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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky
Dans quelques jours, le 5 septembre à 19 h, j’aurai le plaisir d’animer la première rencontre de la rentrée à la Fondation Jan Michalski. Rencontre donc avec l’écrivaine russe Gouzel Iakhina à l’occasion de la parution – suite à Zouleikha ouvre les yeux et aux Enfants de la Volga –, de son troisième roman intitulé Convoi pour Samarcande. Un ouvrage lui aussi publié par les Éditions Noir sur Blanc, son éditeur francophone, dans l’excellente traduction de Maud Maubillard, - les libraires en Suisse et en France le recevront aujourd'hui.
Gouzel et moi nous sommes rencontrés une première fois en 2017, à Zurich. L’auteure, d’origine tatar, née à Kazan, y présentait Zouleikha ouvre les yeux, son premier livre, écrit à 40 ans – ouvrage alors couronné par les plus prestigieux prix littéraires en Russie et que la célèbre écrivaine Lioudmila Oulitskaïa avait décrit comme « une œuvre puissante qui chantre l’amour et la tendresse à l’enfer ». Le deuxième roman, Les Enfants de la Volga, devait quant à lui recevoir, en France, le Prix du Meilleur livre étranger en 2021. Voici donc le troisième.
Dans une récente conversation avec Gouzel Iakhina qui se trouve à Moscou – vive le Zoom ! - , j’ai suggéré que ces trois livres qui traitent du passé soviétique sous divers angles peuvent être perçus comme une trilogie. Elle a consenti à cette perception, avouant toutefois qu’un quatrième texte était déjà en route. Une tétralogie donc ? N’est-elle pas lassée de ce sujet ? « Pas du tout, a-t-elle répondu. Je trouve ce thème inépuisable, bien que pendant quelques mois après février 2022 mon impression était que tous mes sujets avaient perdu de leur actualité. Puis j’ai eu le sentiment contraire, car l’étude de toutes les dimensions du totalitarisme a repris de l’importance ».
Gouzel Iakhina, qui a dénoncé la guerre mais a préféré de ne pas quitter la Russie « aussi longtemps que ma vie et ma liberté ne sont pas en danger », explique le cauchemar actuel par ce passé soviétique et la peur héréditaire des russes. Franchement, cet argument m’irrite un peu : combien de temps encore pourrons-nous mettre les atrocités d’aujourd’hui sur le dos du passé ? Mais une chose est sûre : dans les trois romans de Gouzel Iakhina on trouve le même antagonisme entre l’homme et l’État ; la même question de la survie et de la préservation de l’humanité dans les conditions inhumaines que connut le pays que dans la Russie contemporaine. Le développement de ce mécanisme de la survie jointe à l’acceptation quotidienne de l’inacceptable finissent par déplacer les normes : l’anormal devient normal. Et s’impose, s’incruste. Ceux qui ne savent pas s’adopter meurent en premier.
Alors que dans les deux premiers romans des groupes ethniques se trouvent au centre de l’attention (les Tatars et les Allemands de Volga, tous deux victimes de la politique stalinienne), le personnage principal du Convoi pour Samarcande est la famine ; cette famine qui, dans les années 1920 et dans la seule région de la Volga touchait plus de quarante-cinq millions de personnes – six fois la Suisse.
Un succinct synopsis du livre se trouve en quatrième page de couverture : « Dans les années 1920, en URSS, la famine fait rage dans la région de la Volga. Le gouvernement soviétique met sur pied des convois d’évacuation pour sauver les enfants. C’est l’un de ces trains que l’officier de l’Armée rouge Deïev prend en charge, avec à son bord cinq cents enfants, qu’il doit acheminer de Kazan, la capitale du Tatarstan, jusqu’à Samarcande. Pour atteindre le Turkestan, terre d’abondance épargnée par la famine, il faut faire un long voyage de milliers de kilomètres à travers les forêts de la Volga, les steppes de l’Oural, puis les déserts d’Asie centrale.
Au cours de ce périple, Deïev et ses passagers rencontrent des femmes et des hommes qui les aident et les nourrissent – héros du quotidien, bandits ou fonctionnaires au double visage. Avec la commissaire Blanche et l’infirmier Boug, il tente de protéger les enfants de la faim, de la soif, de la peur et du choléra. Deïev devra faire face aux fantômes de son passé, aux crimes commis au nom du pouvoir soviétique, et à la cruauté de son pays, pour lequel la vie humaine a si peu de valeur. Par son courage et sa bonté, cet homme sauve des centaines de vies ; en s’élevant contre les crimes de l’État soviétique, il montre un chemin possible vers la rédemption ».
Alexandre Pouchkine affirmait, dans sa « petite tragédie » sur Mozart et Salieri, que la scélératesse est incompatible avec le génie. La bonté de Deïev, est-elle vraiment compatible avec sa cruauté ? Comment les héros de la Grande guerre patriotique pouvaient-ils ensuite se retrouver dans le rôle de surveillants à Goulag ? De nombreux lecteurs russes reprochent à Gouzel Iakhina l’embellissement de la réalité. Lors de notre conversation, elle a avoué que « la mesure de l’horrible » dans le roman a été une de ses principales préoccupations. Les réactions reçues après sa parution l’ont convaincues que la perception de l’horreur est une affaire très personnelle – trop pour les uns, pas assez pour les autres.
Me concernant, je dirai « plus qu’assez ». L’image d’un petit garçon persécuté dans son délire par un pou géant m’a empêché de dormir pendant des nuits… Pourtant, malgré le sujet très douloureux qui s’y trouve abordé, en dépit des détails insupportables dans leur véridicité, ce livre revêt l’aspect d’un conte de fée : au final, le Bien et l’Amour vainquent le Mal. Gouzel Iakhina partage mon analyse en souriant : « Vous avez très bien compris ; pour moi, cette idée est la principale du roman : je veux croire qu’il ne parle pas seulement des atrocités de l’époque et des souffrances des gens, mais aussi de l’humanité comme condition de survie de tout société. Dans mon roman les enfants deviennent la mesure de l’humanité des adultes qui, dans d’autres circonstances, se seraient entretués. Mon roman affirme que la bonté se trouve même dans les cœurs les plus endurcis ; elle peut être réveillée et sauver les vies ».
Voudrions-nous tous croire à cela ?
Préparez vos questions et venez les poser à Gouzel Iakhina le 5 septembre, à la Fondation Jan Michalski. La rencontre se tiendra en russe, avec la traduction simultanée en français assurée par Maud Maud Maubillard. Voici les détails : https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/rencontre-litteraire-avec-gouzel-iakhina
Vous aurez également deux occasions de rencontrer Gouzel Iakhina lors du festival Livres sur les quais ainsi que, le 4 septembre, à la Librairie Payot Lausanne.
Ce livre, je l’ai trouvé par hasard – si l’on veut croire au hasard. Le nom de l’auteur ne me disait rien, mais son titre a attiré mon attention dans une pile rangée avec soin dans une de ces cabines téléphoniques désaffectées, transformées en point d’échange d’ouvrages lus et abandonnés. Lolita à Téhéran ?! Impossible !
Et pourtant j’ai découvert que ce livre, paru en 2003 déjà, fêtait alors son 20ème anniversaire. J’ai découvert également qu’en 2009 il avait été placé, par The Times de Londres, dans la liste des « 100 meilleurs livres de la décennie », et même qu’il avait été traduit, parmi trente-deux autres langues, en russe – en 2022, juste à temps ! L’autrice en est Azar Nafisi, fille de l’ancien maire de Téhéran et de la première femme membre du parlement iranien. Ayant obtenu son doctorat en littérature anglaise et américaine à l'université d'Oklahoma, aux États-Unis, elle est rentrée en Iran pour y enseigner entre autres à l’université de Téhéran. Mais la révolution iranienne survenue en 1979 a eu pour résultat l’exil du shah Mohammad Reza Pahlavi, la prise du pouvoir par l’Ayatollah Khomeiny et l’instauration de la République islamique. En 1981, Azar Nafisi s’est vue renvoyée de l’université pour refus du port du voile islamique. Ce n’était là qu’une formalité, car le 5 juin 1980 déjà, le début de la « révolution culturelle » avait été marqué par la fermeture des établissements de l’enseignement supérieur. En 1997, Azar Nafisi est retournée aux États-Unis, où elle a enseigné pendant vingt ans à l’université John-Hopkins à Baltimore ; ayant obtenu en 2008 la citoyenneté américaine, elle habite maintenant à Washington où elle continue à écrire. Je note aussi qu’en 2006 elle a rédigé la préface à une nouvelle édition de Hadji-Mourat de Léon Tolstoï, parue dans la série Modern Library, et qu’en juin 2019 Yale University Press a publié son livre consacré à Vladimir Nabokov et intitulé That Other World.
Mais revenons à cette Lolita de Téhéran d’il y a vingt ans que j’ai emportée avec moi pour la lire tranquillement pendant mes vacances à la plage. À peine en ai-je lu les premières pages qu’une jeune femme en bikini orange s’est posée sur le transat à côté du mien. Ayant jeté un coup d’œil distrait sur mon livre, elle m’a demandé en français : « Êtes-vous iranienne ? » « Non, je suis Russe ». « Russe ?! – étonnement non dissimulé suivi par un signe de tête : Alors, vous comprendrez tout, vous avez eu une révolution, vous aussi ». Eh oui…
Une heure et demie durant, nous avons parlé de la mort, survenue en septembre 2022, de Mahsa Amini, Kurde iranienne de 22 ans arrêtée par la police qui lui reprochait d'avoir enfreint le code vestimentaire de la République islamique, lequel impose notamment aux femmes le port du voile en public. (Il suffit d’intervertir deux lettres pour que la Mahsa kurde devienne une Masha russe.) Nous avons aussi évoqué le courage des femmes iraniennes descendues dans les rues pour protester. Le fait que, dès le 18 juillet 2023, les patrouilles de la police des mœurs ont été rétablies en Iran pour arrêter et sanctionner les femmes qui désobéissent aux ordres et continuent de ne pas respecter le code vestimentaire. Le fait, enfin, que, de retour de vacances, ma nouvelle connaissance sera obligée de cacher sa ravissante beauté sous des habits noires.
Mais que ce passe-t-il ? Le temps s’est-il arrêté ? A-t-il fait un virage à 180 degrés ?
Le livre d’Azar Nafisi appartient au genre du roman documentaire. C’est une histoire vraie, autobiographique, bien que les noms des personnages soient modifiés pour des raisons évidentes. Le sujet paraît simple : suite à la persécution de tout ce qui vient de l’Ouest dans le cadre de la « révolution culturelle », à la fermeture des librairies spécialisées en littérature étrangère et à l’interdiction de l’enseigner dans les universités, une professeure – Azar Nafisi donc – organise un groupe d’études chez elle. En arrivant dans sa maison, les étudiantes ôtent leurs voiles islamiques, restent en jeans et T-shirts et se plongent dans des discussions autour de leur Mille et une nuits natales, mais aussi de livres aussi inadmissibles dans la société iranienne d’aujourd’hui que sont Lolita et Invitation au supplice de Vladimir Nabokov, Gatsby le Magnifique de F. Scott Fitzgerald, Emma et Orgueil et préjugés de Jane Austen, Madame Bovary de Gustave Flaubert et même L’hiver du doyen de Saul Bellow. Ce cercle secret des bibliophiles se transforme rapidement en un club dont les membres débattent de problèmes politiques et de leur intrusion dans la vie privée. Il est important de noter que bien qu’une partie du groupe soit issue de familles conservatrices et religieuses et que l’autre provienne de milieux laïcs, le dialogue reste possible.
En lisant ce livre, je n’ai pas pu m’empêcher de tirer des parallèles non seulement entre l’histoire de la Perse – qui a donné au monde tant de poètes extraordinaires – et la République islamique d’Iran, mais aussi avec leurs homologues russo-soviético-russes car chez nous aussi, pour citer Azar Nafisi, « la vie est aussi capricieuse que le temps en avril quand les brèves périodes du soleil cèdent la place aux pluies et orages ». Oh que c’était difficile en URSS, considéré pendant longtemps comme le pays le plus lettré du monde, d’obtenir de bons livres – non seulement étrangers, mais aussi « nôtres ». Jusqu’à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev les œuvres de Marina Tsvétaïeva, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam et de tant d’autres excellents auteurs russophones n’étaient disponibles – bien que publiées en Russie ! – que dans les magasins réservés aux étrangers où ils étaient vendus contre hard currency, ou chez les bouquinistes, à des prix faramineux en roubles. Il existait aussi, en URSS, des « cercles secrets » qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux décrits par Azar Nafisi. Dans mon école élitiste de Moscou, en restant après les classes avec une enseignante passionnée, j’ai découvert la poésie de Severianine, Khlebnikov, Brodsky… Je vous ai déjà raconté qu’en 1982 on m’avait prêté le quatrième des six exemplaires de Lolita dactylographiés sur une machine à écrire à l’aide de papier carbone – pour vingt-quatre heures seulement : les personnes avides de le lire à leur tour refusaient de patienter davantage. Tous les régimes totalitaires ont une chose en commun : la peur de la bonne littérature.
« Nous, ceux qui habitions la République islamique d’Iran, avons parfaitement saisi la tragédie ainsi que l’absurdité de la cruauté à laquelle nous étions sujettes. Nous avons appris à voir les côtés drôles de notre misère pour survivre. Nous reconnaissions instinctivement le poshlust – non seulement chez les autres, mais aussi chez nous-mêmes », écrit Azar Nafisi. Il suffit de remplacer le nom du pays pour que les souvenirs m’envahissent.
Il est intéressant de noter que Mme Nafisi translitère le mot russe poshlost [banalité, vulgarité], l’un des préférés de Nabokov, en poshlust – comme si elle le prononçait à la manière moscovite, avec « a » à la place de « o », et en rajoutant un sens supplémentaire avec ce lust – « désir physique », « convoitise de la chair » en français.
« Nabokov a saisi la texture de la société totalitaire, dans laquelle un individu est complètement seul dans un monde illusoire plein de promesses futiles, dans un monde où il n’est plus en mesure de distinguer son libérateur de son bourreau », écrivait Azar Nafisi il y a vingt ans de cela, en « adaptant » les réflexions de l’écrivain russe du XXe siècle à la réalité iranienne, et en nous les renvoyant aujourd’hui afin que nous les adaptions à notre réalité à nous.
Voici encore une citation : « Nous vivions dans une culture qui niait toutes les valeurs des œuvres littéraires autres que leur utilité à l’idéologie. C’était un pays où chaque geste, même le plus intime, était interprété dans un sens politique ». On dirait qu’elle parle de la Russie.
Moi aussi, j’ai grandi dans un pays où les écrivains ont souvent été jugés non pour leur talent mais en vertu de leur loyauté au Parti communiste ; où les meilleurs étaient les premiers à périr et où la grande littérature mondiale a constitué la seule lucarne par laquelle un vent frais arrivait de derrière le Rideau de fer en nous aidant à former nos opinions et notre identité ; à préserver notre dignité et le sens de la liberté dans une société privée de liberté. Pendant un moment nous, les Russes, avons cru que tout cela était terminé. Mais hélas, les temps ténébreux sont de retour et il nous appartient d’accepter le rôle de l’éternelle victime – à la manière de Lolita, fillette sans défense, incapable même de formuler sa propre histoire ou de s’approprier son destin.
Tout en admirant Azar Nafisi, je ne peux que regretter que son livre, vingt ans après, reste d’une telle actualité. Je vous le recommande vivement, dans la langue de votre choix, ainsi que sa toute dernière œuvre dont le titre parle pour lui-même : Lire dangereusement : la littérature subversive dans les temps troubles.
P.S. : Je profite pour vous rappeler que l’exposition consacrée à Vladimir Nabokov à la Fondation Jan Michalski reste ouverte jusqu’au 3 septembre – ne la ratez surtout pas !
Cela aurait pu être le titre français du nouveau roman de l’Américain Josh Haven – quatrième au total et deuxième thriller. The Siberia Job dans l’original. Il a paru tout récemment, en 2023, et félicitons les Éditions Buchet/Chastel de l’avoir vite fait traduire et publié sous le titre, étonnamment anglais : Wild Wild Siberia – La Sibérie sauvage, donc. Avant de devenir écrivain, Josh Haven était critique d’art pour divers magazines américains et européens – du Wall Street Journal au Jerusalem Post, en plus d’être astro-géophysicien. Quand la nature est généreuse avec quelqu’un, elle ne compte pas ses cadeaux.
L’action du roman couvre une longue période – de 1994 à 2022, mais avec un entracte de vingt-cinq ans. Dans la préface, l’auteur avoue que « c’est un luxe douteux pour un roman fondé sur des faits réels que de voir les événements dont il traite continuer à se dérouler au moment où ce livre est sous presse ». Il précise également que l’idée du roman lui a été soufflée par un ami businessman qui, dans sa résidence des Bahamas, lui a raconté sa propre histoire tout en soulignant qu’il est le dernier témoin vivant des événements en question : l’hélicoptère de son ex-partenaire parti faire du ski en Alaska s’est écrasé dans des circonstances suspectes. Cette mort prématurée a été l’une d’une série de disparitions d’entrepreneurs d’envergure liés, d’une manière ou d’une autre, à la privatisation de Gazprom – l’une des plus grandes entreprises énergétiques cotées en Bourse. Dans la première version du livre le géant russe figurait sous son vrai nom, mais l’aspect particulièrement délicat du sujet fit que l’auteur l’avait remplacé par « Gasneft » – moins direct mais parfaitement identifiable.
« Les exportations d’énergie russe contribuent à financer l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce qui signifie que tout en aidant l’Ukraine à repousser la Russie, l’Europe aide aussi la Russie à financer cette guerre. Dès lors, le reste du monde s’interroge : qui contrôle quoi ? Qui contrôle qui ? Une série de sanctions sans précédent a frappé la Russie. La Suisse a violé sa propre neutralité pour entrer dans la danse. Et pourtant, à part la perte de quelques yachts, les oligarques russes semblent plutôt bien résister à la déferlante », selon Josh Haven qui annonce ainsi clairement ses couleurs.
Je suis sûre que ces quelques mots suffisent à susciter l’intérêt des lecteurs russophones dont certains ne se souviennent que trop bien de ces années troubles et qui ont peut-être même participé aux événements décrits dans le livre. Le reste des lecteurs va dévorer ce thriller comme un autre – s’émerveillant de la façon dont le richissime pays a été dépouillé, et regrettant peut-être même de ne pas y avoir participé…
La quatrième de couverture de l’édition française présente ce roman comme « l’histoire folle de deux hommes qui voulaient acheter la Russie ». Évidemment, il s’agit là d’une publicité tendant à exagérer les choses, cependant l’histoire est vraiment incroyable, et bien que Gazprom ne soit pas toute la Russie, il en est un très gros morceau. Ces deux hommes sont John, un Américain, et Petr, un Tchèque. Le plan de ces compagnons qui se sont rencontrés dans un bar londonien est génial dans sa simplicité : profiter de la privatisation partielle de Gazprom/Gazneft annoncée par Boris Eltsine et du chaos total qui règne en Russie dans les années 1990 pour racheter le maximum d’actions vendues dans les « ventes régionales » et devenir des milliardaires.
Le style de ce livre me rappelle étrangement le film La Mort de Staline d’Armando Iannucci : c’est là une vraie tragicomédie russe ; on en rit jusqu’à ce qu’on en pleure. Il possède tous les éléments d’un bon polar : la description de Moscou en 1994 qui ressemble à Londres de l’année 1938 ; la découverte par les personnages du marché des faux cigarettes et autres contrefaçons ; la corruption omniprésente ; les scènes d’un kidnapping en plein jour et du massacre des chiens qui n’y étaient vraiment pour rien ; les affrontements avec la mafia et le KGB qui sont souvent représentés par les mêmes personnes prononçant des maximes du genre : « Si les Russes pouvaient faire confiance à leur gouvernement, on serait le pays le plus riche du monde ».
Il y a dans ce roman des épisodes très drôles. Comment ne pas rire en lisant la description d’une ZAZ Zaporojets de 1967, achetée par Petr à Magadan pour deux cents dollars et munie d’une trappe dans le plancher pour pouvoir pêcher sur la glace sans avoir à quitter la voiture ? Ou le dialogue parfaitement absurde que mène John avec le chauffeur d’un tank qui lui bloque la route vers Kysyl-Syr, en Iakoutie, où une vente d’actions est prévue : il se trouve que le chauffeur est amoureux d’une top-modèle de Playboy et qu’il est un fan de John Le Carré dont il trouve les romans « très relativistes sur le plan moral ».
Les moments de ce genre, il y en a beaucoup dans le livre. Mais certaines scènes drôles en apparence nous font en même temps réfléchir : la parade militaire à Moscou en 1947 avec les Tu-4 russes copiés sur les B-29 américains ; l’hypocrisie en quoi consiste la création de la République autonome juive ; les qualités professionnelles des agents du KGB et autres qui se font embobiner par les deux étrangers.
Malgré sa part de sérieux et son final tragique, ce livre est d’une lecture facile, idéale pour la période des vacances : le vent sibérien vous rafraîchira pendant la canicule.
Le dernier film du grand cinéaste italien, qu’on sait avoir participé à la compétition du festival de Cannes de cette année, est sorti sur les écrans suisses. Je l’ai vu et vous le recommande de tout cœur.
Nous connaissons tous cette affirmation selon laquelle l’Histoire ne supporte pas de subjonctif. De « si ». C’est juste ; mais l’avantage de l’art sur la science historique consiste justement dans son figuratisme. Dans l’acceptation du « si ». On ne peut donc que regretter que davantage de créateurs contemporains ne profitent pas de ce privilège, et que, du coup, une visite au cinéma ou au théâtre ne change pour nous, spectateurs, pas grande chose par rapport à ce que nous voyons à la télévision – depuis chez nous. Ce n’est pas le cas de Nanni (Giovanni) Moretti, un réalisateur, scénariste et acteur de cinéma italien, lauréat d’une trentaine de prix internationaux… y compris de la Palme d'or du Festival de Cannes 2001 pour La Chambre du fils. Un vrai artiste ne peut pas se permettre d’être une personne immorale, mais il peut se donner licence de rêver et d’emmener le public dans son rêve, comme Nanni Moretti le fait pour une durée de 96 minutes.
Le 19 aout 2023, ce maître qu’on surnomme « le Woody Allen italien » dans la mesure où, dans ses films, il joue souvent son propre rôle, fêtera ses 70 ans. Aujourd’hui ce n’est pas vieux, mais les artistes – et surtout les artistes italiens – ont une petite tendance à la tragedia dell’arte. Ceci explique pourquoi nous entendons dans ce film si drôle les notes du requiem : Moretti parle de ses collègues ; il réfléchit au sens de l’Art ; à la différence entre la tragédie shakespearienne et un thriller de passage ; au dilemme du cinéaste contraint de choisir entre le film de son rêve et une série de Netflix… Comme s’il faisait le bilan.

Le titre-même du film nous pousse à y voir davantage qu’une touchante tragicomédie humaine : une fable philosophique. Le titre original est Il sol dell'avvenire – ce qui se traduit littéralement par « Le soleil d’avenir ». En Russie on l’a traduit par « La lumière de l’avenir », mais je préfère la traduction française, « Vers un avenir radieux », car ce petit vers apporte une notion de mouvement ce qui est opportun puisque le film, pour sa part, appelle clairement à l’action : au tout début, des communistes italiens écrivent sur un mur un immense graffiti de couleur rouge : « Vers un avenir radieux ». (La raison pour laquelle en Russie on a choisi le titre « La lumière de l’avenir » plutôt que « L'Avenir radieux », qui vient tout de suite à l’esprit, est claire : l’allusion eût été trop directe à L'Avenir radieux [en russe : Светлое будущее], le roman d'Alexandre Zinoviev publié pour la première fois par L’Âge d’Homme, en Suisse, le 15 mars 1978, sur la suggestion du professeur Georges Nivat. Roman qui a reçu la même année le prix Médicis étranger et provoqué le mécontentement des autorités soviétiques – ce qui a valu à son auteur un séjour forcé en Allemagne et la privation de la citoyenneté soviétique.)
Mais si on regarde encore plus loin, il faut se rappeler que l’expression « l'avenir radieux » est une notion religieuse, philosophique et idéologique qui signifie le désir de l’humanité de construire une société idéale et/ou d’y accéder. Cette notion est utilisée par les athéistes aussi bien que par les croyants ; pour ces dernières il est souvent synonyme du Royaume des cieux. Remarquons que les politiciens de tous azimuts qui ne cessent pas de nous promettre cet avenir radieux peuvent bien appartenir aux deux catégories.
J’ignore si Nanni Moretti croit en Dieu, mais il est évident qu’il est resté un idéaliste. Dieu merci ! Dans son quatorzième film, comme dans beaucoup de ses précédents, se trouvent entrelacés le cinéma et la vie, le passé et le présent.

Giovanni, un réalisateur vieillissant (interprété par Nanni Moretti lui-même) essaye de rattraper le temps perdu ; il se fait la promesse solennelle de réaliser davantage qu’un film tous les cinq ans. Il commence le nouveau tournage de fort mauvaise humeur : la dépendance aux anti-dépresseurs et aux somnifères le fatigue ; sa femme qu’il a épousée il y a quarante ans (actrice Margherita Buy) veut le quitter et sa fille (actrice Valentina Romani) lui annonce son intention d’épouser un ambassadeur polonais qui aurait pu être son père… si pas son grand-père. Vous voyez le tableau. Le film qu’il tourne dans le film se passe à Rome en 1956 : le cirque hongrois y débarque et y trouve un accueil chaleureux non seulement de la part des enfants mais aussi d’Ennio, le rédacteur-en-chef de L’Unità, l’organe du Parti communiste italien – un rôle interprété avec brio par Silvio Orlando.
Mais la vie intervient : le monde apprend avec stupeur que les tanks soviétiques sont rentrés dans Budapest. Ennio, tiré en tous sens par les sentiments contradictoires et en absence de directives claires, ne se presse pas pour commenter cet événement dans son journal et ne sait plus comment se comporter avec ses camarades hongrois. Incapable de trahir son parti et l‘URSS, mais sachant au fond de lui que quelque chose ne va pas, Ennio se trouve au bord du suicide : le réalisateur lui montre comment mettre sa tête dans la cravate de chanvre.

Là, il faut se souvenir de quelques faits historiques. Le Parti communiste italien, connu sous ce nom depuis mai 1943, s'impliqua de façon importante dans la lutte contre le régime fasciste, surtout durant la guerre civile de 1943-45. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec ses presque deux millions de membres, il constituait une force politique majeure. Palmiro Togliatti, de retour de l’URSS, en était à la tête. Toutefois l'alignement sur l'Union soviétique maintenu par Togliatti isole toujours plus le parti : en 1956, le soutien officiel – y compris à travers le journal L’Unità – de la répression de l'insurrection de Budapest, entraîne la rupture de l'alliance avec le Parti socialiste.
Et voici que Nanni Moretti, utilisant son droit de créateur, « change » l’histoire. Sous l’influence de Vera, une belle communiste dont Ennio est amoureux, ce dernier se transforme : au lieu d’écrire un éditorial dénonçant les Hongrois ou de se pendre, il organise une manifestation devant le siège du Parti communiste. Cette magnifique scène où les dirigeants regardent à travers les fenêtres de l’étage élevé les « simples communistes » m’a rappelé la Place Rouge avec sa tribune du Mausolée de Lénine… Toutefois nous sommes en Italie, et un miracle se produit : les dirigeants écoutent la vox populi, ce que Ennio annonce, euphorique, sur la une de son journal – « Adieu, l'Union Soviètique ! »

On sait que le travail sur le scénario du film a été terminé en 2021, mais il se trouve en quelque sorte prophétique – nul besoin de souligner les parallèles avec la situation actuelle. Nanni Moretti nous montre que l’Histoire ne s’écrit pas toute seule : elle est écrite par les hommes qui prennent les décisions et en assument la responsabilité.
Au final, la marche triomphale de l’ensemble des protagonistes nous fait sourire et fait monter nos larmes aux yeux en même temps: toutes ces personnes, unies par la foi en la Justice, marchent vers l’avenir radieux qui commence là où les gens osent dire la vérité.
C’est ainsi que, dans un de ses récents communiqués, le Gstaad Menuhin Festival a intitulé sa grande soirée du 12 août à venir. J’espère que vous serez nombreux à y assister car, à elle seule, la Symphonie n° 9 de Dimitri Chostakovitch mérite le déplacement.
Christoph Müller, le directeur artistique du Festival, a placé sa 67ème édition sous le signe de l’“Humilité”. Humilité non dans le sens commun de modestie, ni dans le sens religieux. Il s’agit de l’humilité devant la Nature ; de l’acceptation de ses lois.
« Plusieurs crises centennales ont surgi coup sur coup et déstabilisé à plus d'un titre un équilibre en place depuis plusieurs décennies. Une pandémie nous a brutalement rappelé combien fragiles étaient les ressources vivantes et organiques de cette planète. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte que le changement climatique n'est pas une lubie de scientifiques en quête de sensationnel mais une réalité tangible, un processus en marche dont les conséquences sur notre planète sont déjà parfaitement perceptibles dans notre environnement immédiat », écrit-il dans l’édito sur le site du Festival.
Dimitri Chostakovitch fut une personne humble, de santé fragile, mais dotée d’une redoutable force d’esprit. Dans son récent ouvrage sur le roman soviétique, Dominique Fernandez a salué la capacité de résistance du compositeur qui se manifestait, selon ce membre de l’Académie française, dans ses œuvres délibérément plus faibles. De toute évidence, l’admiration devant le génie musicale et les qualités humaines de Chostakovitch fait l’unanimité, car même le Verbier Festival, le premier à se distancier de la Russie suite au début de la guerre en Ukraine, a inclus trois de ses symphonies – n° 1, 4, et 15 – dans son programme de 2022.
La Neuvième de Chostakovitch est une symphonie a part entière, et ceci pas seulement à cause de sa brièveté – vingt-cinq minutes seulement. Dernière de la tétralogie des symphonies connues comme « symphonies de guerre » (composées entre 1939 et 1945, toutes sont au cœur d’un excellent documentaire signé par le réalisateur canadien Larry Weinstein), elle est la seule à avoir être écrite sur commande émanant du gouvernement soviétique. Quelle sublime perversité ! Lui dont on avait pratiquement prononcé la sentence de mort formulée dans le tristement célèbre article « Cacophonie au lieu de la musique » inclus dans la Pravda du 28 janvier 1936 – ceci en guise de la critique de « Lady Macbeth de Mtsensk » –, lui dont on avait arrêté plusieurs proches et amis… voilà que ce même pouvoir central ne voyait nul inconvénient à continuer d’utiliser les services du Génie. Et voilà donc qu’en 1943, lorsque la Septième symphonie, dite “Leningrad”, donnait la chair de poule aux mélomanes du monde entier de par sa bouleversante “description” de l'invasion de l’Union soviétique par les nazis, puis que la Huitième, déjà terminée et centrée sur la bataille de Stalingrad, n’était pas encore présenté au public, la commande suprême tombait. Elle était claire : la nouvelle symphonie devait glorifier le peuple soviétique guidé par Staline et annoncer la victoire imminente.
Il faut savoir que Dimitri Chostakovitch a essayé à deux reprises de rejoindre l’armée pour défendre son pays, mais que ses demandes furent déclinées pour les raisons de santé. Chostakovitch était de tout cœur avec ses compatriotes ; ayant foi en la victoire, il a donc accepté la commande sans hésiter. En octobre 1943 il annonçait publiquement son nouveau projet, s’engageant à composer une grande symphonie avec chœur, à l’image de la Neuvième de Beethoven. Mais le travail s’est avéré difficile : au début de l’année 1945, la première partie n’était pas encore composée. Finalement, le compositeur a drastiquement changé son plan initial : en lieu et place d’un hymne pompeux il a écrit une œuvre qu’il a lui-même qualifié de « souffle de soulagement après des années sombres, avec un espoir pour l’avenir ».
Staline appréciait peu les souffles de soulagement, leur préférant les derniers souffles. Il est bien connu que la première exécution de la symphonie, le 5 novembre 1945 à Leningrad, par l’Orchestre philharmonique de Evgeni Mravinski, provoqua la colère de Staline, qui n’y a pas perçu l’ apothéose commandée. Nominée au Prix Staline en 1946, la Neuvième ne l’a finalement pas reçu. Deux ans plus tard, en février 1948, l’ordonnance du Comité central du Parti communiste concernant l’opéra de Vano Mouradeli « La grande amitié », qualifiait la musique de Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian de “formaliste” et “antipopulaire”. Dimitri Chostakovitch fut contraint de démissionner des Conservatoires de Moscou et de Leningrad ; sa Neuvième symphonie ne fut plus jouée jusqu’au 1955 – soit après la mort de Staline. Chanceux sont ceux qui vont la découvrir le 12 août à Gstaad !
… Qu’aurait fait Chostakovitch, eût-il reçu une telle commande aujourd’hui, dans un contexte radicalement opposé ? J’espère qu’il l’aurait refusé, mais je suis heureuse qu’il n’ait pas vécu jusqu’au jour de devoir prendre une telle décision.
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