
J’aime énormément le festival « Le livre sur les quais » : durant le weekend où il a lieu, il fait toujours beau (touchons du bois…) ; on y assiste à des débats passionnés et passionnants ; on y découvre de nouveaux auteurs et leurs livres. J’y vais chaque année – par plaisir et par obligation – car il y a invariablement un auteur russophone que j’ai envie d’interviewer. Sauf l’an dernier où aucun n’est venu. En revanche, cette année il y en a eu deux. Deux écrivains russophones qui ont du mal à se parler : la Russe Gouzel Iakhina, dont je vous ai récemment présenté le troisième roman (« L’humanité comme condition de la survie »), et l’Ukrainien Andreï Kourkov – je vous avais parlé en mars de cette année de son livre Journal d’une invasion, écrit en anglais.
Je les aime beaucoup tous les deux ; ils sont publiés par le même éditeur suisse, Noir sur Blanc, que j’aime beaucoup également et dont je respecte énormément la position prise dès le début de la guerre en Ukraine, position simple et claire : « En ce temps de guerre, nous sommes en pensée avec le peuple ukrainien qui souffre et qui se bat, et avec tous les Russes qui refusent ce conflit. Ils sont nombreux. Vive l’Ukraine ! » Et oui, j’étais triste de voir les deux auteurs assis dans la « tente des dédicaces » à un mètre l’un de l’autre, avec le jeune auteur français Eden Levin entre eux. (Levin, comme le personnage de Léon Tolstoï.) Un auteur français en guise de zone tampon…

J’étais un peu mal à l’aise aussi car quelques jours auparavant, Andreï Kourkov avait refusé de m’accorder une interview. Ne comprenant pas pourquoi et trouvant la chose injuste, je me rendais à Morges avec un discours cassant tout préparé. Heureusement que je n’ai pas eu besoin de m’en servir ! Une fois arrivée, je suis allée directement vers lui et lui ai posé cette question : Pourquoi ? « Mais de quoi parlez-vous ?», m-a-t-il répondu en levant très haut ses sourcils. Bref, nous avons réglé le malentendu (car ce n’était rien d’autre) en deux minutes : la preuve que rien n’est plus efficace qu’un dialogue en tête à tête.
Puis nous avons parlé. Notre conversation a été désespérante par sa franchise. Pourtant, un autre point douloureux a pu être clarifié. Vous vous souvenez peut-être de ma désolation due au fait que le Journal d’une invasion avait été écrit en anglais et pas en russe – de même que tous les livres précédents d’Andreï Kourkov. Il s’avère que la raison en a été purement pragmatique et pratique, sans qu’il s’agisse là d’un rejet de la langue russe, comme j’avais cru le comprendre. L’auteur a commencé son travail en russe, puis s’est vu « bombardé » de demandes de contributions de la part de diverses éditions étrangères, surtout anglophones. Pour finir, au lieu de s’auto-traduire, il a continué en anglais. C’est tout. Le deuxième volume paraîtra bientôt, toujours en anglais, mais aussi en traduction ukrainienne. Et en russe ? lui ai-je naïvement demandé. « Mais où le publier ? Je ne suis plus édité en Russie, surtout en abordant un sujet pareil. Et les libraires d’Ukraine refusent d’accepter des livres écrits en russe, même publiés en Ukraine. » Andreï n’a toutefois pas l’air de s’en inquiéter.
Aujourd’hui, Andreï Kourkov est en train de terminer son nouveau roman – écrit en russe, cette fois-ci : un policier historique qui se déroule en 1919, lorsque Kiev a pour la deuxième fois été repris par les bolcheviks. J’ai hâte de le lire !

Quant à notre avenir commun – l’avenir de nos deux peuples voisins – Andreï Kourkov, qui a passé l’été en Ukraine, le voit tragique. «Il y aura un mur psychologique qui existe d’ailleurs déjà, construit de la haine provoquée par la Russie elle-même. Aujourd’hui encore, on voit à Kiev les restes de voitures explosées, les ruines des maisons – la guerre est omniprésente. Plus tard, la Russie connaîtra le sort de l’Allemagne : personne ne voudra plus apprendre le Russe. Aujourd’hui les personnes âgées le parlent encore, tandis que les enfants passent spontanément à l’ukrainien. Il y a zéro intérêt pour la langue et la culture russes, bien que, dans certaines libraires et au marché des livres de la rue Petrovka, on puisse trouver tous les classiques. Mais personne ne les achète. Peut-être la situation changera-t-elle dans la génération après la guerre, la fin de la guerre étant la fin des bombardements de l’Ukraine par la Russie ».
Mais vous souvenez-vous qu’en 1948, trois ans seulement après la Seconde Guerre mondiale, Boris Pasternak avait entrepris une nouvelle traduction de Faust ? ai-je osé avancer. « La différence est que l’Allemagne a capitulé, tandis que la Russie n’a pas l’intention de le faire ; elle ne va jamais reconnaître son tort et demander pardon », martèle Andreï Kourkov. Je crains qu’il ait raison.
Depuis la tente des auteurs, nous avons procédé à la « Croisière littéraire » – une forme originale et très agréable trouvée par les organisateurs du festival pour présenter les débats. Celui qui m’intéressait était intitulé « Kiev et Moscou, les liaisons dangereuses » dans la version finale du programme, et « Dialogue Kiev-Moscou » à un stade préliminaire. Ce titre initial a contrarié certains qui trouvaient qu’un tel dialogue n’était ni possible ni souhaitable à l’heure qu’il est, tandis que d’autres – y compris moi-même – le trouvaient incorrect, car le présumé dialogue devait avoir lieu entre Andreï Kourkov et Isabelle Cornaz, une journaliste suisse. Après avoir passé plusieurs années en Russie, elle vient de publier un livre sur ses « adieux à Moscou ». Ce livre m’a beaucoup touché et je l’ai présenté à mes lecteurs, mais ceci ne fait d’Isabelle ni une Russe, ni une Moscovite.

Un « vrai » dialogue russo-ukrainien aurait-il été possible ? Peut-être pas, car Andreï Kourkov n’aurait accepté de parler qu’avec une personne ayant publiquement dénoncé Vladimir Poutine. De tels auteurs russes existent, mais ils sont en exil et n’ont pas été invités à Morges. Isabelle Cornaz a donc été choisie pour le rôle de la « Moscovite » : elle et Andreï ont parlé de la Russie quasiment au passé, comme si elle n’existait plus car pour eux elle est morte. Du moins provisoirement.
Effectivement, il m’est difficile d’imaginer un ou une Russe, même très opposé(e) au pouvoir actuel, qui pourrait parler de son pays en ses termes. Je sais que, personnellement, je n’y arriverais pas. Mais peut-être une petite divergence d’opinions aurait-elle rendu le dialogue plus intéressant pour le public. Et nous aiderait-elle à avancer. J’espère de tout cœur qu’il y aura une suite.
PS Pratiquement tous les livres de Gouzel Iakhina et d’Andreï Kourkov ont été vendus. Quel succès !