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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky
La multitude de gens que l’on rencontre dans sa vie se divisent facilement en deux groupes : ceux qui nous tirent vers le haut et ceux qui nous poussent vers le bas. Le premier groupe l’emporte sur le deuxième et, plus on le choisit tôt, plus notre existence devient intéressante et épanouie. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance inouïe de rencontrer beaucoup de personnes exceptionnelles qui m’ont influencée. James Baldwin en fait partie.
En mars de cette année, le Service de lutte contre le racisme (SLR) de la Confédération a diffusé un rapport dans lequel il atteste pour la première fois l'existence d'un racisme systémique en Suisse, et ceci dans plusieurs domaines. Cette prise de conscience appelle désormais des actions concrètes et explique peut-être en partie la décision du Kunsthaus d'Aarau d’organiser une exposition consacrée au sujet du racisme et construite autour de l’écrivain afro-américain James Baldwin (1924-1987) ; celui-ci est considéré par de nombreux participants du mouvement « Black Lives Matter » comme leur idéologue et leader spirituel – même s’ils ne le citent pas toujours de manière exacte.

Si cet auteur et son œuvre vous sont inconnus, sachez que James Arthur Baldwin est né le 2 août 1924 dans le quartier de Harlem, à New York, et mort le 1er décembre 1987 à Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes. Il n’a jamais connu son père biologique et a été élevé par un père adoptif, David Baldwin, un pasteur. James, l’aîné des neuf enfants d’une famille très pauvre, pensait suivre l’exemple de son père et devenir pasteur à son tour, mais l’âge venant, il réalisa que les sermons de David Baldwin ne reflétaient ni la réalité de Harlem, ni son propre comportement à la maison. Ayant fini l’école dans le Bronx, James s’installa à Greenwich Village et démarra sa carrière littéraire. Cela peut paraître étonnant, mais il commença son apprentissage de la littérature mondiale par les œuvres de Dostoïevski ; son tout premier texte publié était un article sur Maxime Gorki, paru dans l’hebdomadaire américain The Nation en 1947.
Les écrits de James Baldwin ont pour source d’inspiration en premier lieu ses propres expériences diverses et multiples. Son crédo était simple et clair : « être un homme honnête et un bon écrivain ». Il a atteint les deux objectifs en utilisant ses impressions personnelles pour peindre un tableau de la réalité qui l’entourait. Dès ses premiers textes, les lecteurs ont senti la puissance d’un tribun prêt à consacrer sa vie à la lutte contre toutes les formes de racisme – ce thème est le leitmotiv de son œuvre.

Il n’était pas simple d’être noir et homosexuel dans l’Amérique des années 1940. Baldwin a rejoint la confrérie glorieuse des prophètes rejetés par leur pays : dès que l’occasion se présenta, plus précisément en novembre 1948, l’auteur s’installa à Paris où il allait écrire ses œuvres majeures. Depuis, il ne retourna aux États-Unis que deux fois. Lors de la deuxième visite, en été 1957, il rencontra – à Atlanta, Georgia – Martin Luther King dont il soutenait activement le mouvement et partageait l’idéologie. Pour son premier voyage en juin 1952, il dut emprunter de l’argent à Marlon Brando, mais l’importance de ce voyage était considérable : James Baldwin se rendait à New York pour présenter le manuscrit de son roman Go Tell it on the Mountain aux Éditions Knopf. (Plusieurs traductions françaises de ce roman existent : Les Élus du Seigneur, traduit par Henri Hell et Maud Vidal, Paris, La Table ronde, 1957 ; La Conversion, traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Paris, Payot & Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1999 ; réédition, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages poche. Bibliothèque étrangère » no 479, 2004). Baldwin reçut 250 dollars en guise d’avance, puis 750 dollars de plus quand le manuscrit retravaillé fut accepté pour publication. Je donne tous ces détails, car ce moment crucial dans la vie de James Baldwin a un lien direct avec la Suisse.
Il se trouve qu’il avait terminé ce premier roman durant l’hiver 1951–52 dans le village valaisan de Loèche-les-Bains où il avait passé trois mois dans le chalet familial de son ami Lucien Happersberger, un jeune photographe suisse dont Baldwin, selon ses biographes, était tombé amoureux à Paris l’année précédente. L’amour n’était toutefois pas réciproque. L’écrivain deviendra par la suite parrain du fils de Lucien et de son épouse Suzy ; et les deux hommes restèrent amis jusqu’à la mort de Baldwin. Mais en 1952, de retour en France, il écrivit, sur la base des impressions de son séjour à Loèche-les-Bains, l’essai Stranger in the Village (Un étranger dans le village) qui a servi de point de départ pour l’exposition actuellement présentée à Aarau. Voilà.
Inutile de vous raconter le contenu de cet essai. J’espère que vous le lirez et serez d’accord avec moi quand je dis que dans ce texte de douze pages, James Baldwin révèle non seulement son talent d’essayiste, mais aussi celui d’un philosophe, d’un analyste profond et d’un observateur fin muni d’un excellent sens de l’humour. Après avoir provoqué la plus grande curiosité des habitants, il ironise à son tour sur les mœurs des Valaisans. Le ton est donné dès la première phrase : « Selon toute évidence, aucun Noir n'avait jamais mis les pieds dans ce petit village suisse ». Puis, il continue (dans mon humble traduction) : « Il ne m’était pas venu à l’esprit – peut-être parce que je suis un Américain – que dans le monde il puisse encore y avoir des personnes n’ayant jamais vu un Noir. Ce fait ne peut s’expliquer par l’inaccessibilité du village. Il se trouve à une grande hauteur, mais à quatre heures seulement de Milan et à trois heures de Lausanne ». Voilà le coin perdu où James Baldwin s’est retrouvé : « Dans ce village, il n’y a ni cinéma ni banque, ni bibliothèque ni théâtre ; il y a quelques postes de radio, un jeep, un station-wagon et, en ce moment, une machine à écrire – la mienne, invention que la femme de la maison d’à côté n’a jamais vue dans sa vie. » En revanche, il y a un Ballet Haus – « fermé en hiver et utilisé en été pour Dieu sait quoi, mais certainement pas pour du ballet ».

L’histoire se passe en hiver et l’auteur observe, avec un intérêt sincère, comment « au milieu de ce paysage sauvage blanc, hommes, femmes et enfants bougent toute la journée, en portant le linge, le bois, les seaux d’eau ou de lait ; certains font du ski les dimanches après-midi ».
James Baldwin ne s’étonne pas moins de la principale attraction du village – les bains thermaux. Ou plutôt du public qu’ils attirent. « Un nombre inquiétant de ces touristes sont des invalides ou semi-invalides venant ici année après année – en général d’autres régions de Suisse – pour prendre les eaux. Cela confère au village – au moment où la saison bat son plein – un air terrifiant de sainteté, comme si c’était une version miniature de Lourdes ».
Quant à l’attitude des villageois envers « l’étranger », leur curiosité se manifeste de multiples façons que James Baldwin résume ainsi : « Dans tout cela, il faut l’admettre, se montrait le charme d’un sincère étonnement et certainement aucune méchanceté intentionnelle ; cependant, il n’y avait nulle suggestion du fait que j’étais un être humain : j’étais simplement une curiosité vivante ». Mais pas pour tout le monde : tandis que certains villageois buvaient volontiers un verre avec lui, le soir, et lui proposaient de lui apprendre à faire du ski, d’autres accusaient « le sale nègre – derrière mon dos – d’avoir volé du bois ».
Les réflexions que fait James Baldwin sur les différences dans la perception des Noirs en Europe et dans son Amérique natale sont fort intéressantes, de même que celles portant sur la différence de la perception de la réalité par des personnes de race différente – y compris concernant les lieux de culte et les monuments culturels. « Les gens qui ferment les yeux devant la réalité s’infligent tout simplement leur propre destruction, et chaque personne qui insiste sur la sauvegarde de son état d’innocence longtemps après la mort de celui-ci se transforme en un monstre ». La conclusion à laquelle arrive James Baldwin à la suite de son séjour en Suisse est rude et pragmatique : « C’est précisément cette expérience de noir-blanc qui peut avoir une valeur indispensable pour nous, dans le monde que nous affrontons aujourd’hui. Ce monde n’est plus blanc et ne le sera jamais plus ».

J’ignore dans quelle mesure James Baldwin est connu en Suisse, mais je sais que les lecteurs russophones le connaissent regrettablement peu, bien qu’en 1977 déjà, son excellent texte Sonny Blues ait été publié en l’URSS sous forme d’une toute petite brochure. Baldwin avait alors été présenté comme « un auteur américain progressiste, un brillant représentant de la renaissance littéraire de Harlem ».
Neuf ans plus tard, en 1986, James Baldwin se rendit pour la seule et unique fois en Union soviétique. Ce fait est peu connu : il est absent de sa page Wikipedia, et dans la biographie qui conclut la magnifique collection de ses écrits rassemblés en deux volumes sous la direction de Toni Morrison, lauréate du Prix Nobel de littérature, il est mentionné en une seule ligne : « En octobre, il partit avec son frère David à une conférence internationale en Union soviétique ». Je me permets de rajouter quelques détails. La conférence internationale en question était le Forum d’Issyk-Kul, rencontre informelle à laquelle Mikhaïl Gorbatchev avait invité quelques illustres étrangers dont Arthur Miller, Peter Oustinov, Alvin Toffler, Claude Simon – dont chacun planta un arbre dans le sol kirghize, sur les rives du lac Issyk-Kul. Et moi, étudiante en deuxième année d’université, j’avais été engagée en tant qu’interprète – ayant ainsi l’immense privilège d’assister à toutes les discussions de ces personnes qui me paraissaient être des extra-terrestres.
C’est à ce moment-là que j’ai découvert les livres de James Baldwin qui m’ont permis de comprendre non seulement la profonde problématique des Noirs aux États-Unis, à laquelle les Soviétiques n’ont pas été exposés, mais aussi, étrangement, de prendre conscience de la problématique des Juifs en l’URSS, à laquelle beaucoup de mes connaissances se sont vus quotidiennement confrontés : nous sortions à peine de l’époque où, par exemple, les jeunes juifs n’étaient pas admis à l’Institut de physique théorique portant le nom de Lev Landau, Prix Nobel de physique en 1962 et lui-même juif. « Ce pays innocent t’a placé dans un ghetto où, en fait, il est prévu que tu meures. <> T’es né là où t’es né et confrontes l’avenir que tu confrontes car t’es noir, et pour aucune autre raison. <> Je sais que tes compatriotes ne sont pas d’accord avec moi sur ce point, je les entends dire « tu exagères ». Ils ne connaissent pas Harlem, et moi oui », écrit James Baldwin à son neveu. Il suffit de remplacer « noir » par « juif » et « Harlem » par «point 5 » (la rubrique des passeports soviétiques où « juif » figurait en tant que nationalité), pour que l’analogie devienne apparente.

À propos, The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu), un de textes majeurs de Baldwin d’où j’ai extrait le passage cité ci-dessus, n’est toujours pas traduit en russe, pour autant que je sache. Pourquoi, je me le demande ? Peut-être à cause de ces quelques lignes qui concernent la Guerre civile en Espagne ? « Nous défendons notre étrange rôle en Espagne en nous référant à la menace russe et à la nécessité de protéger le monde libre. Nous n’avons jamais pensé que nous étions simplement enchantés par la Russie, et que le seul réel avantage que la Russie possède dans ce que nous imaginons comme la lutte entre l’Est et l’Ouest, c’est l’histoire morale du monde occidental. L’arme secrète de la Russie, c’est le désarroi et le désespoir et la faim de millions de personnes dont nous sommes à peine conscients de l’existence. »
James Baldwin décéda un an après son voyage en URSS d’un cancer de l’œsophage, chez lui, à Saint-Paul-de-Vence, entouré de son frère David et de ses meilleurs amis – Hassell et Happersberger. Quelques jours avant, il avait insisté pour célébrer la fête de Thanksgiving, bien qu’il fût déjà trop faible pour rejoindre les convives à la table. Le texte sur lequel il travaillait à l’époque, The Welcome Table, est resté inachevé…
La maison d’édition Noir sur Blanc, à Lausanne, a réédité le roman d’Andrzej Szczypiorski publié en français pour la première fois il y a trente-cinq ans, dans une traduction revue et corrigée.
Vous le savez peut-être : après avoir racheté, en 2018, le fonds « Classiques slaves » constitué par Vladimir Dimitrijevic pour les éditions de l’Âge d’Homme, Éditions Noir sur Blanc réédite petit à petit les trésors de littérature russe et d’Europe de l’Est qu’il recèle. Longtemps épuisées, les œuvres d’Andreï Beliy, Alexandre Grine, Evguéni Zamiatine, Mykhaïlo Kotsioubynsky, Valeriy Brioussov, Mikhaïl Prichvine, Joseph Czapski et bien d’autres redeviennent accessibles au grand public.
Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui provient de cette même collection. Son auteur, Andrzej Szczypiorski (1928-2000) est un écrivain polonais, né dans une famille bourgeoise à Varsovie. Son père Adam Szczypiorski était un écrivain et un dissident célèbre, sa mère, Iadviga Epstein, ne travaillait pas.
Andrzej Szczypiorski fait partie de « la Génération des Colombs », cette génération d’écrivains polonais nés au début des années 1920, dont la vision du monde et l’identité furent considérablement marqués par la Seconde Guerre mondiale. Nombre d’entre eux sont décédés pendant l’occupation allemande et l’Insurrection de Varsovie de 1944, à laquelle Andrzej Szczypiorski prit également part. Arrêté et détenu au centre de concentration de Sachsenhausen jusqu’en 1945, il débuta en littérature en 1952, publiant plusieurs romans policiers sous le pseudonyme de Maurice S. Andrews. Il rejoignit les dissidents polonais dans les années 1970 et devint l’un des chefs de file de l’Alliance polonaise pour l’Indépendance, publia dans de nombreux journaux d’opposition et fut à nouveau arrêté en décembre 1981, cette fois par les Polonais.
Après l’effondrement de l’Union soviétique et le changement de régime politique en Pologne, il décrocha un siège au sein du sénat polonais en tant que représentant de la fédération Solidarność et du parti « Union démocratique ». Il dirigea également la Société pour l’amitié Israélo-polonaise. Après la mort d’Andrzej Szczypiorski, certaines sources affirment qu’il aurait collaboré avec les services de sécurités polonais pendant les années 1950, mais sans disposer de preuves certaines. Même si cela avait été le cas, pendant les quarante années suivantes de sa vie, il eut le temps de revoir ses positions, et ce en public.
Considéré comme le chef d’œuvre d’Andrzej Szczypiorski, son roman Le commencement (Początek en polonais), fut initialement publié en 1986 en polonais par l’Institut littéraire « Kultura » à Paris et parut sous le manteau en Pologne un an plus tard. En 1990, le livre fut édité officiellement en Pologne, deux ans après sa publication en français dans une traduction de Gérard Conio, qui signa une magnifique postface à la nouvelle édition. La plupart des traductions optèrent pour le titre La jolie Madame Seidenman (tantôt « madame », tantôt « Frau » selon les langues) – visiblement, les éditeurs mettent l’accent sur la beauté pour appâter les lecteurs.
Un compromis fut trouvé par Leonard Bukhov (1925-2014), dont la traduction en russe fut publiée en 1992 dans la revue Innostranaïa Literatura, et fit l’objet d’une édition indépendante en 2008. Le livre parut au sein de la maison d'édition Text sous le titre Le début, ou la magnifique Pani Seidenman. Il est remarquable que ce traducteur expérimenté, ayant combattu sur le front lors de la Seconde Guerre mondiale en Pologne et en Allemagne et atteint Berlin le 9 mai 1945, ait choisi de conserver le "polonisme" et ne renomma pas "pani" en "gospozha" ! A l’échelle russe, le livre fit l’objet d’un petit tirage, 3000 exemplaires seulement, et parut dans la collection « Prose juive », ce qui, soyons honnêtes, pourrait également tenir à distance une partie du public russophone. Par cette chronique, j’espère donc éveiller de l'intérêt pour ce roman qui ne concerne pas uniquement la population juive, mais toute une génération dont la vie fut bouleversée par la Seconde Guerre mondiale.
Comme dans ses autres œuvres, Andrzej Szczypiorski traite de la vie réelle et non de la vie telle qu’on la rêve, avec sa multiplicité de strates, ses choix moraux difficiles, surtout s’ils doivent être faits dans des situations de danger vital. Ici, l’auteur peint le destin d’un groupe de personnes ayant vécu en Pologne pendant et après la guerre. L’histoire d’une femme juive, Irma Seidenman, la veuve d’un médecin renommé, une beauté blonde aux yeux bleus, est au cœur de ce roman entrelaçant plusieurs fils narratifs. Dénoncée par un collaborateur du régime nazi (lui-même juif), elle est sauvée des mains de la Gestapo par des amis polonais et un allemand de souche. C’est une thématique fréquente dans la culture polonaise d'après-guerre et cette triangulation où une personne juive est sauvée par des Polonais et des Allemands évoque immédiatement le film Le Pianiste de Roman Polanski. Oui, pareils cas ont existé.
Andrzej Szczypiorski a du mérite car il ne tente pas de dresser un tableau manichéen, ne cherche ni à innocenter ni à incriminer les représentants de telle ou telle nation. À chacun sa croix ! Étant lui-même, de toute évidence, une personne profondément croyante, l’auteur cherche à élucider la question si la tragédie du peuple juif obéissait à une quelconque « force du destin » commandée par Dieu ou si elle était exclusivement le produit de l’action humaine. Il s’efforce de garder foi en Dieu au moment où le « Créateur tournait les yeux vers d’autres galaxies pour ne pas regarder ce qu’Il avait préparé non seulement à Son peuple préféré, mais à tous les hommes de la terre ».
De là, il tire le personnage de la sœur Véronique, qui aime tous les enfants sauf les enfants juifs, dont « un grand mur de méfiance » la séparait mais qui entrent dans sa vie dès le début de la guerre et changent radicalement son regard sur le monde. Son Dieu catholique « lui amenait des enfants juifs, faibles et seuls, cherchant une protection. De l’extermination et de la réprobation ». Et elle les sauve, en commençant par apprendre à des petits enfants à faire le signe de la croix : le mensonge comme salut.
De là aussi, une prostituée dénommée Marie Madeleine, qui se prend de pitié pour Henri Fichtelbaum, l’accueille, le réchauffe et le nourrit après qu’il ait réussi à s’échapper du ghetto de Varsovie, où 450.000 personnes furent confinées. Le voir réfléchir calmement à Dieu, son Dieu, celui du peuple juif, tout en étant obligé de se réfugier dans des toilettes sales après avoir été chassé d’une pâtisserie par des Polonais vertueux, ayant reconnu en lui un Juif à son nez caractéristique. L’un d’entre eux s’exclama : « un Juif mange un gâteau ! » et les autres renchérirent : « Jésus ! Nous serons tous tués à cause de lui ! » Eux aussi avaient un Dieu en lequel ils croyaient, tout comme le vieux juge Romnitski, qui accepta sans hésiter de sauver la petite fille de son collègue âgé, l'avocat Fichtelbaum, piégé à l'intérieur du ghetto. Ou encore le tailleur Koujavski, qui refusait de travailler pour les Juifs avant la guerre, et qui, après la guerre, donna à son entreprise le nom du défunt Mitelman.
On ne peut qu’imaginer comme il dût être difficile pour Andrzej Szczypiorski d'écrire sur le scélérat Bronek Blutman, qui dénonçait d'autres Juifs pour sauver sa peau, ou sur Hirschfeld, un Juif qui changea son nom de famille en un nom polonais et se fondit si bien dans son rôle qu'il devint lui-même antisémite - oui, bien qu'il n'y ait pas de plus grand péché que la trahison, de telles personnes existèrent aussi parmi le « peuple élu ».
Oh, cette éternelle question de l’appartenance, qui nous choisit ou que nous choisissons nous-mêmes ! Aujourd’hui, il se trouvera sans doute un certain nombre de Russes pour comprendre la confusion de Joseph Muller, un Allemand de souche ayant grandi en Pologne, qui sauve Irma Seidenman des mains de la Gestapo : « A qui, à quoi est-ce j’appartiens ? Aux uns ou aux autres ? Suis-je d’ici ou de là-bas ? Il ne s’agit pas de moi, parce que moi je sais que je suis d’ici. Mais est-ce qu’après la guerre, dans la Pologne indépendante, les gens reconnaîtront aussi que je suis des leurs ?».
Et combien parmi mes compatriotes rêvent de la Russie en les mêmes termes que le cheminot Filippek rêvait de la Pologne, d’une « Pologne libre, juste et démocratique, pour tous les Polonais, les Juifs, les Ukrainiens, même pour les Allemands, que le diable les emporte ! »
« Je crois que mon violon est cassé, se disait la juive Irma Seidenman-Gostomska, en réchauffant ses vieux os sur un banc du jardin du Luxembourg, mon violon est désaccordé, il sonne faux. En remontant dans mon passé, je voulais tirer de mon violon un ton juste et profond. Mais je crois qu’il s’est brisé au printemps 1968. Et il n’est plus possible de le réparer ».
A quoi pense l’héroïne, qui parvint à fuir la Pologne pour la France ? A quoi fait-elle allusion ? Tous les lecteurs ne se souviennent peut-être pas que les relations entre la République populaire de Pologne et Israël se dégradèrent brusquement après la guerre de Six Jours de 1967, lors de laquelle la Pologne se rangea du côté des pays arabes. Tandis que des commandants de police appelèrent à l’arrestation de « sionistes », une campagne antisémite fut initiée par le pouvoir. Le premier secrétaire du comité central du PORP, Wladyslaw Gomulka, déclara que les Juifs polonais étaient une "cinquième colonne" du sionisme israélien. Cette campagne entraîna une augmentation de l'émigration des Juifs de Pologne, qui furent quelques 20 000 à quitter le pays.
Hélas, contrairement à la célèbre affirmation de Dostoïevski, la beauté d'Irma Seidenman ne sauva pas le monde. Ses illusions s’effondrèrent, tout comme celles d’Andrzej Szczypiorski en 1968. Merci à lui de partager cette vérité avec nous.
Texte traduit du russe par Marina Skalova.
Vous avez jusqu’à 28 janvier 2024 pour découvrir l’artiste légendaire géorgien Niko Pirosmani, né Nikolaï Pirosmanishvili, présenté actuellement à la Fondation Beyeler, à Bâle.
Par hasard, j’ai appris que cette exposition aurait lieu avant que le musée n’ait envoyé l’annonce. Cet été, à Tbilissi, la capitale géorgienne, j’ai vu, sur la façade du musée Pirosmani, une énorme affiche informant les passants que la majeure partie de la collection se trouvait alors au Louisiana Museum of Modern Art, Danemark, d’où elle partirait pour Bâle. Quelle bonne nouvelle, tant ce peintre mérite d’être mieux connu !
Cependant, si vous n’avez jamais entendu parler de lui, ne vous tracassez pas. La plupart des Russes ont découvert son existence il y a un peu plus de trente ans, quand un des premiers restaurant privés, « Chez Pirosmani », a ouvert ses portes à Moscou, orné de reproductions des œuvres de Niko Pirosmani – élément majeur du décor intérieur. Et pourtant les originaux, si appréciés par Pablo Picasso et souvent comparés aux peintures de Vincent van Gogh, d’Henri Rousseau et de Marc Chagall, ne se trouvent pas seulement au Musée national géorgien, mais aussi à la Galerie Tretiakov et au Musée d’art contemporain de Moscou, au Musée russe de Saint-Pétersbourg et dans de nombreuses collections privées. Quant aux restaurants qui ont repris la formule moscovite, ils sont innombrables, non seulement en Russie mais aussi à Tallinn, à Francfort, à Paris… Du reste, il en existe également un à Lausanne (Le Pré-Fleuri), où la cuisine géorgienne est délicieuse.

Je vous épargnerai sa biographie que vous trouverez ailleurs, mais attirerai votre attention sur le fait qu’elle est pleine d’imprécisions, de lacunes et de légendes. Même la date de naissance de l’artiste n’est pas confirmée à cent pour cent ; on présume qu’il est né le 17 mai 1862, dans un village de Kakhétie, la région des vignobles, dans une famille de paysans pauvres. Autodidacte, il a appris à lire en russe et en géorgien – la Géorgie faisant à l’époque partie de l’Empire russe. Pirosmani changeait fréquemment de métier : tantôt employé d’une typographie ou des chemins de fer, tantôt berger.
Les peintres itinérants russes lui ont servi de maîtres, lui qui peignait depuis son plus jeune âge sur tout ce qui lui tombait sous la main, et particulièrement sur les toiles cirées des bistros. Sa situation financière s’empira en août 1914 quand, du fait de la Première Guerre mondiale, le gouvernement russe introduisit la prohibition : il faut dire que les enseignes des débits de boissons furent la principale source de revenus de Pirosmani. Solitaire et très pauvre, un peu bizarre selon l’avis de ses contemporains, il se couchait souvent le ventre vide dans les caves des immeubles. Ainsi mourut-il le 7 avril 1918, de faim et de maladie, dans la cave d’un immeuble sis dans une rue qui, dans la Tbilissi moderne, porte son nom. Nous ne savons pas précisément où il est enterré, probablement dans la fosse commune d’un cimetière des pauvres. Mais une pierre tombale portant son nom et les dates de sa vie est apparue au sein du Panthéon national – personne ne sait comment.

Malgré cette âpre vie, ses tableaux sont pleins de joie – les grandes fêtes traditionnelles géorgiennes comptent parmi ses sujets préférés, de même que les animaux, qui, selon le peintre Lado Goudiashvili, arborent tous les grands yeux de Pirosmani. Regardez-les bien car, on le sait : les yeux sont le miroir de l’âme.
De toutes les légendes qui entourent la vie de Niko Pirosmani, j’aimerais vous en conter une : celle de son amour pour l’actrice française Marguerite de Sèvres – à croire qu’il y avait vraiment quelque chose de magique dans ce prénom ! L’histoire veut qu’au début du XXe siècle cette femme, alors âgée d’une vingtaine d’années, soit arrivée dans l’Empire russe avec la troupe itinérante « Belle vue ». Pirosmani, qui l’avait aperçue lors de sa performance à Tiflis (l’ancien nom de Tbilissi) en tomba amoureux. Quelques jours plus tard un chariot couvert de fleurs apparut devant l’hôtel où logeait Marguerite : des roses, des lilas, des anémones, des pivoines… Habituée à ce genre d’attention, Marguerite présuma que c’était là le cadeau d’un admirateur fortuné. Elle ne pouvait imaginer que pour produire ce geste extravagant, le pauvre Niko avait vendu ses derniers biens ! Lorsqu’elle l’apprit, elle descendit dans la rue et l’embrassa sur la bouche. C’est tout. Sa tournée terminée, elle repartit et ils ne se revirent plus jamais. En souvenir de cette rencontre, Niko Pirosmani exécuta en 1909 le portrait intitulé L’actrice Marguerite qu’il dota de traits caractéristiques géorgiens.

Or voilà qu’en 1968, poursuit la légende, donc cinquante ans après la mort de Pirosmani, ses œuvres ont été exposées au Louvre. Un jour, une dame âgée est arrivée, s’est approchée du portrait de Marguerite et l’a contemplé pendant un long moment, les joues couvertes de larmes. Oui, c’était elle ! Elle avait bien emporté avec elle des lettres de Pirosmani, seulement les membres de la délégation géorgienne n’avaient pas osé les prendre avec eux – les contacts avec des étrangers n’étant pas encouragés en Union soviétique. Nous ne savons ni ce qui est arrivé à ces lettres, ni quand et comment Marguerite est décédée.
Nous ignorons également si cette histoire est vraie, mais elle a incité le grand poète russe Andreï Vosnessenski à écrire un poème qui fut mis en musique par le compositeur estonien Raymond Pauls et chanté par Alla Pougatcheva : les fleurs variées y sont remplacées par des seules roses rouges, mais par un million de roses ! Le nom de Niko Pirosmani n’est cependant pas mentionné. Pour utiliser le jargon d’aujourd’hui, c’était un hit des années 1980.
PS Hier, il y a eu un souci technique avec l'envoie de ce texte. Je présente mes excuses à ceux qui le recoivent en double.
Vous avez jusqu’à 28 janvier 2024 pour découvrir l’artiste légendaire géorgien Niko Pirosmani, né Nikolaï Pirosmanishvili, présenté actuellement à la Fondation Beyeler, à Bâle.
Par hasard, j’ai appris que cette exposition aurait lieu avant que le musée n’ait envoyé l’annonce. Cet été, à Tbilissi, la capitale géorgienne, j’ai vu, sur la façade du musée Pirosmani, une énorme affiche informant les passants que la majeure partie de la collection se trouvait alors au Louisiana Museum of Modern Art, Danemark, d’où elle partirait pour Bâle. Quelle bonne nouvelle, tant ce peintre mérite d’être mieux connu !
Cependant, si vous n’avez jamais entendu parler de lui, ne vous tracassez pas. La plupart des Russes ont découvert son existence il y a un peu plus de trente ans, quand un des premiers restaurant privés, « Chez Pirosmani », a ouvert ses portes à Moscou, orné de reproductions des œuvres de Niko Pirosmani – élément majeur du décor intérieur. Et pourtant les originaux, si appréciés par Pablo Picasso et souvent comparés aux peintures de Vincent van Gogh, d’Henri Rousseau et de Marc Chagall, ne se trouvent pas seulement au Musée national géorgien, mais aussi à la Galerie Tretiakov et au Musée d’art contemporain de Moscou, au Musée russe de Saint-Pétersbourg et dans de nombreuses collections privées. Quant aux restaurants qui ont repris la formule moscovite, ils sont innombrables, non seulement en Russie mais aussi à Tallinn, à Francfort, à Paris… Du reste, il en existe également un à Lausanne (Le Pré-Fleuri), où la cuisine géorgienne est délicieuse.

Je vous épargnerai sa biographie que vous trouverez ailleurs, mais attirerai votre attention sur le fait qu’elle est pleine d’imprécisions, de lacunes et de légendes. Même la date de naissance de l’artiste n’est pas confirmée à cent pour cent ; on présume qu’il est né le 17 mai 1862, dans un village de Kakhétie, la région des vignobles, dans une famille de paysans pauvres. Autodidacte, il a appris à lire en russe et en géorgien – la Géorgie faisant à l’époque partie de l’Empire russe. Pirosmani changeait fréquemment de métier : tantôt employé d’une typographie ou des chemins de fer, tantôt berger.
Les peintres itinérants russes lui ont servi de maîtres, lui qui peignait depuis son plus jeune âge sur tout ce qui lui tombait sous la main, et particulièrement sur les toiles cirées des bistros. Sa situation financière s’empira en août 1914 quand, du fait de la Première Guerre mondiale, le gouvernement russe introduisit la prohibition : il faut dire que les enseignes des débits de boissons furent la principale source de revenus de Pirosmani. Solitaire et très pauvre, un peu bizarre selon l’avis de ses contemporains, il se couchait souvent le ventre vide dans les caves des immeubles. Ainsi mourut-il le 7 avril 1918, de faim et de maladie, dans la cave d’un immeuble sis dans une rue qui, dans la Tbilissi moderne, porte son nom. Nous ne savons pas précisément où il est enterré, probablement dans la fosse commune d’un cimetière des pauvres. Mais une pierre tombale portant son nom et les dates de sa vie est apparue au sein du Panthéon national – personne ne sait comment.

Malgré cette âpre vie, ses tableaux sont pleins de joie – les grandes fêtes traditionnelles géorgiennes comptent parmi ses sujets préférés, de même que les animaux, qui, selon le peintre Lado Goudiashvili, arborent tous les grands yeux de Pirosmani. Regardez-les bien car, on le sait : les yeux sont le miroir de l’âme.
De toutes les légendes qui entourent la vie de Niko Pirosmani, j’aimerais vous en conter une : celle de son amour pour l’actrice française Marguerite de Sèvres – à croire qu’il y avait vraiment quelque chose de magique dans ce prénom ! L’histoire veut qu’au début du XXe siècle cette femme, alors âgée d’une vingtaine d’années, soit arrivée dans l’Empire russe avec la troupe itinérante « Belle vue ». Pirosmani, qui l’avait aperçue lors de sa performance à Tiflis (l’ancien nom de Tbilissi) en tomba amoureux. Quelques jours plus tard un chariot couvert de fleurs apparut devant l’hôtel où logeait Marguerite : des roses, des lilas, des anémones, des pivoines… Habituée à ce genre d’attention, Marguerite présuma que c’était là le cadeau d’un admirateur fortuné. Elle ne pouvait imaginer que pour produire ce geste extravagant, le pauvre Niko avait vendu ses derniers biens ! Lorsqu’elle l’apprit, elle descendit dans la rue et l’embrassa sur la bouche. C’est tout. Sa tournée terminée, elle repartit et ils ne se revirent plus jamais. En souvenir de cette rencontre, Niko Pirosmani exécuta en 1909 le portrait intitulé L’actrice Marguerite qu’il dota de traits caractéristiques géorgiens.

Or voilà qu’en 1968, poursuit la légende, donc cinquante ans après la mort de Pirosmani, ses œuvres ont été exposées au Louvre. Un jour, une dame âgée est arrivée, s’est approchée du portrait de Marguerite et l’a contemplé pendant un long moment, les joues couvertes de larmes. Oui, c’était elle ! Elle avait bien emporté avec elle des lettres de Pirosmani, seulement les membres de la délégation géorgienne n’avaient pas osé les prendre avec eux – les contacts avec des étrangers n’étant pas encouragés en Union soviétique. Nous ne savons ni ce qui est arrivé à ces lettres, ni quand et comment Marguerite est décédée.
Nous ignorons également si cette histoire est vraie, mais elle a incité le grand poète russe Andreï Vosnessenski à écrire un poème qui fut mis en musique par le compositeur estonien Raymond Pauls et chanté par Alla Pougatcheva : les fleurs variées y sont remplacées par des seules roses rouges, mais par un million de roses ! Le nom de Niko Pirosmani n’est cependant pas mentionné. Pour utiliser le jargon d’aujourd’hui, c’était un hit des années 1980 ; je vous invite à l’écouter.
J’aime énormément le festival « Le livre sur les quais » : durant le weekend où il a lieu, il fait toujours beau (touchons du bois…) ; on y assiste à des débats passionnés et passionnants ; on y découvre de nouveaux auteurs et leurs livres. J’y vais chaque année – par plaisir et par obligation – car il y a invariablement un auteur russophone que j’ai envie d’interviewer. Sauf l’an dernier où aucun n’est venu. En revanche, cette année il y en a eu deux. Deux écrivains russophones qui ont du mal à se parler : la Russe Gouzel Iakhina, dont je vous ai récemment présenté le troisième roman (« L’humanité comme condition de la survie »), et l’Ukrainien Andreï Kourkov – je vous avais parlé en mars de cette année de son livre Journal d’une invasion, écrit en anglais.
Je les aime beaucoup tous les deux ; ils sont publiés par le même éditeur suisse, Noir sur Blanc, que j’aime beaucoup également et dont je respecte énormément la position prise dès le début de la guerre en Ukraine, position simple et claire : « En ce temps de guerre, nous sommes en pensée avec le peuple ukrainien qui souffre et qui se bat, et avec tous les Russes qui refusent ce conflit. Ils sont nombreux. Vive l’Ukraine ! » Et oui, j’étais triste de voir les deux auteurs assis dans la « tente des dédicaces » à un mètre l’un de l’autre, avec le jeune auteur français Eden Levin entre eux. (Levin, comme le personnage de Léon Tolstoï.) Un auteur français en guise de zone tampon…

J’étais un peu mal à l’aise aussi car quelques jours auparavant, Andreï Kourkov avait refusé de m’accorder une interview. Ne comprenant pas pourquoi et trouvant la chose injuste, je me rendais à Morges avec un discours cassant tout préparé. Heureusement que je n’ai pas eu besoin de m’en servir ! Une fois arrivée, je suis allée directement vers lui et lui ai posé cette question : Pourquoi ? « Mais de quoi parlez-vous ?», m-a-t-il répondu en levant très haut ses sourcils. Bref, nous avons réglé le malentendu (car ce n’était rien d’autre) en deux minutes : la preuve que rien n’est plus efficace qu’un dialogue en tête à tête.
Puis nous avons parlé. Notre conversation a été désespérante par sa franchise. Pourtant, un autre point douloureux a pu être clarifié. Vous vous souvenez peut-être de ma désolation due au fait que le Journal d’une invasion avait été écrit en anglais et pas en russe – de même que tous les livres précédents d’Andreï Kourkov. Il s’avère que la raison en a été purement pragmatique et pratique, sans qu’il s’agisse là d’un rejet de la langue russe, comme j’avais cru le comprendre. L’auteur a commencé son travail en russe, puis s’est vu « bombardé » de demandes de contributions de la part de diverses éditions étrangères, surtout anglophones. Pour finir, au lieu de s’auto-traduire, il a continué en anglais. C’est tout. Le deuxième volume paraîtra bientôt, toujours en anglais, mais aussi en traduction ukrainienne. Et en russe ? lui ai-je naïvement demandé. « Mais où le publier ? Je ne suis plus édité en Russie, surtout en abordant un sujet pareil. Et les libraires d’Ukraine refusent d’accepter des livres écrits en russe, même publiés en Ukraine. » Andreï n’a toutefois pas l’air de s’en inquiéter.
Aujourd’hui, Andreï Kourkov est en train de terminer son nouveau roman – écrit en russe, cette fois-ci : un policier historique qui se déroule en 1919, lorsque Kiev a pour la deuxième fois été repris par les bolcheviks. J’ai hâte de le lire !

Quant à notre avenir commun – l’avenir de nos deux peuples voisins – Andreï Kourkov, qui a passé l’été en Ukraine, le voit tragique. «Il y aura un mur psychologique qui existe d’ailleurs déjà, construit de la haine provoquée par la Russie elle-même. Aujourd’hui encore, on voit à Kiev les restes de voitures explosées, les ruines des maisons – la guerre est omniprésente. Plus tard, la Russie connaîtra le sort de l’Allemagne : personne ne voudra plus apprendre le Russe. Aujourd’hui les personnes âgées le parlent encore, tandis que les enfants passent spontanément à l’ukrainien. Il y a zéro intérêt pour la langue et la culture russes, bien que, dans certaines libraires et au marché des livres de la rue Petrovka, on puisse trouver tous les classiques. Mais personne ne les achète. Peut-être la situation changera-t-elle dans la génération après la guerre, la fin de la guerre étant la fin des bombardements de l’Ukraine par la Russie ».
Mais vous souvenez-vous qu’en 1948, trois ans seulement après la Seconde Guerre mondiale, Boris Pasternak avait entrepris une nouvelle traduction de Faust ? ai-je osé avancer. « La différence est que l’Allemagne a capitulé, tandis que la Russie n’a pas l’intention de le faire ; elle ne va jamais reconnaître son tort et demander pardon », martèle Andreï Kourkov. Je crains qu’il ait raison.
Depuis la tente des auteurs, nous avons procédé à la « Croisière littéraire » – une forme originale et très agréable trouvée par les organisateurs du festival pour présenter les débats. Celui qui m’intéressait était intitulé « Kiev et Moscou, les liaisons dangereuses » dans la version finale du programme, et « Dialogue Kiev-Moscou » à un stade préliminaire. Ce titre initial a contrarié certains qui trouvaient qu’un tel dialogue n’était ni possible ni souhaitable à l’heure qu’il est, tandis que d’autres – y compris moi-même – le trouvaient incorrect, car le présumé dialogue devait avoir lieu entre Andreï Kourkov et Isabelle Cornaz, une journaliste suisse. Après avoir passé plusieurs années en Russie, elle vient de publier un livre sur ses « adieux à Moscou ». Ce livre m’a beaucoup touché et je l’ai présenté à mes lecteurs, mais ceci ne fait d’Isabelle ni une Russe, ni une Moscovite.

Un « vrai » dialogue russo-ukrainien aurait-il été possible ? Peut-être pas, car Andreï Kourkov n’aurait accepté de parler qu’avec une personne ayant publiquement dénoncé Vladimir Poutine. De tels auteurs russes existent, mais ils sont en exil et n’ont pas été invités à Morges. Isabelle Cornaz a donc été choisie pour le rôle de la « Moscovite » : elle et Andreï ont parlé de la Russie quasiment au passé, comme si elle n’existait plus car pour eux elle est morte. Du moins provisoirement.
Effectivement, il m’est difficile d’imaginer un ou une Russe, même très opposé(e) au pouvoir actuel, qui pourrait parler de son pays en ses termes. Je sais que, personnellement, je n’y arriverais pas. Mais peut-être une petite divergence d’opinions aurait-elle rendu le dialogue plus intéressant pour le public. Et nous aiderait-elle à avancer. J’espère de tout cœur qu’il y aura une suite.
PS Pratiquement tous les livres de Gouzel Iakhina et d’Andreï Kourkov ont été vendus. Quel succès !
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