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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

29.03.2021
L'OSR, notre orchestre (c) Niels Ackermann

Nous sommes tous à bout. A bout de patience, de tolérance, de compréhension.

Les dernières décisions du Conseil fédéral prises après que l’espoir nous ait fait miroiter une réouverture, même partielle, des établissements culturels et des restaurants, ont provoqué la colère. Lénine avait écrit, en 1904, un texte devenu célèbre « Un pas en avant, deux pas en arrière », sur la crise au sein du tout jeune parti communiste russe. C’est à cette triste danse que ressemble le déroulement de la crise sanitaire en Suisse. L’opinion publique qui se profile spontanément sur les réseaux sociaux etc., pourrait se résumer d’une manière de plus en plus claire en un seul même mot  de cinq lettres  qu’on retrouve dans plusieurs langues : honte, odium, shame, позор. Eh oui c’est vraiment le cas !

Mais marre de la politique, c’est de culture que j’aimerais vous parler aujourd’hui, ce trésor immatériel déclaré « non vital » par nos dirigeants. Qu’ils parlent pour eux mais pas pour nous tous ! Les concerts au Victoria-hall me manquent beaucoup plus que les rayons des grands magasins – je n’y ai d’ailleurs pas mis le pied depuis leur réouverture. La conférence de presse de l’OSR (virtuelle, inutile de préciser) annonçant sa prochaine saison qui promet d’être magnifique m’a remplie de joie, tandis que j’ai failli pleurer en apprenant que l’agence Caecilia s’est trouvée forcée d’annuler le reste de la saison en cours, y compris le concert du grand Grigory Sokolov que j’attendais tant – il ne reviendra que dans un an, en avril 2022 ! Évidemment, même avec 50 personnes autorisées dans une salle, l’exercice aurait été inutile pour une agence privée, sans subventions publiques. Et puis, 50 personnes au Victoria-Hall – c’est juste absurde. En revanche, sa saison 2021-2022 sera en grande partie russe, et je m’en réjouis.

Aucun cluster dans un lieu culturel n’a été enregistré en Suisse. Rien n’est plus facile à distancier et à contrôler qu’un public au théâtre ou dans une salle de concert – beaucoup plus facile que dans un magasin ou dans un bus ! Et pourtant, l’interdiction est totale. Le sevrage est dur, et le manque de culture « live » se manifeste sous formes variées.

A mon avis, c’est l’OSR qui a été le plus inventif des institutions genevoises en cette période bizarre : il a joué sous la pluie sur la plage, se déplacait dans le canton en roulotte de cirque, il a organisé des concerts en tête à- tête pour des personnes confinées. Tout cela en parallèle avec ses activités principales : répétitions, enregistrements, collaboration avec le GTG. Et le public le lui a bien rendu : le nombre de visionnages sur sa chaîne YouTube a augmenté de 900% !

Pour ma part, j’ai passé de nombreuses soirées à regarder les spectacles extraordinaires du Metropolitan-opera. Toute la saison de la plus prestigieuse (avec La Scala, peut-être) scène d’opéra du monde a été annulée – pour la première fois en plus de 100 ans d’existence.

Mais chaque soir un chef-d’œuvre est offert au public, gratuitement, à commencer par les spectacles avec le feu légendaire Luciano Pavarotti, des années 1970, jusqu’aux dernières productions.  Un vrai bonheur !

L’attention de mes propres lecteurs change aussi le focus : depuis l’ouverture des musées, ils préfèrent nettement nos articles sur les expositions aux briefings sur la situation sanitaire !

Rien ne remplace les émotions ressenties dans une salle de concert ou au théâtre plutôt que sur son canapé, les émotions que nous partageons avec les musiciens et les acteurs sur scène et les spectateurs alentour. La vente des abonnements est ouverte. Abonnez-vous, soutenez la culture vivante et faites-vous plaisir.

01.03.2021
Cosmonaute russe Sergueï Ryzhikov récite les poèmes de Boris Pasternak (DR)
Noël est passé, Pâques se fait attendre, mais les miracles se produisent même dans les périodes les moins propices. J’en veux pour preuve cette possibilité de poser une question depuis mon bureau genevois, à une personne dans l’espace et de recevoir une réponse instantanée. Mon métier de journaliste m’avait amenée dans les endroits les plus improbables : j’ai passé une journée au sein de l’armée suisse, une autre dans une abbaye ou encore dans une prison pour mineurs, j’ai survolé le canton de Vaud à bord d’un ULM. Mais une communication spatiale, ça c’était une première ! Je dois cette expérience inouïe à Monsieur Georges Nivat, grand slaviste français, professeur honoraire à l’Université de Genève qui m’avait parlé de l’invitation à participer au « dialogue cosmique » avec le colonel Sergueï Ryzhikov, commandant de la mission spatiale habitée Soyouz MS-17. Ce cosmonaute de 46 ans qui avait déjà, entre octobre 2016 et avril 2017, passé 173 jours 3 heures 15 minutes et 21 secondes dans l’espace s’y trouve à nouveau avec ses deux collègues, un Russe et une Américaine. En date du 18 novembre 2020 il quitta le navire spatial pour se promener dans l’espace libre pendant 6 h 47 minutes. Nul doute qu’il y a de quoi s’occuper, là-haut. Mais il aime tant la poésie, qu’il ne peut s’en passer ! Et le voilà qui lance un projet intitulé « Le mot et l’espace » qui réunit, chaque mois, des critiques littéraires autour d’un sujet particulier. Une connexion avec la station spatiale s’établit, Sergueï Ryzhykov les rejoint sur l’écran et ils parlent de poésie. La première fois on aborda « Eugène Onéguine » de Pouchkine, la deuxième fois fut consacrée à Joseph Brodsky, et, maintenant c’était le tour d’un autre Prix Nobel russe, Boris Pasternak. Né le 10 février 1890, Pasternak n’aimait pas cette date et préférait fêter son anniversaire le 11 février – tant il lui était impensable de faire la fête le jour de la mort de Pouchkine ! Cette discussion un peu surréaliste s’est tenue le dernier jour ouvrable de février depuis quatre lieux différents : la ville Korolev qui porte le nom du constructeur de fusées Sergueï Korolev et abrite, entre autre, le centre technique et de contrôle des vols spatiaux, de l'agence spatiale russe Roscosmos, un village nommé Peredelkino près de Moscou où se trouvait la datcha de Pasternak transformée en musée à son nom,  depuis Esery, en France voisine, ou habite Georges Nivat, et la station spatiale donc. Un des plus célèbres poèmes de Boris Pasternak a été choisi comme point de départ de la discussion, un poème qu’il a retravaillé tout au long de sa vie. Le voici, en version de 1912, traduit par Henri Abril :   Février Février. De l’encre et des larmes! Dire à grands sanglots février Tant que la boue et le vacarme En printemps noir viennent flamber. Prendre un fiacre. Et pour quelques sous, Passant carillons et rumeurs, Aller où l’averse à tout coup Éteint le bruit d’encre et de pleurs. Où, tels des poires qu’on calcine, S’abattent des milliers de freux Dans les flaques, jetant un spleen Stérile et sec au fond des yeux. Le vent est labouré de cris, La neige fond en noirs îlots ; Et plus les vers seront fortuits, Mieux ils naîtront à grands sanglots. Le cosmonaute russe était là, devant nous, à réciter les poèmes de Boris Pasternak que le pouvoir soviétique avait forcé à renoncer à son Prix Nobel décerné en 1958 suite à la publication en novembre 1957 en Italie aux Éditions Feltrinelli de son roman Docteur Jivago. Les poèmes choisis par Sergueï Ryzhikov portent tous sur la notion du temps, qui, on imagine bien, prend une toute autre dimension dans l’espace. Il nous montre les photos prises d’en-haut de la mer de Galilée et le mont Thabor en Israël, les endroits saints pour les chrétiens et présents dans les vers de Pasternak ; de l’Oural enneigé en Russie ; de la Géorgie que Pasternak aimait et traduisait sa poésie ; et mêmes de « nos » Alpes à nous. Cette dernière photo a été la réponse du cosmonaute à ma question sur le changement des saisons vu de l’espace… Je ne vous cacherai pas : entendre, à la 32ème minute de l’émission, la réponse à mon humble question depuis l’espace, cela m’a fait quelque chose !
La mer de Galilée vu de l'espace (c) S. Ryzhikov
Les Alpes vues de l'espace (c) S. Ryzhikov
Depuis sa maison à Esery, Georges Nivat a partagé certains de ses trésors : des photos et des livres dédicacés par Boris Pasternak qu’il a bien connu et dont il étudiait l’œuvre et aux funérailles de qui il avait assisté à Peredelkino, le 4 juin 1960. Un moment de grande émotion.
Professeur Nivat partage... (c) Nashagazeta
Ce contact cosmique m’a fait réfléchir à une chose : un homme enfermé dans l’espace pendant des mois peut se passer de nombreuses choses terrestres mais pas de la poésie. N’est-ce pas là un miracle et la réponse à tous ces débats sur la mort imminente de la « haute culture », sur la possibilité de remplacer le génie créatif humain par l’intelligence artificielle ? Et nous tous en cette bizarre période de pandémie, ne trions-nous pas quand nous séparons le bon grain de l’ivraie ? La géographie de l’audience de cette émission particulière a été fort variée : Moscou, Kaunas en Lituanie, la Mongolie, Florence, l’Ouzbékistan, le Tatarstan, Arkhangelsk, la Roumanie, la Kyrgyzstan, la Géorgie, Donetsk en Ukraine, la Serbie, la France, Genève, le Kazakhstan, Toronto, la Bulgarie, la Slovaquie, Varsovie… Avec l’amour pour la poésie comme seul point commun. Un autre miracle ? Lisez des poèmes :  ils vous aideront à flotter en apesanteur, et parfois même au sens propre du terme. https://www.youtube.com/watch?v=McmGKeNxgn0      
24.02.2021
(c) CICAD
On attribue le copyright de l’abject slogan, qui, en russe, se lit au complet comme « Mort aux juifs, pour sauver la Russie », aux membres des Cent-Noirs (ou Centurie noire), un mouvement nationaliste et monarchiste d'extrême-droite apparu dans l'Empire russe pendant la révolution de 1905, ou à Nestor Makhno, fondateur de l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui, après la révolution d'Octobre et jusqu'en 1921, combattait à la fois les Armées blanches tsaristes et l'Armée rouge bolchévique. En l’occurrence, la provenance importe peu, ce qui compte c’est le caractère insubmersible de ce slogan qui remonte toujours à la surface dans les moments de crises tels. Les points de suspension remplacent le mot la « Russie » car ceux qui ont besoin d’être sauvés varient tandis que ceux qui doivent être rossés restent les mêmes. En Russie comme en Suisse et dans tous les pays qui se veulent civilisés, pareils slogans et les actes qui les accompagnent sont considérés comme criminels et donc punissables. Hélas, il n’est pas toujours possible de trouver leurs auteurs. En tant que rédactrice de Nasha Gazeta, j’avais reçu l’invitation à la conférence de presse de la Coordination Intercommunautaire contre l'Antisémitisme et la Diffamation (CICAD), qui s’est tenue hier, online, au Club suisse de la presse. Quelques jours plus tôt cette organisation avait justement dénoncé deux actes antisémites récents. Le 30 janvier une femme avait déposé un paquet de lardons et un cochon en peluche devant la synagogue de Lausanne, fermée au moment des faits. Une brève dépêche de l’ATS a relayé que la Ville de Lausanne avait fermement condamné cet acte par la voix du conseiller municipal Pierre-Antoine Hildbrand, en charge notamment de la sécurité, qui disait avoir éprouvé « un sentiment de répulsion » en l’apprenant.
(c) CICAD
Quelques jours plus tard une situation semblable s’est produite à Genève. Le 3 février une autre femme voulait souiller les portes de la synagogue de la Communauté Juive Libérale avec des tranches de porc avant de les jeter vers l'édifice. Le communiqué distribué par CICAD à cette occasion souligne que « cet incident est loin d’être anodin car il n’est pas sans rappeler la Judensau (littéralement en allemand : « Truie des Juifs ») terme utilisé pour désigner des motifs animaliers métaphoriques apparus au Moyen Âge dans l’art chrétien anti-Juifs et dans les caricatures antisémites presque exclusivement dans les pays de langue germanique ». Nul besoin d’être théologien pour comprendre que l’usage du cochon envers les juifs et surtout devant la synagogue ne vise qu’un seul but – leur humiliation.  Peu après l’annonce de la conférence de presse de CICAD, un autre incident du genre a eu lieu, cette fois c’est la synagogue de Bienne qui a été profanée : une croix gammée, des slogans «Sieg Heil» et «Juden Pack» ont été gravés sur sa porte à l'aide d'un objet tranchant. Le Conseil municipal de Bienne et le Conseil-exécutif du canton de Berne ont fermement condamné cet acte de vandalisme. Plaintes pénales et investigations sont en cours, la « belle de Lausanne » a déjà été identifiée. Par ailleurs, nous n’avons observé ni manifestations de soutien des juifs en Suisse, ni discussions sérieuses dans la presse locale bien que plusieurs media ont relayé les faits. Il semblerait que l’écho du passé colonial (qui touche peu la Suisse) ou le problème de la burqa (portée par quelques dizaines de femmes seulement, selon les statistiques) préoccupent davantage que la tranquillité de milliers de concitoyens habitant sur le territoire actuel de la Confédération depuis le 13ème siècle et ayant obtenu il y a un peu plus de 150 ans l’égalité des droits. On se demande pourquoi ? Hier donc, le Président de la CICAD Alain Bruno Lévy et son Secrétaire général Johanne Gurfinkiel ont présenté le rapport annuel dont les auteurs observent une hausse significative des actes antisémites en 2020 : +41%, 147 cas en tout. Heureusement, selon les orateurs, trois cas seulement peuvent être considérés comme graves, la plupart se passant sur les réseaux sociaux. En même temps, les intervenant ont tiré la sonnette d’alarme sur la banalisation des faits historiques et ont cité à titre d’exemple les propos d’un Monsieur en Valais qui compare l’introduction potentielle du passeport de vaccination avec le régime d’un camp de concentration. 36% des actes recensés en 2020 concernent les théories du complot juif et l’obsession récurrente de trouver des juifs “à la manœuvre”, complotant pour nuire à l’humanité. Il paraît évident que la crise sanitaire mondiale accentue cette phobie, tout comme au Moyen Age quand les juifs étaient accusés d’avoir provoqué la peste. Les antisémites de nos jours peuvent trouver des « sources d’inspiration » dans le succès vaccinal d’Israël, dans l’initiative anti-burqa suisse, ou bien dans la nouvelle loi française contre la radicalisation. Tous les prétextes sont bons. En Union soviétique, circulaient des satires antisémites en vers du genre « s’il n’y plus d’eau dans le robinet c’est que les juifs ont tout bu ».  La Suisse comme la plupart des pays européens, a sa propre « histoire juive » dans laquelle on trouve des bourreaux et des justes. Je salue tous les efforts entrepris par le gouvernement suisse pour le rétablissement de la vérité et de la justice, ainsi que la décision des autorités de Genève d’ériger un mémorial aux victimes de la Shoa – il était temps. Il est évident qu’un cochon en peluche n’est pas une bombe et que personne, dans les rues suisses, ne scande le slogan cité au début de ce texte. Du moins pour l’instant. Néanmoins, les actes terroristes qui se sont produits en France durant ces dernières années ont rendu les juifs en Suisse vulnérables, ils sont devenus « un groupe à risque », dont la protection reste la responsabilité de l’État. Toutes mes connaissances juives en Suisse qui appartiennent au groupe d’âge moyen ou encore plus jeunes m’ont affirmé n’avoir jamais senti les effets néfastes de l’antisémitisme dans ce pays. Pourvu que ça dure.
08.02.2021
Le 23 janvier 2021, Genève (c) Nashagazeta
Dès la création, en 2007, de Nasha Gazeta, je me suis imposée une règle : de ne pas couvrir l’actualité russe ou toute autre du vaste espace postsoviétique, sauf en cas de lien avec la Suisse. J’étais loin d’imaginer, à l’époque, que ces liens, historiques, politiques et culturels, seraient si variés et si nombreux à faire vibrer mes lecteurs. Fidèle à cette règle, je me suis abstenue d’écrire un seul mot dans mon journal à propos de l’opposant russe Alexeï Navalny – jusqu’au 23 janvier. C’est à cette date justement que des manifestations à son soutien se déroulèrent en Suisse. Ce jour-là je me suis rendue à la Place des Nations à Genève pour voir de mes propres yeux un groupe de gens agitant, devant la fameuse chaise, des pancartes, des drapeaux russes, ukrainiens. J’ai pris quelques photos et les ai postées – sans commentaire - sur la page Facebook de Nasha Gazeta. De toutes façons cela se serait avéré inutile : nous avons reçu un nombre record des commentaires tous azimuts de nos lecteurs reflétant le large spectre d’opinions allant de « bravo, les gars » au « quels clowns ». Chose exceptionnelle ! J’ai dû effacer deux ou trois commentaires et avertir certains autres lecteurs qui se sont laissé déborder par leurs émotions. Un baston physique dans l’espace virtuel soit, heureusement, impossible pour l’instant, mais – même virtuel et seulement verbal – il montre la profonde fissure dans la communauté russophone. Cette fissure n’est pas seulement entre ceux qui se trouvent « là-bas » (en Russie, en Ukraine, en Belarus ») et « ici », en Suisse, mais également entre ceux qui sont en Suisse tout court. Depuis ce 23 janvier les manifestations se déroulent en Suisse tous les weekends, la dernière a eu lieu à Zurich, samedi dernier. Peu de monde y participe mais elles se déroulent. Et je suis sûre que personne ne paie les manifestants, contrairement aux insinuations de certains.
(c) Nashagazeta
Et puis il y a eu le 2 février, une date pleine de « coïncidences ». Pour commencer, je me suis souvenue que c’est ce jour-là, en 1942, qu’un excellent écrivain pour enfants, le poète et dramaturge russe Daniil Harms est mort – dans la clinique psychiatrique de la prison « Kresty » (« Les Croix »), à Leningrad. Accusé de toutes sortes de crimes, il a été pleinement réhabilité par la suite. Il est probablement mort de faim – en février 1942 le taux de morts de faim a été le plus élevé de tout le siège de Leningrad. Il avait seulement 36 ans. Beaucoup moins connu en Suisse que Tchekhov, par exemple, il y a néanmoins laissé des traces : le professeur Jean-Philippe Jaccard de l’Université de Genève lui a consacré sa thèse de doctorat, ses pièces ont été montées à Genève, une exposition a eu lieu. Le 2 février 2021, à Moscou, le documentaire sur le « palais de Poutine » est sorti sur YouTube et le verdict est tombé pour son auteur, Alexeï Navalny – il a été condamné à presque trois ans de prison. Le même soir la décision a été prise, sans aucune explication, de ne pas prolonger le contrat de Kirill Serebrennikov, le directeur artistique du Gogol-centre, un théâtre moscovite controversé et très populaire. Kirill est bien connu en Suisse : la mise en scène de Cosi fan tutte à l’Opernhaus de Zurich avait été acclamée, ses films sortent sur les écrans des cinémas et le professeur Georges Nivat avait comparé son procès en 2020 avec celui de Joseph Brodsky, en 1964. La communauté internationale a activement réagi à la condamnation de Navalny. Même le DFAE Suisse a fait une déclaration demandant sa libération – le texte a été publié sur la page Facebook de l’ambassade Suisse à Moscou. Ce post a reçu moins de commentaires que le nôtre, du 23 janvier, mais un d’eux, signé par une très active lectrice de Nasha Gazeta, a attiré mon attention. Cette dame qui, si je ne me trompe pas, habite Genève, a écrit : « La Suisse devrait garder la neutralité et ne pas se mêler des affaires internes de la Russie. La Russie ne s’inclinera jamais devant aucune pression ». Elle n’est pas la seule à penser ainsi. Coller des étiquettes, jeter des pierres, détruire moralement et/ou physiquement pour réhabiliter par la suite – hélas, cet ordre des choses est bien connu en Russie, et la liste de gens talentueux exterminés et « pardonnés » post mortem par leur nouveaux « fans » est longue. Mieux vaut tard que jamais, mais post mortem, c’est vraiment beaucoup trop tard ! On peut s’étonner du hasard de la vie : les noms des nombreux bourreaux ne restent dans l’Histoire qu’« en lien » avec les noms illustres et immortels de leur victimes. « Qui reste sauf – mourra, vivra le trépassé… » a écrit une poétesse russe Marina Tsvetaeva qui aimait tant se promener sur le quai d’Ouchy, à Lausanne. Peu de gens, à l’exception des historiens professionnels, se souviendraient aujourd’hui, par exemple, d’un certain Arakcheev, le puissant favori des tsars Paul I et Alexandre I, si Alexandre Pouchkine ne lui avait pas dédié une épigramme qui commençait par « L’oppresseur de toute la Russie… » et finissait par une obscénité. Selon certains biographes du plus grand poète russe, c’est pour cette épigramme qu’il s’est vu envoyé en exil au Sud de la Russie. Je suis convaincue que la politique est, effectivement, un dirty business et j'essaye de l’éviter. Le but de ce petit texte n’est pas de déterminer si Alexeï Navalny est « bon » ou « mauvais » - avant son empoisonnement il m’intéressait très peu, et il est évident aujourd’hui que sa personne n’est pas tellement au cœur des manifestations qui continuent en Russie, bien qu’il soit devenu leur symbole. Kirill Serebrennikov quant à lui trouvera où appliquer ces nombreux talents. Ce qui est moins clair, ce sont les futures actions de la jeunesse russe qui sort maintenant dans la rue, désespérée.  En écrasant les manifestants, en créant des « martyrs » le pouvoir russe se tire une balle dans le pied car les russes adorent justement les martyres. Et l’agitation des esprits. Si je partage avec vous ces quelques réflexions c’est que je suis profondément choquée par le niveau de violence, physique et verbale, que j’observe ces jours sur les écrans TV et sur Internet, par le niveau de la vulgarité, d’agressivité… Les esprits sont chauffés à tel point qu’il suffit d’une allumette pour que tout explose et que l’irréparable se produise. Et pourtant ceux qui sortent dans les rues n’ont pas d’armes. Serions-nous les témoins d’une autre révolution, plus de 100 ans après celle de 1917 et toujours sous le slogan « Paix aux chaumières, guerre aux palais ! » ? Ne peut-on pas imaginer, en Russie, un autre mécanisme du passage du pouvoir que le coup d’état ? C’est à cela que je songe aujourd’hui.    
30.01.2021
Le plan de Londres en 1946 ressemble effectivement à un géant araignée (c) Francis Frith
Arrivée à certain âge, il est rare de faire des découvertes positives mais alors combien sont-elles plus agréables ! Parmi les dernières du genre, citons le roman de l’écrivain serbe Miloš Tsernianski, réédité par Les Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, presque trente ans après la première parution en français, due au feu Vladimir Dimitrijevic, dans la traduction de Vladimir Popović ? Combattant durant la Première guerre mondiale et diplomate à Berlin et à Rome au début de la Seconde guerre, Miloš Tsernianski s’est exilé à Londres pendant plus de vingt ans. Il détesta cette ville ! « J’ai écrit ce roman à Finchley, dans la banlieue de Londres, en 1946-1947. A une époque où ma femme et moi étions très proches du suicide », peut-on lire dans son journal intime. Aujourd’hui, à Belgrade, un monument est dédié à Miloš Tsernianski et on décerne dorénavant un prix littéraire portant son nom. Le roman est donc en grande partie autobiographique ce qui le rend particulièrement véridique et poignant dans chaque détail. Intemporel aussi car ces thèmes majeurs sont toujours d’actualité : émigration/immigration ; l’unité slave (si souvent remise en question depuis lors) ; l’amour et la fidélité vs. mariages et les amitiés de raison ; la préservation de la dignité humaine en toutes circonstances et à tout prix; l’amour pour la Patrie en général et pour la Russie en particulier. Pourquoi pour la Russie ? car les personnages principaux sont Russes et leur histoire est bien triste et sans happy end. Les prénoms de ces personnages sont remplis de symboles. Elle, c’est Nadia – le diminutif du prénom Nadezhda signifiant l’espoir, et tout son poids d’attentes qui l’accompagne. (Et je sais de quoi de parle !) Elle a 42 ans, cette princesse de naissance mariée depuis 26 ans au prince Nikolaï Repnine, de 10 ans son aîné et au curieux nom qui nous recèle un « mix » de Répine, comme le grand peintre russe, et Pnin, comme le personnage du roman de Vladimir Nabokov, ce vieux professeur russe qui, émigré aux États-Unis, essaie de s’intégrer dans la vie locale. Pnin y réussit mieux que Repnine dont le Londres d’après-guerre semble repousser toutes les tentatives. Nous sentons plusieurs influences dans ce texte en serbe, rempli d’emprunts très vivants du russe, de l’anglais et du français. L’influence de Shakespeare, par exemple, avec sa vision du monde comme un théâtre où chacun a son rôle à jouer. De Nabokov, par le multilinguisme, l’anglophilie et le snobisme du prince Repnine :  on imagine tout à fait, dans un roman de Nabokov, le prince prononçant ce genre de phrase : « On ne quitte pas une femme au seuil de la vieillesse. Ce n’est pas bien ». Beau et simple, n’est-ce pas ? Il y aussi du John Galsworthy avec sa saga anglaise, et du Léon Tolstoï qui croyait, lui aussi, qu’on peut tout savoir sur l’humanité en étudiant une seule famille – il suffit qu’elle soit malheureuse. Comme échapper à Dostoïevski dans un roman russe, avec ses recherches sur soi-même et sur sens de la vie ? Et même à Kafka, car la course sur place du prince Repnine est comparable à celle du héros du « Procès ».  Les 800 et quelques pages du roman nous racontent les épreuves de ce couple qui s’aime et qui essaie de se sauver. Ils sont pauvres, très pauvres, nourris parfois que des seuls souvenirs de leur jeunesse insouciante passée à Saint-Pétersbourg. Repnine agonise en se tenant responsable du destin malheureux de sa femme qu’il imagine finir ses jours en SDF dans les rues de Londres. Il fait son possible pour la convaincre de partir en Amérique, chez sa tante. De son côté, Nadia pense que, débarrassé d’elle il serait plus libre dans ses actions. La galanterie de l’un valant bien la gentillesse de l’autre. Il est frappant de constater à quel point les choses ont, globalement, peu changé !  En 1947 Les Londoniens avaient peur des Polonais (et Repnine passe souvent pour un polonais) qui étaient là « pour manger le pain des anglais ». Tout comme les Français avec leur « plombier polonais », en 2005 ! Les magazines de luxe préservent, eux aussi, leurs sujets préférés : l’argent et le sexe, la vie glamour de l’élite qui cache bien ses squelettes dans des placards. Tous ceux qui ont dû recommencer à zéro dans un pays étranger comprennent l’état d’esprit du prince Repnine, ce sentiment d’injustice, de lassitude, de désespoir… Nombreux sont ceux qui connaissent ce choix terrible entre l’acception du verdict de surqualification ou du travail dénigrant et mal payé. Repnine, le beau et noble officier, fait le deuxième choix, pour Nadia. Il est prêt a tout, sauf une chose – l’humiliation. Et cela aussi, je peux comprendre. C’est cette universalité du sujet et la compassion sans équivoque de l’auteur pour ses personnages qui place ce livre dans la liste des grandes œuvres de la littérature mondiale qui aide à mieux comprendre ces gens bizarres que nous sommes, nous les Russes… Bonne lecture ! PS Ceux qui lisent en russe trouveront mon texte plus détaillé ici. Je remercie vivement Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes en français. 

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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