среда, 12 февраля 2025 года   

Notre guerre quotidienne

06.02.2025
Andreï Kourkov Photo © Editions Noir dur Blanc

Notre guerre quotidienne, c’est le titre du nouveau livre de l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov que publient en français les Éditions Noir sur Blanc implantées à Lausanne ; un volume qui, pour l’essentiel, constitue la suite de son journal de guerre publié par les mêmes éditions en mars 2023.

Il y a presque deux ans, en mars 2023, je présentais à mes lecteurs le Journal d’invasion, ouvrage dû à cet écrivain d’expression russe bien connu et que je suis depuis un bon nombre d’années. J’hésite, ce faisant, à trop vite qualifier Andréï Kourkov d’« ex écrivain d’expression russe » – quand bien même, c’est vrai, ce Journal d’invasion avait été rédigé en anglais. Il en va de même pour Notre guerre quotidienne, que l'on peut, je l’ai dit, considérer comme le deuxième volume du Journal : lui aussi est consacré aux soldats de l'armée ukrainienne et conserve la forme d'un journal. L'essentiel du contenu n'a pas changé non plus : il s'agit de notes prises au jour le jour (ou peu s’en faut) couvrant cette fois la période du 1er août 2022 au 24 avril 2024, moment où la guerre en Ukraine est entrée dans sa troisième année. Voici ce que Kourkov écrit dans l'épilogue de son témoignage traduit en français par Johann Bihr et Odile Demange :

« Hélas, la guerre en Ukraine continue. J'avais espéré pouvoir raconter dans ce livre comment la guerre a pris fin, décrire la liesse de l’Ukraine à la libération des territoires pris par les occupants russes. J'espérais faire le compte rendu du début d’un programme de reconstruction massif – la restauration des villes et des villages détruits. Mes espoirs et la réalité ne se recouvrent pas. »

Hélas, c'est bien le cas.

Cela étant, plus de neuf mois se sont écoulés depuis qu'Andreï Kourkov a achevé la rédaction de ce second volume, et la guerre continue. Bien sûr, il est facile de comprendre que, fût-ce dans leur langue originale, il n’était pas possible que ces chroniques puissent faire l’objet d’un livre en « temps réel » – donc d’autant moins s’agissant de les faire traduire ! Mais dans ce cas précis, mon avis est qu’il peut, pour le lecteur, résulter de ce fait certaine difficulté de perception.

Léon Tolstoï a écrit Guerre et Paix en 1863, soit quarante ans après la guerre qui opposa la Russie aux armées napoléoniennes. Hemingway a publié L’Adieu aux armes en 1929, dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale. Kurt Vonnegut a pour sa part écrit son Abattoir 5 en 1969, vingt-quatre ans après la Seconde Guerre mondiale. (Andreï Kourkov me pardonnera, j’ose l’espérer, ces trois états de fait, qui n’ont pour but que de montrer tout le respect que j’ai pour lui en tant que personne et qu'écrivain). Les auteurs susmentionnés avaient, pour leur part, éprouvé le besoin d'une certaine distance temporelle à partir de laquelle ils pouvaient entreprendre le récit des tragédies dont ils avaient été les témoins et les participants. Mais les temps ont changé. Nous vivons à une époque de transmission immédiate et momentanée de l'information ; de ce fait, je pense que l’exigeant travail quotidien assumé par Andreï Kourkov en sorte d’écrire une chronique de guerre se serait révélé inestimable sous la forme d'un blog régulier. Je suis même convaincue qu’à travers le monde, des centaines de milliers de personnes s'y seraient abonnées ! À défaut, la lecture d'une chronique qui ne se trouve pas suffisamment éloignée de nous pour être perçue comme un roman historique, mais assez pour que nous puissions constater les décalages entre la description d’événements et leur déroulement ultérieur que nous connaissons déjà, peut provoquer un sentiment de déjà-vu. Surtout chez ceux qui sont eux-mêmes témoins – ou, d'une manière ou d'une autre, qui participent à ces événements et les suivent non pas au jour le jour, mais d'heure en heure.

Ceci précisé, je conçois qu’il peut s’agir là de réflexions à la marge. En ce qui concerne le contenu du livre en question, on ne saurait surestimer la contribution d'Andreï Kourkov au récit véridique de la guerre en cours. Jour après jour, il décrit la vie quotidienne – au front, sur le front intérieur, hors de l'Ukraine, relatant les expériences des réfugiés ou de ceux qui sympathisent simplement avec les Ukrainiens et les aident par tous les moyens possibles. Le tout, sans noircie d’avantage le tableau (déjà bien noir), ni rien enjoliver. Aucune fioriture. Au contraire de ce que font tant de commentateurs. Voire même avec l'humour qui lui est inhérent, en sorte de briser une amertume bien compréhensible. Andreï Kourkov n'essaie pas de faire passer ses compatriotes pour des saints ; il parle des difficultés de la mobilisation, de la corruption, des décisions parfois absurdes prises à différents niveaux – dans le passé comme au présent.  Il ne lésine pas sur les exemples d'humanité et de générosité de la part de certains Russes, et pour cela je lui suis – à titre personnel – très reconnaissante. Tout lecteur objectif réalisera que, même dans les conditions de catastrophe, les gens normaux restent tels, cependant que fanatiques et radicaux des deux camps se ressemblent douloureusement.

Les réflexions d'Andreï Kourkov sur l'auto-identification – un problème auquel il a lui-même été personnellement confronté en tant qu'écrivain ukrainien d’expression russe – sont extrêmement intéressantes. Voici un extrait d'une note prise le 10 avril 2023 :

« Pour être honnête, force m’est de constater que mon auto-identification en tant qu'Ukrainien compte plus pour moi que ma langue maternelle. Être Ukrainien, aujourd'hui surtout, signifie être libre. Je suis libre. Utilisant cette liberté, j'affirme le droit d’utiliser ma langue maternelle, même si elle a acquis le statut de « langue de l'ennemi ».

Pensez à un effort intellectuel et émotionnel exigé par un tel aveu !  

Bien entendu, le thème de la culture, ce soft power par trop souvent otage entre les mains des décideurs, me préoccupe beaucoup, et Andreï Kourkov y accorde une grande attention, allant même jusqu’à se projeter dans l'avenir. Son billet du 29 juin 2023, intitulé « Le rôle de la culture après la guerre », recèle les propos suivants :

« Le mot de culture recouvre plusieurs concepts. Il ne s'agit pas seulement d'art, mais aussi de retour possible à une communauté où règne une culture familière de communication, une culture de bon voisinage, une tradition ukrainienne de tolérance particulièrement précieuse dans les régions frontalières où se côtoient différentes minorités nationales ».

Notant que « la culture ukrainienne, tout comme l’ensemble de la société ukrainienne, a subi de lourdes pertes au cours de cette guerre », il exprime l'espoir que l'intérêt accru pour cette culture dans le contexte de la guerre ne s'estompera pas… même après la fin des combats.

Pour ma part, ce que, dans ce livre, je considère comme le plus précieux, ne relève pas des seuls faits, ni des détails captés ici et là, mais les réflexions au plan universel qu'Andreï Kourkov nourrit à propos de la manière dont la guerre brise une personne. Brise tout homme. Je cite ici un fragment d'une entrée du 9 février 2023.

« Telle une maladie, la guerre prend le contrôle de votre comportement, de vos pensées et même de vos sentiments. La guerre commence à penser pour vous. A prendre des décisions pour vous. Je souffre de cette maladie, moi aussi, et je n'ai pas cherché à me faire soigner. Je m'y suis habitué. Je ne suis ni soldat ni médecin, mais je suis un citoyen ukrainien. J'aime mon pays et ma vie d'avant. Face à la réalité de la guerre, j'ai dû choisir mon front. J'avais besoin d’avoir l’impression de faire quelque chose d'utile. Alors tous les jours, depuis février de l’année dernière, j'écris et je réfléchis sur la guerre ».

J’ignore si Andreï Kourkov continue à tenir son journal. Si tel s’avère le cas, il faut espérer que le troisième volume sera le dernier et que les trois parties seront publiées ensemble ; qu'elles seront traduites dans de nombreuses langues et qu'elles trouveront leur place sur les étagères de tous ceux qui veulent sincèrement connaître la vérité. Et il est nécessaire de connaître la vérité – avant tout bien sûr pour Russes et Ukrainiens, car lorsque la guerre sera terminée, nous continuerons à vivre les uns à côté des autres.

 P.S. Notre guerre quotidienne a reçu le Prix Transfuge du livre européen 2025. Andreï Kourkov sera présent au Salon du livre de Genève, qui aura lieu du 19 au 23 mars 2025. 

 

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A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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