?], Petrograd 1916 xylographie et collage en couleur Genève, Cabinet des estampes, Genève, Cabinet des estampes, inv. E 2005/11 (don Monique Nordmann et RMM, en mémoire de Gérard Nordmann)    

 
Êtes-vous encore « en contact » avec la collection russo-hongroise ? Saviez-vous qu’elle serait exposée cet été ?
           De loin. Je fus informé de la façon la plus courtoise de l’exposition réunissant Lissitzky, Malevitvh et Rozanova.
           En 1987, 1988, 1989, 1991, 1994 et 2005, j’ai tour à tour et en des configurations diverses exposé la totalité des pièces appartenant au fonds russo-hongrois du Cabinet des estampes. Par deux fois j’en ai publié certaines parties (le fonds initial en 1988, sous le titre Moderne · Postmoderne | Deux cas d'école | L'avant-garde russe et hongroise · 1916-1925 | Giorgio de Chirico – 1924-1934 et en 2003 dans un ouvrage intitulé GUERRE | S | trois suites insignes sur un thème · 1914-1916 | Natalija Gontcharova · Ol’ga Rozanova · Aleksej Kruchenykh).
     Le catalogue (un inventaire des collections suisses dans ce domaine) L’affirmation du Nouveau. Les avant-gardes russe et hongroise dans les collections publiques suisses. 1912-1927, lesquelles firent l’objet d’une exposition au Musée d’art et d’histoire, en 2005, reste à paraître. 
 
Depuis le début de la guerre en Ukraine, plusieurs tentatives ont été faites, y compris en Suisse, de bannir certains artistes russes, d’interdire certains œuvres. Qu’en pensez-vous – peut-on encore séparer l’art de la politique ?
           Rien n’autorise d’écarter l’éthique ‒ de la pensée, de l’action, du comportement. Les œuvres d’art, si elles s’en prennent ouvertement (ou subrepticement) à l’éthique, ne méritent pas d’être montrées et célébrées. Il n’y a pas de juste guerre, quand celle-ci attaque, envahit, asservit. Seule la défense de l’indépendance est licite. Certes, bannissons les artistes et les œuvres qui plaident pour l’agression et l’invasion. Laissons les autres s’exprimer. Je me pose parfois la question : Dürer est un immense artiste, mais certainement pas un type sympathique. Faut-il s’assoir à sa table et dîner avec lui ou seulement regarder ses œuvres ?  Je m'explique. À lire, par exemple, son journal de voyage dans les Pays-Bas, Dürer ne me paraît pas sympathique (âpre au gain, etc.). Je m’abstiendrai donc (aujourd’hui) à entrer en relation amicale avec lui. Mais son œuvre – c’est cela qui reste (aujourd’hui) de lui – je le regarde, je le regarderai.
           Pareillement, le chef d’orchestre Valery Gergiev n’est pas un type sympathique, éthiquement recommandable, puisqu’il refuse de condamner l’invasion guerrière d’un autre pays. Je m’abstiendrai (aujourd’hui), de me mettre à table avec lui et de diffuser ses enregistrements (donc, par cela, d’être son féal et de lui rendre service). Mais « demain » (après sa mort), je pourrais fort bien écouter, voire diffuser ses enregistrements.
           En d’autres termes, à l’endroit des vivants (de ceux avec qui nous partageons la vie), nous avons des devoirs – des obligations présentes, pressantes, contraignantes, dirais-je. Face aux morts, même s’ils furent des salauds, il n’y a plus qu’à prendre en compte la forme de leur œuvre (pour autant que le message de l’œuvre ne porte pas atteinte aux valeurs de la vie).
En d’autres mots encore, de Borodine dirigé par Gergiev, il n’y aura dans cinquante ans que Borodine – que j’écouterai (et diffuserai). [Cela posé, j’évite quand je le peux de choisir un CD de Karajan, qui adhéra par deux fois, et à Cologne et à Vienne, au parti nazi …].
Malevich
Kazimir Malevitch (1878-1935) Suprématisme · 34 dessins (Suprematizm · 34 Risunka), 1920 lithographie en noir, sur vélin léger de librairie; 220 x 188 mm Genève, Cabinet des estampes, inv. E 88/25/12 (Fonds du centenaire du Cabinet des estampes, 1986)

 
 
27.06.2025
Nick Laing en région antarctique

Beaucoup d'entre vous sont certainement en train de réfléchir activement à l'endroit où passer vos vacances. Pourquoi ne pas faire confiance à des professionnels ? Et voici que je vous propose une interview exclusive avec Nicolas Laing, fondateur de l'agence de voyages britannique Steppes Travel, que j’ai rencontré il y a quelques années, qui prévoit aujourd’hui d'ouvrir une succursale en Suisse et propose des destinations vraiment sympas !

 Nick, sur le site web de l'agence Steppes Travel, vous ne figurez pas parmi les membres de l'équipe, mais vous êtes clairement le « patron ». Comment tout cela a-t-il commencé ?

J'ai créé Steppes en 1989 et je dispose aujourd'hui d'une équipe de direction formidable, de même que d'une équipe plus large qui gère l'entreprise au quotidien... Les débuts remontent à très loin. À l'âge de 22 ans, j'ai conduit ma voiture de Londres à Singapour, en m'arrêtant dans un lodge au cœur de la jungle népalaise. Je suis tombé amoureux de cet endroit et j'ai acheté quelques actions. C'était en 1975, et pendant les dix années qui ont suivi, je suis retourné au Népal chaque année.

Puis, en 1988, un ami m'a téléphoné pour me demander si je voulais l'accompagner dans l'Altaï pour visiter un projet touristique. Je me suis donc envolé pour Barnaoul, où nous avons été reçus par le Département régional de la chasse qui, à l'époque soviétique, était propriétaire de cette immense région qu'il souhaitait développer pour le tourisme et pour lequel il avait besoin de conseils. Nous avons passé six jours dans un hélicoptère Mi-8 à survoler l'Altaï. J'ai rapidement compris que d'autres personnes aimeraient faire la même chose, et nous avons donc créé une société appelée Steppes East. Je suis retourné au moins douze fois dans l'Altaï, qui reste à ce jour l'un des plus beaux endroits que j’ai jamais vus : ses fleurs, son miel, son baume...

 En 2005, j'ai également fait le trajet Londres-Vladivostok à moto – autre expérience extraordinaire.

Londres - Vladivostok, 2025

 Le nom de votre agence, Steppes Travel, attire certainement l'attention des russophones, même si la chanson folklorique russe qui y est associée est connue pour sa fin triste : un cocher meurt au milieu d’une steppe. Quelles associations le mot « steppe » évoque-t-il pour les anglophones ?

Aucune. Quand un anglophone l'entend, il pense à steps. C'était donc un jeu de mots, évoquant à la fois le fait de marcher vers l'Est et les steppes russes.

 La gamme de destinations que vous proposez est extrêmement variée : de l'Antarctique au Botswana. (Bien qu'à ma connaissance, il n'y ait pas de steppes dans ces deux lieux). On trouve également d'anciennes républiques soviétiques qui sont aujourd'hui des États indépendants : l'Azerbaïdjan, l'Arménie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Selon votre site web, l'Ouzbékistan est la destination la plus populaire parmi celles-ci. Pourquoi, selon vous ?

Nous emmenons nos clients dans quelque 90 pays, mais 20 d'entre eux – du Kenya à l'Afrique du Sud, du Costa Rica à l'Égypte – représentent la majorité de nos voyages. L'Asie centrale est très populaire, en particulier l'Ouzbékistan. Pourquoi cela ? Parce que s’y trouvent Samarcande, Boukhara et Khiva, trois villes magnifiques à l'architecture extraordinaire. De plus, le voyage en Ouzbékistan est facile : 9 jours suffisent pour tout voir.

Honnêtement, qu'est-ce qui intéresse le plus les touristes occidentaux qui voyagent en Ouzbékistan : la possibilité de suivre les traces d'Omar Khayyam ou la délicieuse cuisine  ?

La plupart des gens ne connaissent rien de la cuisine avant de partir. À en juger par les marchés britannique et américain, et pour répondre à votre question, je dirais que le choix de la plupart des régions suit les tendances. Ces dernières années, la Géorgie est devenue la destination où tout le monde veut aller. Pourquoi ? Parce que les gens sont influencés par les réseaux sociaux et en parlent sur leurs réseaux. Tout comme ils parlent de l'Ouzbékistan. Pour ceux qui aiment les nouvelles destinations, ce sont les deux principales destinations de l'ancienne Union soviétique.

Samarcande de nos rêves...

Je sais que Steppes Travel a commencé à vendre des voyages en Russie en 1989, puis s'est développé en sorte de proposer des voyages dans l'Arctique russe aux clients en quête d’une expérience arctique vraiment hors des sentiers battus. Plus tard, d'autres destinations classiques en Russie ont été ajoutées : Moscou, Saint-Pétersbourg, l'Anneau d'or, les Solovki... Toutes sont actuellement suspendues, pour des raisons évidentes. Mais cette interdiction est-elle totale ? Recevez-vous des demandes de clients souhaitant organiser des voyages en Russie malgré la guerre – puisque, soyons honnêtes, tout le monde ne prend pas cette guerre à cœur ?

En 1990, j'ai effectivement créé une entreprise en Russie, entreprise qui s'appelait à l'origine Советское путешествие (« Voyage soviétique »), puis que nous avons rebaptisée Travel Russia. Elle a connu un grand succès en attirant des étrangers en Russie et a duré longtemps. Nous disposions de guides extraordinaires, d’un certain âge, qui savaient énormément de choses... Mais, comme vous le dites, toutes nos activités en Russie sont actuellement suspendues. Pour répondre à votre question : non, nous ne recevons pas de demandes. Les détenteurs de passeports britanniques ont fait l'objet d'une attention inutile en Russie et ne souhaitent pas tenter leur chance. Espérons que les temps changeront et qu'ils pourront retourner là-bas.

Mais l'Arctique est toujours au programme ?

Oui, j'y retourne en août ; mais il ne s'agit plus de l'Arctique russe. Nous allons maintenant au Spitsberg, l'archipel découvert par l'explorateur néerlandais Willem Barentz en 1596. Son nom d’origine – Spitsbergen en norvégien – signifie « montagnes aux pics acérés » (littéralement « spits-berg »). Les îles ont été rebaptisées Svalbard par la Norvège dans les années 1920 et restent une zone sans visa. Mais imaginez-vous que la population la plus importante de cet archipel situé entre la Norvège et le pôle Nord est... thaïlandaise. Les voyageurs sont donc assurés de déguster une excellente cuisine thaï ! Autre fait intéressant : l'ancienne mine de sel est aujourd'hui devenu le plus grand dépôt de semences au monde – pas besoin de congélateur spécial pour les conserver. Ce voyage d'une semaine se déroule à bord d'un bateau danois équipé de sept cabines. Il n'est pas bon marché, mais il en vaut vraiment la peine. L'Islande a toujours été très appréciée de nos clients, mais nous constatons aujourd'hui un intérêt croissant pour le Groenland. Nos clients se rendent également dans l'Arctique canadien pour observer les bélugas et les narvals.

Non, ce n'est pas un peluche!

Le secteur du tourisme a été l'un des plus touchés par la pandémie de COVID-19. À peine celle-ci terminée, la guerre en Ukraine a éclaté, entraînant notamment la fermeture d'un vaste espace aérien. Comment faites-vous face à cette situation ? Avez-vous dû compenser les liaisons temporairement indisponibles par de nouvelles liaisons ?

Le monde du voyage est merveilleux, mais il est sensible aux événements géopolitiques. La force d'une entreprise comme Steppes Travel réside dans le fait que, comme vous l'avez mentionné, nous emmenons nos clients vers un large éventail de destinations. Nous pouvons ainsi contourner les zones sensibles. Notre histoire, notre expertise et notre réseau de contacts nous permettent de proposer des ventes croisées afin de toujours prendre soin de nos clients.

Les organisations environnementales du monde entier n'apprécient pas les touristes, qu'elles considèrent comme des « pollueurs de l'atmosphère ». À l'automne 2019, plusieurs pays de l'Union européenne ont annoncé que, dans les années à venir, ils allaient introduire une taxe environnementale sur les compagnies aériennes, et ils ont commencé à mettre en œuvre cette décision, qui a principalement touché les utilisateurs de compagnies aériennes low-cost… lesquelles n'ont eu d'autre choix que de s'y conformer. Toujours en 2019, vous avez lancé le Steppes Fund for Change afin de renforcer cet engagement et de garantir que chaque voyage que nous organisons contribue à un monde meilleur. L'année dernière, vous avez fait don de 169 505 £ à des organisations influentes telles que World Land Trust, Galapagos Conservation Trust, Seawilding et The Long Table. Vous vous êtes fixé pour objectif de reverser au moins 1 % de votre chiffre d'affaires annuel à des projets liés à la suppression du carbone, à la réduction des émissions de carbone, à la restauration de la nature et au développement communautaire. Avez-vous atteint cet objectif ?

Vous avez raison, les voyages ont une empreinte carbone. Nous la compensons en équilibrant les émissions de carbone de tous les vols de nos clients. Mais pour nous, il ne s'agit pas seulement d'une question de climat, mais aussi de protéger la biodiversité de la planète. Nos clients voyagent pour voir des tigres en Inde, des gorilles au Rwanda ou des fous à pieds bleus aux Galápagos, et tous contribuent ainsi à préserver et à maintenir ces environnements riches en biodiversité. De plus, nous pouvons offrir à nos clients un accès privilégié et un aperçu des projets de conservation, des chercheurs et des vétérinaires, par exemple en participant à la capture de rhinocéros… ce qui contribue à financer des projets sur le terrain.

Atteignons-nous l'objectif de 1 % ? Nous le dépassons même, puisque près de 1,5 % de nos revenus sont reversés à diverses associations caritatives et agences de conservation, qui financent notamment la formation de gardes forestières ou des projets de réintroduction d'animaux sauvages dans leur milieu naturel.

La Georgie
La Géorgie...

Dans la présentation de votre agence, vous faites référence à Jules Verne, rappelant aux visiteurs que le célèbre écrivain français, qui a suscité l'intérêt pour les voyages chez plusieurs générations de lecteurs, a lui-même très peu voyagé. Avez-vous parcouru tous les itinéraires proposés par votre agence ; et si oui, quel est votre préféré ?

J'ai voyagé dans beaucoup d'endroits, sinon dans la plupart. Mais chaque destination proposée a été visitée par l'un des membres de notre équipe, et plus d'une fois. Vous savez, chacun voyage pour des raisons différentes. Pour moi, la principale raison est de rencontrer des personnes de cultures différentes. Nous sommes assis en Occident à penser que nous sommes merveilleux d'avoir gagné tout cet argent et nous regardons le reste du monde avec dédain. Et puis vous allez en Inde et vous vous rendez compte qu'il existe une richesse culturelle que nous avons perdue et qui nous a rendus stériles. Chaque expérience de voyage est différente en fonction des personnes que vous rencontrez. J'ai vécu de nombreuses expériences merveilleuses, mais si je devais en choisir une, ce serait l'Inde. Les membres de l'équipe ont tous leurs destinations préférées – de l'Antarctique à l'Afrique du Sud, du Vietnam à l'Arménie.

Comment décririez-vous votre « client type », s'il existe ? Y a-t-il des « caractéristiques nationales », en particulier parmi les personnes originaires de l'ancienne Union soviétique ?

Il n'y a pas de client type. Nous avons des clients de tous horizons, provenant de différentes parties du monde. Je suppose que ce qui les attire chez nous, c'est notre expertise et notre service. Ce qu'ils ont tous en commun, c'est un sens de la curiosité. L'amour des voyages, l'intérêt pour les autres, la compréhension des cultures et le plaisir de découvrir la faune et les paysages. En ce moment, nous avons beaucoup de familles qui voyagent, mais pour un type différent de voyage : moins de musées et plus d'aventure. Et en ce qui concerne les caractéristiques nationales, les Russes sont vraiment difficiles ! (rires).

Inde
L'Inde étérnelle...

 Avez-vous déjà refusé un client ?

Pour le premier voyage, non, mais pour le deuxième, oui ; certains sont parfois inscrits sur notre liste noire...

Les voyages sur mesure sont de plus en plus populaires ; de nombreuses agences prétendent offrir une expérience unique. Elles ont toutes un point commun : les voyages sur mesure ne sont pas bon marché. Il n'y a aucune information sur le site web qui permette de comprendre la fourchette de prix. Pouvez-vous donner quelques indications à nos lecteurs ?

Notre site web donne quelques indications en termes de prix, mais étant donné que nous sommes une agence vraiment sur mesure, aucun voyage n'est identique et il ne s'agit que d'un guide. Les coûts varient également en fonction de la période de l'année, de la destination et des fluctuations des devises. Avec la relative faiblesse du yen, le Japon offre en ce moment un très bon rapport qualité-prix.

Vous dites que les voyages sur mesure ne sont pas bon marché. Je dirais toutefois que, quand bien même ils peuvent coûter plus cher, ils offrent un rapport qualité-prix exceptionnel compte tenu du niveau de service, de la qualité des guides et de l'expérience globale.

Je vais vous donner un exemple : si vous optez pour un safari – en particulier au Botswana –, cela vous semble très cher, surtout par rapport à l'Afrique du Sud, par exemple. Pourquoi ? Parce que vous payez pour l'exclusivité et l'accès à une nature sauvage authentique. Toutefois, comme il s'agit d'un voyage sur mesure, un voyage avec Steppes vous coûte autant que vous le souhaitez. Vous pouvez choisir entre un séjour dans un hôtel 5 étoiles moderne en Inde ou dans un ancien palais de maharaja.

Tous les prestataires de services affirment que leur offre est exceptionnelle. Qu'est-ce qui différencie Steppes Travel de ses concurrents ?

Je pense qu'il y a deux choses. Tout d'abord, notre équipe. Nous avons une équipe de 32 personnes qui possèdent une grande expérience et une grande expertise. La durée moyenne d'ancienneté de l'équipe est de 14 ans, et le membre le plus ancien travaille avec nous depuis 33 ans. La deuxième chose est que nous sommes indépendants et privés. Cela nous permet d'être vraiment flexibles dans la manière dont nous prenons soin de nos clients et dans la manière dont nous opérons. Cela signifie que notre service est sans égal.

20.06.2025
Ruzan Mantashyan dans le rôle de Violetta © Carole Parodi/GTG

Oui, « un supplice sans plaisir » : telle est notre impression dominante au sortir de La Traviata mise en scène par l’allemande Karin Henkel, à l'affiche jusqu'au 27 juin au Grand Théâtre de Genève.

« Il est impossible de gâcher La Traviata », disait le regretté Youri Temirkanov, dont la mise en scène de cet opéra en 2008 au Festival Verdi de Parme, patrie du génie italien, fut un triomphe et lui valut d'être nommé directeur musical du Teatro Regio di Parma ainsi que le prestigieux prix de la critique italienne « Premio Abbiati della Critica Nazionale ». Mais le maestro russe n'a pas vécu assez longtemps pour assister à la nouvelle production proposée au public genevois et aux visiteurs occasionnels sous le couvert du chef-d'œuvre de Verdi ! Il a eu de la chance.

 À vrai dire, après la critique cinglante de Matthieu Chenal parue dans la Tribune de Genève et celle, tout aussi cinglante, de Julian Sykes dans Le Temps, qui commençait par constater que la metteuse-en-scène avait été huée lors de la première, je ne m’attendais pas à ce que quiconque vienne assister à la troisième représentation, habituellement fréquentée par les sponsors et autres généreux amis du GTG. Mais les mélomanes genevois ne se laissent pas impressionner par la vérité racontée par autrui ; ils veulent se convaincre par eux-mêmes, voir de leurs propres yeux, entendre de leurs propres oreilles... Ils sont donc venus.

La réponse à la question de savoir pourquoi cette nouvelle médiocrité s'est retrouvée sur la scène de notre théâtre financé principalement par l’argent public ? Elle est livrée dans Le Temps, sous la forme la plus innocente qui soit, dans un article de Jean-Jacques Roth (rédacteur en chef du magazine du GTG). À propos de la réalisatrice Karin Henkel il écrit :

« La Traviata n’est que sa seconde incursion à l’opéra, après Le Joueur de Prokofiev qu’elle a mis en scène en 2018 à Gand, déjà à l’instigation d’Aviel Cahn. Aujourd’hui, dit-elle, on attend d’elle “quelque chose d’émancipateur, de contemporain» (Je me suis permise de corriger l’orthographe du nom de Prokofiev mal écrit dans l’original.)

 Tout s'explique donc : l'actuel directeur du GTG, qui a soutenu à l'Université de Zurich une thèse intitulée « Le metteur en scène : statut juridique en théorie et en pratique », a dirigé Vlaamse Opera et s'apprête à déménager à Berlin. Vous voyez le lien de cause à effet ?

© Carole Parodi/GTG

S'étant fixé pour objectif « d'émanciper et de moderniser » l'un des opéras les plus populaires au monde, Karin Henkel a apparemment présumé du fait que le public genevois était aussi peu versé dans ce genre qu'elle-même, et a donc commencé sa mise en scène par la fin, avec Violette mourant sous perfusion, afin que les spectateurs ne se fassent pas – Dieu nous en préserve ! – l'illusion d'un happy end. Beaucoup de gens se souviennent de leur enfance avant de mourir, et Violetta se voit elle-même petite fille, flanquée d’une pancarte « À vendre ! » accrochée à la poitrine. Faut-il commenter ?

Pour que vous compreniez bien, il y a quatre Violetta dans la production : les deux premières – la « vraie » et son « double chantant » ( Ruzan Mantashyan et Martina Russamanno, toutes deux d'un très bon niveau vocal) , la troisième étant la petite fille qui apparaît sans cesse comme un reproche vivant, et la quatrième… un « cadavre vivant » tout droit sorti de Léon Tolstoï. C'est ainsi que j’ai immédiatement identifié le « double dansant » de Violetta (selon le programme du spectacle) et, pour le spectateur, le cadavre de l'héroïne qui se lève dans le prologue d'un cercueil en zinc et accompagne toute l'action scénique. Il faut dire que la ballerine néerlandaise Sabina Molenaar, qui interprète ce rôle, est si professionnelle et si souple qu'on dirait que ce « squelette » n'a pas d'os. Sauf que ses contorsions expressives – voire convulsives – allant jusqu'à évoquer l'image d'un Christ (e) crucifié (e), détournent l'attention du spectateur. Mais peut-être est-ce voulu, en sorte de montrer que tout, sauf la mort, n'est que vanité ?

Je n'ai pas du tout apprécié Alfredo (Enea Scala) : il ne suffit pas d'être né en Italie pour chanter ce rôle emblématique du répertoire ténor. Son compatriote, le baryton Luca Micheletti, m’a fait une bien meilleure impression. Et ce n'est certes pas l’interprète du rôle de Gorgio Germont qui est responsable du fait que le metteur en scène oblige l'élégant baron à boire à la bouteille : la consommation d'alcool, un match de boxe comme allusion au duel à venir, des manières délibérément inélégantes et une grossièreté générale – tous ces attributs du « monde masculin », opposé au monde féminin, sont vieux comme le monde et ne fonctionnent pas, car le monde féminin dans cette mise en scène est dépourvu, lui aussi, de toute beauté.

Je précise : je ne suis pas contre la « modernisation », si elle est faite avec intelligence et goût. Et La Traviata, avec ses thèmes éternels et intemporels, est justement un excellent matériau pour cela ; au reste, j’en ai vu plusieurs versions très réussites. Mais dans la version « émancipée » et « modernisée » (avec les déplacements des fragments de l'ouverture), de même que dans le concept aussi complexe qu’artificiel de Karin Henkel, il n'y a absolument rien de nouveau : des costumes assez hideux aux couleurs criardes et aux épaules larges (on se demande ce qu'elle voulait souligner ainsi ?) à tous les autres clichés déjà vus cent fois. Non, l'inspiration ne s'achète pas, comme disait Pouchkine, et il n'est pas nécessaire d'acheter les droits de La Traviata ; ils appartiennent au domaine public. C'est-à-dire à personne.

Vous vous souvenez de l'ancien slogan publicitaire du chocolat Lindt : « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes! » ? Eh bien, il n'y a pas un gramme de finesse dans cette mise en scène qui laisse le spectateur complètement indifférent, malgré tous les efforts des chanteurs à l’endroit desquels on ne peut qu'éprouver de la compassion.

Ce triste spectacle, une marche funèbre au lieu de Brindisi, clôt la saison du Grand Théâtre de Genève consacrée aux «  Sacrifices ». La saison prochaine sera la dernière pour d’Aviel Cahn dans notre ville. Peut-être que son départ fera changer la direction du vent ?

Outre le sentiment désagréable qui persiste après le spectacle, une pensée me trotte dans la tête. Il existe à Genève l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), une organisation internationale chargée notamment de l'administration de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques et qui, depuis 1974, remplit les fonctions d'institution spécialisée des Nations unies pour les questions de création et de propriété intellectuelle. Pourquoi ne pas demander à ses experts d'élaborer un mécanisme propre à protéger l'héritage des grands créateurs du passé, qui n'ont malheureusement personne pour les défendre ?

13.06.2025

Deux musées ont décidé de marquer par des expositions le centenaire du bref séjour en Suisse de l'un des représentants les plus éminents de l'avant-garde russe.

Toutes les occasions sont bonnes pour rappeler l’existence d’un homme de talent, et voilà qu'en l'absence de dates anniversaire classiques, des conservateurs suisses ont décidé de célébrer le centenaire du séjour au Tessin d'El Lissitzky (1890-1941) en 1924 et 1925. De le célébrer de différentes manières. Alors que l'exposition prévue en septembre au Museo Villa dei Cedri à Bellinzone sera principalement consacrée au thème « Lissitzky et la Suisse », le Musée d’Art et d’Histoire de Genève met l'accent sur sa propre collection d'avant-garde russe, regroupée temporairement – jusqu'au 7 septembre – dans plusieurs salles. Il n'est pas facile de trouver ces œuvres : il faut monter au deuxième étage, tourner à droite, puis encore à droite, et seulement là... Selon le livret du musée, « l'exposition au MAH questionne les différentes facettes de cette avant-garde, avec l’épuration des formes, propres à El Lissitzky, en opposition à une gestuelle plus expressionniste chez Olga Rozanova (1886-1918), autre artiste représentative de l’avant-garde russe. Tous deux se distancient de leur “maître” Kazimir Malevitch (1873-1935), créateur du suprématisme ».

L’exposition est accompagnée de panneaux explicatifs très instructifs, auxquels je n’ai que peu de choses à rajouter.

Il convient avant tout de noter que la collection d'avant-garde du MAH s'appelle officiellement « Fonds russe et hongrois d'avant-garde » et compte environ 400 œuvres de 30 artistes. Elle a été constituée à partir de zéro, pratiquement « à partir de rien », par une seule personne : Rainer Mason, conservateur du Cabinet des estampes du MAH de 1979 à 2005. C'est grâce à lui que le musée a mené des recherches sur l'art de cette période et organisé des colloques et expositions, dont la dernière a eu lieu en 2005. À l'occasion de l'exposition à Bellinzone, un album intitulé Looking for Lissitzky. El Lissitzky une die Schweiz (1919-1929) – album consacré aux œuvres de l'artiste conservées dans les collections du Musée d'art et d'histoire de Genève, du Musée des Beaux-Arts de Bâle et dans la collection graphique de l'École polytechnique fédérale de Zurich (soit dans les trois plus grandes collections d'avant-garde russe en Suisse) – s’apprête, lui, à voir le jour.

Puisque c'est Lissitzky qui est à l'origine de l'exposition, commençons par lui. Je ne retracerai pas ici l’ensemble de sa biographie, accessible dans plusieurs sources disponible online. Je rappellerai juste que Lazar Mordukhovich Lissitzky est né à Potchinok, un shtetl, une petite communauté juive, à 50 km de Smolesk, le 23 novembre 1890, et qu’il est mort à Moscou le 30 décembre 1941. Il signait ses illustrations en yiddish, sous le nom de Leizer (Eliezer) Lisitzky — אליעזר ליסיצקי. Comme beaucoup de Juifs de la Russie impériale, soumis à un système de quotas et d'interdiction à l'Université, il part faire ses études en Allemagne, à la Technische Hochschule de Darmstadt, et devient diplômé d'architecture en 1915, tout en voyageant à travers l'Europe de 1909 à 1914 (dont un séjour à Paris et 1 200 km à pied en Italie où il croque architecture et paysages). On sait que Lazar Lissitzky a pris le nom d'El Lissitzky en 1920 (El – comme la première lettre dans Lazar), mais on ignore quand il a changé son patronyme, passant de Mordukhovitch à Markovitch.

Proun
Lazar Lissitzky (1890-1941) Proun, 1920. Dépôt de la Fondation Jean-Louis Prevost, 1994. Photo: NashaGazeta

L'exposition présente une série des célèbres prouns de Lissitzky. Ce mot a été inventé par l'artiste lui-même pour désigner le nouveau système artistique qu'il a créé et qui combine l'idée de la planéité géométrique avec les lois de la construction constructive de la forme volumétrique. On remarque la proximité lexicale et sémantique entre les concepts de « proun » et « proum » – un mot inventé par poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922) et interprété par lui comme « pénétration dans le futur », bien qu'il s'agisse probablement d'une coïncidence due à l'orientation commune de la pensée artistique d'avant-garde.

L'idée plastique du proun est née à la fin de l'année 1919, et le terme a été inventé à l'automne 1920. Il est associé à l'UNOVIS (« Les affirmateurs du nouvel art »), un groupe artistique d'avant-garde créé par Malevitch à Vitebsk et dont l'emblème était son Carré noir. En été 1919, Marc Chagall invita Lissitzky dans sa ville natale de Vitebsk afin d’y dispenser un cours sur l'architecture et la lithographie. C'est là que Lazar rejoignit l'UNOVIS et se concentra sur les prouns. La série de 11 lithographies de prouns présentée à l'exposition de Genève est particulièrement précieuse, car elle reflète la transition de l'esthétique suprématiste bidimensionnelle de Malevitch à l'esthétique tridimensionnelle de Lissitzki. Le musée de Genève a acquis cette série de Georges Kostakis (1912-1990), l'un des plus grands collectionneurs d'art d'avant-garde russe ; il s'agit de l'une des cinq séries complètes connues à ce jour.

El
Lazar Lissitzky (1890-1941) Autoportrait, 1924-1925. Collection Crespini Genève, Photo: NashaGazeta

L'Autoportrait d'El Lissitzky, réalisé dans les années 1920, lorsque l'artiste s'intéressait à la photographie et au photomontage, est également intéressant. Les commissaires expliquent que ce portrait ressemble à celui connu sous le nom de Constructeur, peint en 1924, précisément pendant le séjour de l'artiste en Italie, et dont le tirage est conservé au MoMA de New York. Mais il existe également des différences notables entre les deux. Sur l'autoportrait prêté au musée genevois par les collectionneurs Crispini, l'artiste s'est représenté avec la tête bandée, un compas et les inscriptions « Londres », « Paris » et « Berlin » – symboles de la vie urbaine. On peut voir dans cette image une allusion à la vulnérabilité du corps humain et un rappel au fait que El Lissitzky séjournait au Tessin pour des raisons médicales – à l’époque, il était déjà atteint de tuberculose.

Rozanova
Alexeï Kroutchenykh, Olga Rozanova. Un nid de canard ... de villains mots. Couverture, Saint-Pétersbourg. EUY, 1913

La section de l'exposition consacrée au Nid de canard... des mauvais mots, un recueil de poèmes d'Alexeï Kroutchenykh illustrés par Olga Rozanova, mérite, elle aussi, une attention particulière. Le recueil a été publié pour la première fois par les éditions A. Kroutchenykh EUY, grâce au soutien financier des frères Kuzmin et S.D. Dolinsky, et imprimé par l'imprimerie Svet de Saint-Pétersbourg en 1913 – ceci à 500 exemplaires. Le musée genevois présente plusieurs illustrations (avec ou sans les textes de Kroutchenykh) de cette édition, ainsi que d'autres éditions dont certains exemplaires ont été partiellement ou entièrement colorisés à la main par Olga Rozanova, qui est entrée dans l'histoire de l'art comme « l'Amazone » de l'avant-garde russe. À noter: les exemplaires « ordinaires » étaient vendus 40 kopecks, les exemplaires colorés 2 roubles.

Nid
Alexeï Kroutchenykh, Olga Rozanova. Un nid de canard ... de villains mots. Planche 10, 1913

La peintre et graphiste Olga Vladimirovna Rozanova (1886-1918) a d'abord étudié à l'École des arts appliqués Stroganov de Moscou, puis à l'école d'art fondée par Elizaveta Zvantseva (1864-1921) à Saint-Pétersbourg, là où enseignaient alors Mstislav Doboujinski et Kouzma Petrov-Vodkine, puis à Paris. En 1910, elle devint l'un des membres les plus actifs de l'Union de la jeunesse, un groupe de trente artistes russes d'avant-garde, dont Malevitch. C'est à cette époque qu'elle fit la connaissance d'Alexeï Kroutchenykh (1886-1968), ce poète futuriste né à Kherson et qui introduisit dans la poésie le « zaum », c'est-à-dire un langage abstrait, sans objet, purifié de la « saleté de la vie quotidienne ». En 1912, elle l'épousa et illustra 19 de ses livres. En 1917, après la révolution de février, Rozanova fut élue membre du Collège de l'Union professionnelle des artistes peintres de Moscou et travailla « pour une patate » à l'Union des villes. Après la révolution d'Octobre 1917, elle écrit dans le journal Anarchie et participe – en tant que brodeuse de bannières – à la décoration de Moscou pour la fête du 1er mai. Le 22 juin 1918, elle est nommée responsable de la sous-division de l'industrie artistique du Département des arts plastiques. Elle a participé à la décoration de Moscou pour l'anniversaire de la révolution. Le 7 novembre 1918, Olga Rozanova est morte de la diphtérie à l'hôpital Soldaténkovski de Moscou (aujourd'hui l'hôpital Botkinskaïa) et a été enterrée au couvent Novodevitchy, à côté d'Anton Tchekhov. À l’occasion de ses funérailles, Kazimir Malevitch et Ivan Klun réalisaient un drapeau suprématiste de deuil. Après le transfert de la tombe de Tchekhov, la sépulture de Rozanova a disparu.

Soleil
Lazar Lissitzky (1890-1941) Alter. Planche 8 de l'album Figurines, la réalisation plastique du spectacle électromécanique "Victoire sur le soleil") Hanovre, 1923.P hoto: NashaGazeta

En 1913, l'artiste d'avant-garde Vera Ermolayeva (1893-1937), fusillée le 26 septembre 1937 dans un camp près de Karaganda pour « activités antisoviétiques se traduisant par la propagande d'idées antisoviétiques et la tentative d'organiser autour d'elle une intelligentsia antisoviétique » et réhabilitée en 1989, a dirigé à Vitebsk la mise en scène de l'opéra futuriste La Victoire sur le soleil, écrit par Alexeï Kroutchenykh sur une musique du compositeur Mikhaïl Matyushine (1861-1934). Les décors et les costumes de la mise en scène ont été réalisés par les élèves de l'école d'art de la ville. En 1920-1921, El Lissitzky a réalisé une série d'esquisses dans lesquelles il a développé un projet de performance électromécanique – représentation utopique de la vie future. En 1923, à Hanovre, il a constitué un portfolio, dont l'une des esquisses est présentée dans l'exposition genevoise et dans laquelle il donne sa lecture de cet opéra pré-révolutionnaire. Il a notamment représenté les personnages sous l’aspect de formes géométriques suprématistes. « On ignore toutefois si Lissitzky s'est basé sur des dessins originaux de Malevitch ou s'il les a réinterprétés dans un style cubo-suprématiste en hommage à son maître », indiquent les commissaires de l'exposition. Évidemment, moi aussi je l’ignore, mais on considère généralement que c'est précisément La Victoire sur le soleil qui a poussé Malevitch à réfléchir au suprématisme qu’il éleva au rang de principe la pureté des formes, libérées de tout symbolisme (carré, cercle, croix). Le concept de ce nouvel art, que Kazimir Malevitch a appelé « nouveau réalisme pictural », a été exposé en 1916 dans la brochure Du cubisme et du futurisme au suprématisme, dont un exemplaire est également présenté à l'exposition.

Malevitch
Kazimir Malevitch. Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Moscou, 1916

Il me reste à ajouter que certaines esquisses du Victoire sur le soleil sont présentées sur le site du Musée Russe de Saint-Pétersbourg. Une mise en scène contemporaine de l'opéra futuriste   par le Centre Stas Namin, à Moscou, a été présentée en 2015 dans le cadre de Art Basel. J’y étais. Good old days.

05.06.2025
Cadre du film d'A. Prochkine Vis et souviens-toi. Nastiona - Daria Moroz, Andreï - Mikhail Evlanov

Dès aujourd'hui, Vis et souviens-toi, le roman de Valentin Raspoutine réédité par les Éditions Noir sur Blanc (Lausanne), est disponible dans les librairies de Suisse, de France, de Belgique et du Canada.

La réédition de ce roman s'inscrit dans le cadre du projet intitulé « La bibliothèque de Dimitri », une initiative lancée en 2018, après que Vera Michalski-Hoffmann, à la tête de la maison d'édition Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, ait racheté le catalogue « Classiques slaves » de son défunt collègue Vladimir Dimitrijevic (1934-2011), fondateur de la maison d'édition L'Âge d'Homme. Pour rappel, ce catalogue comprend 600 chefs-d'œuvre littéraires, dont 250 russes. Depuis lors, sept à huit livres magnifiques, devenus depuis longtemps des raretés bibliographiques, sont réédités chaque année. C'est donc au tour du roman de Valentin Raspoutine intitulé Vis et souviens-toi (1974), pour lequel l'auteur a reçu trois ans plus tard le Prix d'État de l'URSS, d’être réédité. En URSS/Russie, précisons que ce roman a connu plusieurs dizaines de réédition. En 2008, un film du même titre, réalisé par Alexandre Prochkine, ouvrait le festival « Kinotavr » à Sotchi. Le réalisateur avait ajouté au roman « une touche personnelle » : à la fin du film, le spectateur était transporté en 1965, époque où Andreï Gouskov, le personnage principal, vieilli, vit seul dans un village autrefois peuplé. Un gardien de phare qui passe devant lui le félicite pour le 20e anniversaire de la Victoire. Valentin Raspoutine n'avait pas mis cela dans son texte. Vladimir Dimitrijevic, qui publiait, en 1990, l’ouvrage dans une traduction française due à Nathalie Domb, non plus. Et voici enfin sa réédition.

L’essence du livre se résume ainsi. Les Gouskov vivent dans le village isolé d'Atamanovka, sur la rivière Angara, en Sibérie. Andreï épouse Nastiona (diminutif d’Anastasia), une orpheline, avec laquelle il vit quatre ans avant Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique pour les soviétiques. Ils n'ont pas d'enfants. La guerre s’éclate, Andreï et plusieurs autres jeunes hommes du village sont envoyés au front. Il y sert jusqu'à l'été 1944, où il est grièvement blessé et envoyé à l'hôpital de Novossibirsk. Convaincu qu'après sa convalescence, pour peu qu’il ne soit pas réformé, il aura du moins droit à quelques jours de permission, Andreï est bouleversé et déçu lorsqu'à l'automne, il est renvoyé au front. Pour passer au moins une journée avec sa famille, il s'enfuit de l'hôpital et se rend à Irkoutsk, mais après quelques jours il comprend qu'il n'aura pas le temps de faire ce qu’il souhaitait et que, d’ors et déjà, il a commis un acte de désertion. Se cachant de tout le monde, il parvient peu à peu à regagner son village natal, où il est déjà recherché. Dans le froid glacial de l'Épiphanie 1945, Andreï parvient secrètement à Atamanovka, où Nastiona l'accueille et devient complice du forfait en cachant à tous la désertion de son mari. Peu après, Nastiona se rend compte qu'elle est enceinte. Chassée de chez elle par les parents de son mari et rejetée par ses concitoyens, elle se noie dans l'Angara.

Voilà pour l'histoire. À présent, pourquoi rééditer ce livre à ce moment précis ? « Je n'ai pas de réponse à cette question ! », me répond avec le sourire Marko Despot, le responsable de la collection « La bibliothèque de Dimitri » aux Éditions Noir sur Blanc. « J'essaie simplement de rééditer des livres qui ont influencé ma propre vie à un moment donné. Et le roman de Valentin Raspoutine, que j'ai lu à 16 ou 17 ans, en fait partie. Je me souviens très bien à quel point j'ai été bouleversé par l'histoire de ce déserteur qui, selon les concepts soviétiques, a trahi sa patrie pour sauver sa vie. »

Un héros déserteur ? Impossible, surtout en 1974, en pleine période de stagnation brejnévienne ! En effet, l'acte novateur d’écrivain Raspoutine consistait à aborder un sujet jusqu'alors tabou et à se pencher sur les sentiments ressentis par un « traître» – car c'est ainsi que les déserteurs étaient perçus en Russie. Et ils le sont toujours. Cette innovation a valu au roman des éloges enthousiastes de la part de personnes (et d'auteurs) aussi différentes que Viktor Astafiev et Alexandre Soljenitsyne, de même que du poète ukrainien Vasyl Stus, qui lut le roman pendant sa détention dans la région de Magadan.

Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, en relisant le livre avec le recul des événements qui se sont produits depuis sa rédaction, ce qui semblait évident à première vue l’apparaît moins, et les accents se placent différemment. De fait, si l'on y regarde de plus près, il apparaît qu'Andreï Gouskov, qui s'est enfui de l'hôpital après quatre ans de guerre, n'est en rien un héros pour Valentin Raspoutine ; mon avis est qu’il est plutôt un anti-héros – donc en parfaite conformité avec la morale soviétique. Ce qui explique le Prix d’État.

Il ne faut pas tirer de parallèles entre cette guerre et la guerre actuelle, car ce sont deux guerres trop différentes. Et les déserteurs sont différents. Guskov ne s'est pas enfui pour des raisons humanitaires, idéologiques ou religieuses (« tu ne tueras point »), mais uniquement pour sauver sa peau. Sans se soucier le moins du monde du fait qu'il expose ainsi tous ses proches à la justice de son pays. Mais il n’y a pas que ça. Comment un homme qui bat sa femme parce qu'elle ne parvient pas à devenir enceinte peut-il susciter la sympathie ? (Il convient de rappeler, d'ailleurs, qu'à l'automne 1941, l'URSS avait instauré un impôt sur l'infécondité – impôt qui n'a été abrogé qu'en 1958 –, et qu'il n'existe toujours pas de loi contre les violences domestiques en Russie actuelle. Soyons juste: la Confédération avait promis aux victimes de violences domestiques un numéro d'appel pour demander de l’aide, le 142, en 2021 déjà. Mais quatre ans plus tard, ce numéro n'est toujours pas en service et les retards s'accumulent et la mise en service a été repoussée au 1er mai 2026.) Un homme qui, de plus, sur le chemin qui le mène vers « sa femme bien-aimée », ne dédaigne pas les relations avec Tania, une femme muette qui l'a recueilli à ses risques et périls, et qui ensuite rêve de la « tourmenter à plaisir, puis la prendre en pitié et la tourmenter de nouveau, elle supporterait tout et serait heureuse de la plus petite chose ». Oui, il reconnaît aussitôt qu'il « était indigne même de Tania », mais il est prêt à prendre ce péché sur sa conscience. Pourquoi ? Parce que « Tania était de toute façon blessée par le sort, on pouvait continuer à la blesser ». Une logique implacable, il n'y a rien à dire.

Gouskov ne se fait aucune illusion sur son propre avenir, ayant vu pendant la guerre des exécutions exemplaires sans jugement ni enquête. (« Andreï Gouskov le comprenait bien : le sort l’avait coincé dans une impasse. Devant lui, il y avait un certain parcours, très bref sans doute, au bout duquel il buterait contre un mur. Le retour en arrière n’était pas possible. Pas question. Et le fait même de ne pas pouvoir revenir sur ses pas dispensait Andreï de réflexions superflues. Il lui fallait vivre avec une seule pensée : advienne que pourra. »)

Cependant, Andreï n’a de la compassion que pour lui-même et justifie sa lâcheté par les circonstances – c'est-à-dire la guerre. « Je ne suis quand même pas un de ces salopards de Vlassov qui ont levé leurs armes contre les leurs. J’ai reculé devant la mort. Est-il possible qu’on n’en tienne pas compte ? Reculer devant la mort », répéta-t-il, satisfait de cette formule, et il s’extasia soudain : « Une telle guerre, et moi qui ai foutu le camp. Il faut le faire, bon sang ! » Non, l’auteur ne trouve pas son personnage sympathique, loin de là.

Angara
L'Angara, une rivière en Sibérie

Il en va autrement de Nastiona, qu'il ne faut pas se précipiter de comparer à la Katerina Kabanova de L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, même si leurs destins se ressemblent – les deux femmes finissent dans les fleuves, bien que différents. Le sort de Nastiona est typique de sa génération. « En 33, année de la grande famine, elle avait enterré sa mère dans leur village natal près d’Irkoutsk, et, pour éviter le même sort, Nastiona, âgée à l’époque de seize ans, pris sa petite sœur, Katia, qui en avait huit, et descendit le fleuve vers des villages, où, parait-il, la misère était moins grande. Leur père avait été tué encore avant, dans la première année trouble des kolkhozes, tué par erreur, disait-on. On en visait un autre, mais on n’avait jamais trouvé celui qui avait fait partir le coup ».

Voilà toute l'histoire. Le personnage de Nastiona rappelle celui de Varvara dans le film d'Andreï Smirnov Il était une fois une bonne femme : elle est animée par le même sentiment de désespoir. « De n’avoir pas d’enfant obligeait Nastiona à tout supporter. […]  Nastiona endurait. Il est dans l’habitude de la paysanne russe d’organiser sa vie une fois pour toutes et de supporter tout ce qui lui arrive. En plus, elle croyait être coupable de sa malchance. Une fois seulement, quand, au nombre de ses reproches, Andreï lui dit quelque chose de vraiment impossible à supporter, vexée, elle lui rétorqua qu’après tout on ne savait pas qui était en cause, elle ou lui, car elle n’avait pas essayé d’autres hommes. Il la battit comme plâtre. »

Ah, cette endurance infinie des femmes russes, cette éternelle disposition à entrer dans une maison en feu, à arrêter au galop le cheval proverbial de Nikolaï Nekrassov et, d'une manière générale, à se sacrifier ! Même pour un homme qui ne lui donne pas le bonheur et qui ne cache pas son approche purement utilitaire à son égard. Est-ce vraiment une qualité ? Il y a matière à réflexion, dans laquelle on plonge tout en lisant les magnifiques descriptions de la nature sibérienne chère à l'auteur, et tout en compatissant avec la traductrice : de nombreux mots sont inconnus même pour une russophone.

Ce livre suscite également d'autres réflexions liées à la personnalité de Valentin Raspoutine lui-même, qui s'est rendu célèbre non seulement en tant qu'écrivain écologiste, pour employer la terminologie moderne, ou en tant que défenseur actif du lac Baïkal. Ce n'est un secret pour personne qu'avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, Valentin Raspoutine a adopté une position systématiquement antilibérale : de la condamnation du magazine libéral Ogonyok dans les pages de Pravda en 1989 au soutien des actions du président Poutine à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine en 2014. En 1989, depuis la tribune du Premier congrès des députés du peuple, il déclarait : « Nous, Russes, considérons avec respect et compréhension les sentiments nationaux et les problèmes de tous les peuples et toutes les nationalités de notre pays, sans exception. Mais nous voulons que l'on nous comprenne aussi... ». En 2011, dans son livre Ces 20 années meurtrières, il a ouvertement reproché aux Juifs d’avoir fait de leur malheur national un business et a, au passage, critiqué la Suisse : « Les banques suisses, par crainte des Juifs, ont capitulé l'année dernière et seront contraintes de restituer l'argent dont les propriétaires sont décédés. » (Je n’ai pas besoin de vous rappeler la saga des « comptes non réclamés »). Valentin Raspoutine a également contribué à la création d'un journal orthodoxe et patriotique à Irkoutsk ; a pris la parole en faveur de Gennadi Ziouganov et du Parti communiste ; a publiquement exprimé son respect pour Staline ; a exigé des poursuites pénales contre les Pussy Riot... Raspoutine est décédé en 2015. Peut-on douter que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait soutenu la guerre actuelle, condamné ceux qui refusent d'y participer et reçu pour cela le Prix d’État ?

« Le crime et le génie étant deux choses incompatibles », écrit Pouchkine dans Mozart et Salieri. Il semble que ce soit l'un des rares cas où Alexandre Sergueïevitch se soit trompé. Valentin Raspoutine était-il un bon écrivain ? Sans aucun doute. Ses livres méritent-ils d'être lus ? Bien sûr. Mais en connaissant et en comprenant le contexte qui les a vu naître.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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