
L’extraordinaire incident évoqué dans le titre de cette nouvelle chronique constitue l'une des intrigues de Radio Nuit, un roman dû à l'écrivain ukrainien Yuri Andrukhovych traduit en français par Irina Dmytrychyn et publié aux Éditions Noir sur Blanc, Lausanne. Le livre sort aujourd'hui en librairie en Suisse, en France, en Belgique et au Canada.
En mars 2021, j’échangeais avec Yuri Andrukhovych, l'un des plus célèbres auteurs ukrainiens contemporains, à l'occasion de la parution de la traduction française de son Lexique des villes intimes. Naturellement, nous avons communiqué en russe. Bien que Maidan et tous les autres événements relatifs à cet événement se trouvaient déjà derrière nous, et que Moscou et les Moscovites étaient très critiqués dans ce livre. D’ailleurs, l'auteur admettait que son portrait de la capitale russe était « unilatéral - critique et méchant », même s'il impliquait une « astuce esthétique ». Tous les écrivains ne sont pas capables d'un tel aveu. Mais c'était avant la guerre. Et j’ai sincèrement été surprise de constater que, dans l’ouvrage à l'origine de la publication de ce jour, mais dont l’édition originale date de 2021, Yuri Andrukhovych qualifie le russe de langue « connue autrefois comme la langue russe ». Il est triste de lire une telle chose… surtout quand on sait que l'écrivain a autrefois traduit Boris Pasternak et Ossip Mandelstam en ukrainien. Du russe, évidemment. Cette fois, on m’a conseillé de m’adresser à lui en anglais. Ce que j’ai fait. Et ai reçu une réponse rapide et amicale, en partie en russe, mais assorti d’une note précisant que Yuri Andrukhovych est de moins en moins habitué à s'exprimer dans cette langue. Ce que je peux comprendre.

Quant à son livre, Radio Nuit, il s’avère très intéressant ! Et inattendu. Fin 2020, à la veille de sa première publication, le magazine Vogue, alors publié en russe en Ukraine, l'a qualifié de « texte le plus poignant et en même temps le plus lyrique d'Andrukhovych». Cela me semble correcte, mais je développerais un peu et définirais son genre comme une incroyable combinaison de thriller politique, de témoignage historique, de confession littéraire, de roman érotique et d'histoire d'amour. À la multitude des intrigues s'ajoute une double forme de narration : alternativement au nom du narrateur, qui tente d'écrire une biographie de Joseph Rothsky pour le compte du Comité Biographique Interactif International, et au nom de Rothsky lui-même, qui s'adresse au public sur sa station de radio baptisée Radio Nuit, ainsi qu'une pièce de théâtre insérée dans la narration.
Il faut savoir que l'auteur lui-même – et il est autant musicien qu'écrivain – qualifie son roman d'« acoustique », avouant par là qu'il a toujours rêvé d'écrire « un roman avec du son ». Ce rêve est devenu réalité et il est difficile de ne pas reconnaître dans le protagoniste, le « pianiste des barricades » Joseph Rothsky (dont le nom, nous explique le texte, est un croisement entre Roth et Brodsky) des traits autobiographiques de Yuri Andrukhovych lui-même. Tout ce que le héros voulait dans la vie, c'était jouer de la musique. Mais la politique fait irruption dans sa vie, comme dans celle de chacun d'entre nous, et le voilà impliqué dans des événements révolutionnaires – « j'ai eu l'honneur de jouer pour les barricades ». L'auteur ne cite pas de pays ni de noms propres, mais tout est clair. Il est instructif de lire la description du mécontentement populaire croissant et de la réaction du Régime, qui divise les gens en catégories. « Il convenait de neutraliser chaque catégorie en recourant à une tactique hybride, basée sur les particularités personnelles. Il fallait les étudier, les débusquer, les observer et les épier : leurs itinéraires, leurs contacts, leurs penchants, leurs faiblesses, leurs vulnérabilités. <…> Une des catégories les plus nombreuses ne pouvait pas ne pas devenir les « artistes, journalistes, blogueurs, personnalités publiques et prêcheurs ». Rothsky ne pouvait pas ne pas se retrouver dans cette liste. » Il crée une image scénique d’Agresseur et use de toute son influence pour combattre le dictateur, attirant l'attention des services secrets et observant la paranoïa se développer en lui et autour de lui. Et il y a une raison à cela : les services spéciaux agissent avec des méthodes traditionnelles : menaces, chantage, prise en otage de proches, passages à tabac, enlèvements...
« Dans un moment crucial, le correspondant spécial de CNN, devant le monde entier, a été le premier à qualifier ce qui se passait de “révolution” ».
Quelle est la suite des événements ? Le schéma est connu. Émigration forcée (« l'émigration est un pays où on dort mal »), lutte pour la survie en jouant dans les bars, liaisons occasionnelles (ou non) ... (« Joseph Rothsky, depuis sa jeunesse, avait toujours séparé l'amour et le sexe ».) Il finit par se retrouver en Suisse, où se déroule cet épisode dramatique : alors qu'il doit jouer devant le Dictateur du pays même qu'il a fui, Rothsky, qui est incapable de tuer, lui lance un œuf après avoir joué « Mourka », une chanson dite underground très appréciée du Président Poutine qui sait la jouer ! Et il le tue inopinément ! La description de ce moment est magnifique.
« Les collaborateurs de la police cantonale ont arrêté dans la journée au Grand Salon de l'hôtel Paradis deux personnes impliquées dans l’attentat contre de Chmoche, l'avant-dernier dictateur d'Europe. Un des interpellés se présente comme chef de la sécurité du dictateur, un autre, comme un pianiste étranger qui travaille en tant que pianiste à l’hôtel susmentionnée. Rappelons qu’après le déjeuner, Chmoche, l'avant-dernier dictateur d'Europe, a eu une crise cardiaque avec infarctus du cerveau et il est mort sur le chemin de la clinique la plus proche à Saint- Moritz. Selon des experts indépendants, le dictateur Chmoche – nous citons – “est mort d'une peur permanente, mais aussi de l’abus systématique du pouvoir et du viagra” ».
J’espère que ce passage vous donne une idée du style burlesque de l'auteur. Mais qui est ce Chmoche ? Des connaissances ukrainiennes interrogées m’ont confirmé que ce mot n'existait pas dans la langue ukrainienne ; quant à moi, j’y ai clairement perçu l’écho de « chmoshnik » un mot appartenant au slang russe et qui est à son tour proche du schmock en yiddish. Pas un type bien, quoi. Cette supposition a été confirmée par Yuri Andrukhovich, qui a ajouté que l'avant-dernier dictateur d'Europe était « une figure ironique. Lorsque j'ai écrit Radio Nuit, l'Occident appelait Loukachenko “le dernier dictateur d'Europe”. J'ai pensé qu'il était drôle d'utiliser le terme “avant-dernier” ».
Je pense que le lecteur suisse appréciera surtout l’image de son propre pays à travers les yeux de Yuri Andrukhovych. En commençant par la prison de la ville de Z., où le héros se retrouve après une tentative d'assassinat inopinément réussie. (Comme je l’ai appris, l'auteur a bien visité la prison de Zoug, mais cette visite n'a pas suffi et il a envoyé une longue liste de questions à un avocat ukrainien vivant en Suisse, lequel lui a fourni les informations complémentaires nécessaires). La description de cette prison située dans un ancien monastère – son directeur, professeur de littérature de formation, offre au héros la Promenade de Robert Walser en guise de cadeau d’adieu – reflète presque tous les thèmes abordés au jour le jour par la presse suisse. Joseph Rothsky rencontre ici un « mélange des condamnés » et des demandeurs d'asile en attente d'une décision sur leur sort, dont un unique Américain parmi les Marocains, Albanais, Géorgiens, Coptes, Turcs, Ouzbeks, etc. L’Américain – Jeffrey Subbotnik (ou Jerry Shabbatnik) – prisonnier V.I.P., se trouve derrière les barreaux pour avoir manqué à ses obligations fiscales forfaitaires ; Joseph Rothsky se retrouve soudain l'exécuteur testamentaire (« ordonnateur d’âme ») de cet Américain et le détenteur de la « clé d'or » de sa fortune… ce qui ne fait qu'ajouter à ses ennuis.
Affirmant que « l'honnêteté en Suisse est pathologique », l'auteur laisse libre cours à son sens de l'humour et de l'ironie, à la limite du sarcasme, se moquant ouvertement de certaines « particularités nationales » de notre petit pays. Faut-il s'offusquer d'un tel passage concernant la neutralité suisse : « Nous ne sommes pas indifférents, tu le sais bien, assure l'un des personnages à Rothsky. Nous compatissons pour votre révolution, pour ton pays écrasé par un monstre. Mais pas pour la violence ! Tu comprends ? Zéro tolérance à l’égard de la violence. C'est la raison pour laquelle on vous a noyés dans le sang, parce que vous avez cédé et répondu par la violence » ?
Outre la composante politique et les mésaventures du héros qui se retrouve entre le Régime et la Mob, comme entre le marteau et l’enclume, le livre est bourré d'érotisme et de sexe tout court, ce qui pourra attirer une partie du lectorat et en repousser l'autre. Certes, les frasques d'un Don Juan vieillissant en mal de femmes beaucoup plus jeunes que lui ne sont pas très appétissantes, mais cette partie de l'intrigue permet d'aborder les thèmes cruciaux de la prostitution enfantine et de l'asservissement de nombreuses femmes d'Europe de l'Est par des groupes criminels organisés.
D'une manière générale, l'apparente légèreté du récit se combine parfaitement avec des observations pertinentes et subtiles, des réflexions profondes et l'expression de sentiments et d'inquiétudes sincères. Je cite :
« Les royaumes affrontaient des royaumes, possessions contre possessions, terres contre terres, voisins contre voisins, particulièrement ici, en Europe du Centre-Est, où jusqu'à nos jours, à parler franchement, tout n'est pas parfaitement net concernant l'héritage historique et ses traitements variés. Que dire alors de ces époques assassines ».
Je trouve les commentaires sont superflus. Tout au long du livre, je pensais qu'il serait bon de faire une playlist des airs qui « sonnent » dans les programmes radio nocturnes de Joseph Rothsky. Il s'est avéré que je n’étais pas la seule ! Grâce au code QR figurant à la fin du livre, vous en trouverez la liste complète. Écoutez-la à votre guise !
P.S. Cette année Yuri Andrukhovych se trouve pami les invités du festival Bibliotopia à la Fondation Jan Michalski. Vous trouverez les infos ici.