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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

09.01.2023

À l’école soviétique comme à l’école russe d’aujourd’hui, l’œuvre de Mikhaïl Prichvine (1873-1954), celui qu’on appelle le fils tardif de l’Âge d’argent de la littérature russe, est enseignée en 5e ou 6e année. Rares sont ceux qui retournent plus tard à cet auteur. Moi aussi, je suis restée avec l’image d’un écrivain amateur et chantre de la nature, auteur d’innombrables histoires de petits écureuils, lapins, hérissons et autres attachants habitants du Cellier du soleil. On peut supposer qu’il a hérité de cette passion pour la nature de son père : Mikhaïl Prichvine senior élevait des trotteurs d’Orel, cultivait des fleurs et des arbres fruitiers ; il adorait la chasse. Hélas, plus encore il adorait les jeux de cartes : il dut vendre son élevage de chevaux et mettre en gage son domaine pour pouvoir payer une dette. Il est mort paralysé et ruiné alors que Micha, son cadet et le cinquième de ses enfants, n’avait que cinq ans. Bravo à sa mère, qui, endettée jusqu’au cou, assura à tous les cinq l’opportunité de faire études supérieures. Les enfants pardonnent facilement. Ainsi, beaucoup plus tard, dans son roman intitulé La Chaîne de Kachtcheï, Prichvine dressa une image émouvante de son père qui lui dessinait des castors bleus – symbole d’un rêve inatteignable.

Dans son enfance, rien n’annonçait à Mikhaïl Prichvine un avenir glorieux. Au gymnase au cœur d’une province russe, il mit six ans à accomplir le programme des quatre années requises, ce qui lui valut la remarque « cas désespéré » dans son dossier scolaire de 1884. Néanmoins, ce n’était pas en raison de ses notes, mais de sa mauvaise conduite qu’il se vit renvoyer : il eut l’audace de parler effrontément à son professeur de géographie Vassili Rozanov, le futur philosophe orthodoxe et critique littéraire bien connu. Prichvine poursuivit pourtant ses études – d’abord à Riga, à l'Institut de technologie, puis à l'Université de Leipzig où, en 1902, il obtint un diplôme d’agronome. Journaliste militaire pendant la Première Guerre mondiale, Prichvine avait commencé, en 1898, à écrire pour des magazines, et Sachok, son premier récit, fut publié en 1906. Dans les années 1920 il subit de la part de l’Association russe des écrivains prolétariens des critiques d’une vigueur telle qu’il considéra sérieusement la possibilité d’abandonner la littérature et de redevenir agronome. Heureusement, l’Association, dont les meneurs ne laissèrent aucune trace mémorable dans la littérature, fut dissoute avant même qu’il mît à exécution son intention. Aucune des grandes œuvres de Prichvine écrites dans les années 1940 ne fut publiée de son vivant – la censure soviétique les considérant comme dangereuses. Ses Œuvres en six volumes parurent post mortem ; les deux derniers volumes sont entièrement composés d’inédits.

Un grand merci aux Éditions Noir sur Blanc pour la découverte que nous réserve le volume des œuvres de Prichvine paru sous le titre Le Pèlerin noir et autres récits – découverte d’un auteur dont le talent est autrement plus grand et varié que ce que nous avait fait comprendre le programme scolaire russe. Nous y trouvons Prichvine en fin connaisseur de la nature, certes, mais également en philosophe et poète, en voyageur hors des sentiers battus, en témoin sensible de son temps dont il observe les détails cachés à un regard superficiel. En outre, nous y trouvons un homme solitaire et malheureux pour qui la nature constitua un refuge à une vie conjugale privée d’amour – exception faite des derniers quatorze ans passés avec Valeria Liorko, apparue un beau jour dans son bureau pour assumer les fonctions d’une secrétaire littéraire. Il y eut affinité…

Le volume contient trois récits entrecoupés par des extraits du journal intime de Prichvine qu’il tint secrètement pendant presque cinquante ans. Le Pèlerin noir (1910) est né d’un voyage chez les nomades de l’Asie centrale : aujourd’hui encore, la plupart de mes compatriotes le trouveraient aussi exotique que vous, les « étrangers ». Un récit magnifique, profondément poétique, dans lequel la description de la nature mêle références bibliques et légendes locales et qui donne une bonne idée des mœurs des habitants de la steppe kirghize. Je tiens à souligner que la langue de Prichvine – pittoresque, puisant dans plusieurs dialectes et remplie de termes ethnographiques – est par moments difficile, même pour un(e) russophone. Toutes nos félicitations donc à Yves Gauthier pour son travail remarquable ainsi que pour la préface très instructive qu’il a également signée.

Ginseng, ode amoureuse à la taïga russe, fut le résultat d’un autre voyage, cette fois en Extrême-Orient. L’auteur se réfère à ce texte achevé en 1933, comme le seul ayant été écrit « en toute liberté ». Effectivement, ce conte de fée écologique est en totale dissonance avec les canons du réalisme soviétique imposés à l’époque à tous les créateurs.

Mais j’ai été surtout impressionnée par le récit Le Calice d’ici-bas, œuvre d’une beauté exquise ainsi que document historique unique. L’action se déroule au « XXe siècle, an 19 », deux ans seulement après la révolution bolchévique, dans « un palais de style empire » – un domaine de maître converti en « musée de la vie quotidienne domaniale ». Quel mélange de nostalgie et d’ironie ! Je l’avoue : je suis contente de ne pas l’avoir lu plus tôt, car seule l’expérience vécue permet de l’apprécier à sa juste valeur. Voici un passage à faire vibrer autant Greta Thunberg que tous les spécialistes de la Russie :

« Au seul mot de “liberté”, des millions de Russes se sont empressés de se tailler une nouvelle croix, comme s’ils n’avaient pas assez enduré jusque-là ! En deux ans à peine, les forêts ont été tellement défigurées, obstruées par les ramures et les cimes, que l’herbe et les fleurs n’ont pas repoussé et qu’il est devenu impossible d’aller aux baies et aux champignons, que les lacs, désertés, se sont vidés de leurs poissons, engorgés par les bombes des soldats, et que les oiseaux se sont dispersés… […] Il n’y a plus que le ciel, commun à tous et inaccessible, qui continue de rayonner sur l’immondice. […] Je ne dis pas juste ? Mais il est vrai que la Russie se présentait comme un désert avec des oasis ; les oasis ont été abattues, les sources ont tari, et le désert est devenu impénétrable. La Russie… Ou peut-être n’est-ce là qu’un sentiment du passé ? Mais quel passé avons-nous ? Le peuple de Russie est immuable dans sa façon de vivre. L’histoire du pouvoir sur le peuple russe ? L’histoire des guerres ? Une immense majorité du peuple russe ne se soucie ni du pouvoir ni des guerres qu’on se fait. L’histoire de la souffrance de l’être conscient, ou bien l’histoire de la Russie ? Oui, c’est l’histoire de la Russie, mais quand finira-t-elle enfin, cette horrible histoire ? »

Bonne question, et on ne peut plus d’actualité ! De nos jours, de telles réflexions vaudraient à leur auteur d’être taxé d’« agent de l’étranger » ! Et pourtant Prichvine écrit dans son journal intime, le 16 octobre 1909 (hélas, cet extrait est absent de l’édition en question ; je l’ai trouvé dans l’édition originale russe) : « La Russie ! ma patrie, ma chère, chère patrie… Ici seulement, sur les bords violets du lac salé ai-je réalisé que je t’aime, que tu es splendide… » Comment ce regard parfaitement lucide sur la Russie peut-il coexister avec un amour sans limite ? Il est difficile de le comprendre, de le concevoir, et pourtant, c’est ce que nous vivons aujourd’hui, moi-même et tant de mes amis…

Mais terminons en beauté, sur une note poétique extraite du même journal et datée du 29 décembre 1909 : « Si un jour les étoiles venaient à tomber du ciel sur la terre, quel ennui, quelle épreuve ce serait »…

27.12.2022
Photo © N. Sikorsky
Nous sommes, malgré tout, en période de cadeaux ; de Lux et de luxe. Je me suis donc offert une combinaison des deux en allant écouter Boris Godounov au Teatro alla Scala, à Milan. Cet opéra, je le connais par cœur ; je l’ai vu… je ne sais trop combien de fois, dans toutes sortes de mises en scène – y compris celles du Grand Théâtre de Genève  et de l’Opernhaus de Zurich. À l’origine toutefois, il y eut pour moi la production du Théâtre Bolshoï, version 1948 et toujours vivante, dont le côté spectaculaire demeure inégalé : les costumes et les décors somptueux, d’authentiques cloches d’église qui se prennent à sonner et un véritable cheval qui se promène sur scène, flanqué d’une personne marchant derrière lui pour ramasser les résultats d’un éventuel accident. Cette version durait 4h30, mais elle les valait amplement. J’ai tenu à me rendre à Milan également pour manifester mon soutien à ce théâtre. Vous le savez peut-être, la veille de l’ouverture de la saison – avec « Boris Godounov » justement –, ses murs ont été aspergés par de la peinture rouge, couleur de sang. Vous le savez peut-être également, Ricardo Chailly, directeur musical du Teatro alla Scala, a répondu de la sorte à la lettre du consul d’Ukraine qui exigeait l’annulation de la production : « Nous sommes tous avec le peuple ukrainien en attente de la fin du conflit, mais la politique et ses conséquences ne peuvent pas contraindre la culture ». Et il a rappelé que le 4 avril 2022 une représentation gratuite du Stabat Mater de Rossini avait été donnée dans ce même théâtre, et que les 380 000 euros collectés avaient été offerts aux réfugiés ukrainiens. Bravo, Maestro ! Au cœur de l’œuvre magistrale de Modest Moussorgski se trouve un personnage historique dont l’historien Nikolaï Karamzine fit le due diligence dans sa monumentale Histoire de l’état russe. Boris Godounov était devenu le premier tsar « élu » à la suite de la décision de la tsarine Irina, héritière de feu Fedor I, de se retirer au monastère. (Oui, il faut toujours chercher la femme !) Durant 40 jours le trône russe était resté inoccupé, après quoi Boris s’était fait supplier par le Zemski sobor, une sorte d'assemblée convoquée pour la première fois par le tsar Ivan le Terrible et composée du patriarche orthodoxe et de la Douma des boyards. Après une coquetterie qui avait duré une semaine, il avait accepté le job et le « pouvoir suprême » qui allait avec. 
Photo : Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala
Son destin a inspiré le poète Alexandre Pouchkine, dont les monuments sont aujourd’hui démontés en Ukraine. Il est utile de rappeler que Pouchkine a écrit Boris Godounov en 1825, l’année de la révolte des décembristes, dans son village de Mikhaïlovskoïe où il avait été exilé, accusé d’un esprit trop libre et d’un penchant pour l’athéisme. Cette œuvre en vers fut publiée en 1831, mais resta prohibée jusqu’en 1866. Pourquoi censurer un poème consacré à un personnage historique ? Peut-être à cause du sous-titre que Pouchkine lui avait donné : Comédie du malheur présent de l'État moscovite, du tsar Boris et de Grichka Otrepiev. Lisez-le bien, ce sous-titre ; il contient toutes les clés. Vous comprenez certainement, chers lecteurs, que ma perception du spectacle milanais fut fortement affectée par le contexte actuel, alors que le malheur frappe mon pays d’origine ; un malheur infligé par lui-même. Que le tsar Vladimir s’accroche à son trône et se trouve aussi proche de Kirill, le patriarche actuel, que Boris l’était à Iov. Que tous les « Grichkas » et autres « imposteurs » dotés du potentiel de semer le chaos dans les têtes des bons citoyens dociles sont exterminés ou jetés en prison pour une durée indéterminée, tandis que Ivan le Terrible continue d’être glorifié comme « l’unificateur de la grande Russie ». C’est juste la « comédie » qui ne s’applique pas : les résultats du cirque du système électoral et de la corruption sans bornes ne font plus rire personne.  Le Boris Godounov de Moussorgski compte une demi-douzaine de rédactions. Le Teatro alla Scala a choisi celle de 1869, un peu plus courte, dépourvue de l’histoire d’amour entre l’imposteur Grichka et la belle Polonaise Marina Mnichek. Évidemment, ce choix fut fait bien avant le début de la guerre en Ukraine mais il s’avère opportun car il souligne le caractère machiste de la société russe. Les femmes dans le spectacle ne sont que des personnages secondaires sans importance. Un autre grand absent de cette version est la révolte populaire, présente dans la deuxième rédaction de l’opéra effectuée par Nikolaï Rimski-Korsakov en 1872.  Et ce ne sont pas les seuls parallèles avec l’actualité qui sautent aux yeux. 
Ildar Abdrazakov dans le rôle de Boris Godounov Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala
La distance qui sépare le tsar et « son » peuple est annoncée par Pouchkine et Moussorgski dès la première scène de leurs œuvres respectives et est parfaitement reflétée par le metteur en scène danois Kasper Holten. Elle est même renforcée : Si Boris est au centre de l’attention, il est pourtant physiquement absent. Dès que le rideau s’ouvre, le spectateur voit des figurants (choristes) qui déchirent des pages manuscrites : une histoire sera réécrite une fois de plus. Pendant que Boris se fait prier bien au chaud, protégé par les murs du Kremlin, la foule gèle dehors – nous sommes en février 1598. Le pristav (flic des temps anciens) distribue d’abord les portraits de Boris, puis les icônes. À l’imploration de la foule « Entre les mains de qui nous as-tu laissés, notre père ? » se substitue le « Gloria ! ». Tout est parfaitement orchestré, dans tous les sens de terme. D’ailleurs je tiens à remercier tout particulièrement M. Holten pour l’absence de la moindre caricature, de la moindre vulgarité durant les trois heures de la représentation – chose rarissime de nos jours. La très impressionnante scène du couronnement de Boris, avec toute l’opulence et la splendeur du rite orthodoxe, avec la porte d’or qui s’ouvre et le tapis qui se déroule devant le nouveau monarque, ne rappelle que trop les images de l’intronisation de Vladimir Poutine, broadcastées par toutes les chaînes TV du monde. Une fois n’est pas coutume : je n’ai pas été gênée par le fait que la tenue dorée de Boris (interprété par Ildar Abdrazakov, égal à lui-même et ovationné par le public) soit remplacée par un costume presque contemporain : le sujet est vraiment intemporel. Les toutes premiers paroles prononcées (chantées) par le nouveau tsar sont : « J’ai mal à l’âme » («Душа болит»), ce qui nous plonge tout droit dans le débat éternel sur les « particularités de l’âme russe » (tout aussi éternelle ?) et ses dérives de la normalité. On regrette quelque peu l’absence d’une bougie lors du récit de Pimen (ce rôle est interprété par la très bonne basse estonienne Ain Anger) ; cette bougie qui est censée s’éteindre pour marquer la fin de l’histoire qu’il raconte. Mais je suis prête à aller jusqu’à concéder que ce choix makes sense car, en fait, l’histoire n’est pas finie. D’autre part, les grands parchemins qui se succèdent au fond de la scène comme les pages de l’Histoire qui tournent – et qui retournent ! – est une excellente trouvaille scénographique !
Ain Anger dans le rôle de Pimen Photo: Brescia e Amisano ©Teatro all Scala
Et comment ne pas penser à ce que nous vivons aujourd’hui lors de la scène de la frontière lituanienne qui sépare – même visuellement – le royaume russe avec son alphabet cyrillique de l’Europe avec l’alphabet latin ? Le pristav annonce l’oukaz selon lequel tous ceux qui essayent de fuir Moscou doivent être arrêtés et fouillés ! Mais – raté : Grichka a pu s’éclipser. Comme tant d’autres après lui. (J’aimerais féliciter la basse russe Stanislav Trofimov que j’ai découvert et qui est excellent dans le rôle de Varlaam.) Le seul vrai bémol, à mon humble avis, c’est la scène de Iourodivi, cruciale dans l’opéra. Le rôle de ce personnage étrange dont on traduit le nom soit comme « l’Innocent » soit, en italien, comme « Il folle in Cristo », ne prend que quelques minutes du temps scénique. Pourtant, dans l’âge d’or du Bolshoï, il ne fut confié qu’aux meilleurs ténors, car il demande une combinaison d’un timbre particulièrement tendre sans être soapy, la perfection artistique et la profondeur accrue de l’interprétation : c’est ce « Fou » misérable qui affronte le Tsar tout-puissant. Il faut effectivement être fou pour oser une chose pareille ! J’ai été un peu déçue par la performance de Yaroslav Abaimov et par les instructions qu’il a sûrement reçues du metteur en scène : à mon avis, Iourodivi ne devrait pas regarder dans la salle, il devrait fixer les yeux de Boris, l’obligeant à détourner son regard – sa vision étant perturbée par les images des garçons couverts de sang. Présenté à l’école soviétique comme la vox populi, Iourodivi incarne la conscience qui, un jour, rattrape même les plus inconscients parmi nous. En regardant cette scène, j’ai été frappée par une chose : habituellement, c’est au moment où Iourodivi accuse Boris d’avoir tué le petit tsarevitch que les cheveux se dressent sur les têtes des spectateurs. Mais cette fois, c’était sa prophétie macabre qui m’est entrée droit dans le cœur, comme le couteau dans le dos de Boris quelques scènes plus tard : « … et les ténèbres viendront, les ténèbres obscures, impénétrables. Malheur à la Russie ! Pleure, pleure, peuple russe, peule affamé ». Cela donne des frissons.
Boris Godounov (Ildar Abdrazakov) conseille à son fils Fedor (Lilly Jorstad) à ne faire jamais confiance à personne Photo: Brescia e Amisano ©Teatro alla Scala
Tout russophone, sans même avoir lu le texte intégral de Boris Godounov, connaît la ligne finale qui suit l’annonce de la « mort subite » de Boris et de ses enfants-héritiers, la dernière remarque de Pouchkine : « Le peuple reste silencieux ». « Silencieux », voire indifférent. Nous sommes ici face à ce silence éternel qui finit par transformer les agneaux innocents en moutons dangereux.  Ceux qui appellent à l’annihilation de la culture russe devraient, à mon avis, tout au contraire la propager car rien ni personne ne met le doigt sur les maillons faibles de ce pays avec la même clarté poignante que ses grandes œuvres classiques. Certains disent que l’art et la culture se montrent faibles face à la guerre. Quant à moi, je constate leur remarquable résistance. Bravi tutti, grazie mille. Viva la musica, viva la poesia !   
12.12.2022

Il y quelques jours j’ai publié, dans Nasha Gazeta, un article concernant l’attaque des hauts responsables ukrainiens contre le Comité international de la Croix-Rouge. Vous le savez certainement, le président Zelenski lui-même, dans son discours adressé au G20, a parlé de l’« autodestruction de la Croix-Rouge » et a vivement critiqué l’inefficacité du CICR quant à l’accès aux prisonniers. Dmytro Lubinets, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, a soutenu son président dans une interview accordée au Temps, en allant jusqu’à annoncer que « les observateurs neutres de crimes deviennent leurs complices ». J’ai relayé ces accusations ainsi que les réponses données par les dirigeants du CICR à la RTS. Ils insistaient, en somme, sur le fait que la discrétion dans leur travail donne de bons fruits, que le CICR n’est pas une agence de relations publiques et que son action dépend de la volonté des signataires de la Troisième Convention de Genève. Enfin, j’ai présenté les dernières informations fournies par le service de presse du CICR, avec lequel je maintiens des relations collégiales depuis des années, sur leur engagement en Ukraine. Quoi de plus équilibré ? Or, à ma grande surprise, j’ai reçu le reproche d’un lecteur, lui-même fonctionnaire international, comme quoi je participe à la stigmatisation du CICR. Une autre lectrice, ancienne employée du CICR dont elle a démissionné, déçue par son fonctionnement, m’avait envoyé un message très personnel en disant que c’est la Russie qui profite aujourd’hui du CICR, que cette organisation est « criminelle » et que je dois faire attention à moi. Suis-je en danger ? Puis, le 8 décembre, un communiqué de presse du CICR est arrivé, nous informant que « La semaine dernière, le CICR a effectué une visite de deux jours auprès de prisonniers de guerre ukrainiens ; une autre visite a eu lieu cette semaine. Au cours de la même période, des visites ont également été effectuées auprès de prisonniers de guerre russes ; d’autres visites sont prévues d’ici la fin du mois ». Et stipulant : « En vertu de la Troisième Convention de Genève, tous les prisonniers de guerre ont le droit de recevoir des visites régulières de délégués du CICR. Certes, les visites qui ont eu lieu récemment constituent un progrès important ; néanmoins, le CICR doit se voir accorder un accès sans entrave à tous les prisonniers de guerre, qu’il doit pouvoir voir de manière répétée et sans témoin, où qu’ils soient internés ». Mais que s’est-il passé pour assurer ce progrès soudain et tant désiré ? On n’en sait rien, mais un manque d’explications donne à certains le plaisir d’affirmer que le CICR a bougé à la suite des critiques ukrainiennes. Est-ce vrai ? … La semaine dernière deux expositions se sont également ouvertes, en l’espace d’un jour, au Kunstmuseum Basel et au musée Rath à Genève. Toutes deux sont consacrées au centenaire de la Galerie nationale d’art de Kyiv, connue jusqu’en 2017 comme le Musée d’art russe de Kiev. Il est donc normal que l’art russe constitue la partie majeure de sa très impressionnante collection de plus de 14 000 objets, y compris la célèbre icone « Boris et Gleb » crée à la fin du 12ème- début du 13ème siècle par les maîtres de Novgorod.  

Ilia Répine. Maison ukrainienne, 1880 (c) Galerie nationale d'art de Kiev

Il est absolument merveilleux que les responsables des musées suisses aient répondu d’une manière si constructive à l’appel de leurs collègues ukrainiens, en manque d’endroits sécurisés pour protéger les œuvres, et que le public suisse découvrira plusieurs artistes peu connus ici ainsi que des tableaux majeurs – il y en des magnifiques ! Or, la communication autour de l’exposition à Bâle intitulée « Born in Ukraine » pose quelques questions. Au moins pour moi. Le communiqué de presse met en avant Ilja Repin, Dmytro Lewytsky, Wolodymyr Borowykowsky, Archyp Kuyindschi, Mykola Jaroshenko et Dawyd Burliuk – les plus connus et donc les plus aptes à attirer le public. « Tous ces peintres, hommes et femmes, sont nés sur le territoire ukrainien. Toutefois, nombre d’entre eux furent formés en Russie et devinrent, de ce fait, des représentants culturels de l’Empire russe, puis de l’Union soviétique. », lis-je. Pardon, mais dans ce cas là il faut préciser « sur le territoire ukrainien actuel », car tous les peintres mentionnés (et dont les prénoms sont tous « ukrainisés » !), sont, à l’exception de Dmitri Lewitsky, nés dans les villes qui, en leur temps, se situaient dans l’Empire russe. Il faut préciser également que tous, à l’exception cette fois de David Burliuk, ont été formés et/ou enseignaient à l’Académie d’art impériale de Saint-Pétersbourg. Quant à Burliuk, plus connu comme poète et « père du futurisme russe », il a étudié, entre 1911 et 1914, au Collège d’art de Moscou, en compagnie du poète Vladimir Maïakovski.  « Depuis 2014, le musée <de Kyiv> est impliqué dans une lecture et une étude critiques de sa collection qui remettent en cause le lieu commun d’un art russe prétendument homogène. Cette année, cette volonté est plus actuelle que jamais dans le contexte de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine », nous apprennent les commissaires bâlois. Il n’y a pas de doute que cette étude est compréhensible, importante et même nécessaire. Mais la question qu’elle soulève est d’une complexité et d’une profondeur inouïes. Il ne suffira pas de modifier l’orthographe des noms pour y apporter la réponse adéquate. Et cela me dépasse de savoir pourquoi ni les représentants de la Galerie de Kyiv ni leurs collègues en Suisse n’ont pas clairement formulé la chose la plus importante : au milieu de la guerre ces Ukrainiens, ces professionnels avec un P majuscule, sauvent l’art russe des bombes russes. Il n’y a pas de quoi avoir honte. Bien au contraire, c’est tout à leur honneur. Mais s’ils ne le disent pas, ne serait pas par peur de se faire traiter de traîtres ? … Finalement, j’ai appris que le 30 novembre, 97,7% des députés de la municipalité d’Odessa ont voté pour le démontage et la relocalisation du monument en bronze de Catherine II, érigé en 1900 par souscription et connu comme le « monument aux fondateurs d’Odessa ». Il représente l’impératrice elle-même, qui, en 1794, a signé le rescrit ordonnant la construction de la ville et du port d'Odessa, ainsi que ses quatre « collaborateurs », pour utiliser le terme contemporain : un espagnol, le vice-amiral de Ribas, l'architecte François de Wollant, originaire d’Anvers, Grigori Potemkine et le prince Platon Zoubov. Ce monument a déjà été ôté une fois, en 1920, puis reinauguré en octobre 2007. Aujourd'hui il est annoncé qu'il sera plus tard reconstruit dans une zone assignée, dans un parc au centre de la ville. On verra bien. Lors de la même réunion municipale, 93,2% des députés ont également voté pour le démontage du monument du généralissime Alexandre Souvorov, l'un des rares généraux à n'avoir jamais été vaincu, qui a été érigé et inauguré en grande pompe en 2012 seulement. Faut-il s’attendre à ce qu’un mouvement populaire n’exige le démontage du monument à Souvorov dans les gorges des Schöllenen, sur le territoire de la commune uranaise d'Andermatt, dressé en mémoire des soldats russes morts au combat lors de leur traversée des Alpes en septembre 1799 ? Ou celui de François Jacques Le Fort, érigé en 2006 dans la rue genevoise qui porte son nom, et qui commémore natif de Genève qui fut un général et amiral du tsar Pierre le Grand ?

La statue de Catherine II et des fondateurs d'Odessa

L’histoire ne se fait par réécrire par « quelqu’un quelque part ». Cela se passe aujourd’hui, devant nos yeux. Et nous avons un rôle à jouer. … Nous sommes le 12 décembre et je ne sais toujours pas si Nasha Gazeta sera encore là en janvier. Malgré tout le soutien moral dont j’ai bénéficié en Suisse durant cette année et malgré tous mes efforts je n’ai pas réussi à trouver le financement nécessaire. Il ne reste pas grande chose mais il faut le trouver. Parmi ceux qui j’ai demandé et qui ont daigné de me répondre, la plupart disent que mon « projet ne correspond pas aux critères ». Sans préciser lesquels.  

09.11.2022
 

La publication, en français et en russe, de mon texte « Dissidents, déserteurs, profiteurs »  a provoqué une vive discussion sur le site du Temps (et je vous en remercie) et un silence radio dans Nasha Gazeta (que j’ai préféré à la crucifixion à laquelle je m’attendais). Et une avalanche de messages des Russes me demandant mon avis sur comment les autorités suisses vont-ils réagir à une demande d’un visa humanitaire ou encore mon conseil sur le meilleur trajet pour arriver en Suisse sans être muni d’un visa Schengen. Vous comprenez bien que je ne suis pas compétente pour répondre à ces questions.

Il y a eu aussi des situations tragi-comiques. Un lecteur de la Suisse alémanique (Russe, ingénieur, en Suisse depuis 6 ans et demi, permis C, travail stable) m’envoie un courriel paniqué : une convocation à se présenter dans un commissariat militaire à Saint-Pétersbourg (d’où il vient) avant le 30 novembre en vue de la mobilisation immédiate lui est parvenue à son domicile suisse. Signée par « le commissaire militaire pour la Suisse », stempel et tout. « Mon ami a reçu la même chose. Évidemment, nous n’irons pas, mais faut-il alerter la police ? », me demande mon correspondant effrayé. J’envoie une demande d’explication à l’Ambassade de Russie à Berne et reçois une réponse qu’il s’agit de toute évidence d’un « fake ». Je me prépare à commencer une investigation quand un nouveau message arrive : « Je dois m’excuser auprès de vous. Il se trouve que c’est un ami qui m’a fait une blague. C’est un crétin ». Je n’ai pu que confirmer ce diagnostic. Fine Russian humour.

Mais le plus intéressant c’était de rencontrer un « vrai déserteur » qui, à mon avis, donne une bonne idée du profil général de ce groupe de Russes. J’ai établi le contact avec Vassily (prénom modifié) quand il se trouvait dans un camp de migration à Chiasso. Il a profité du weekend pour venir à Genève. Vassily a 35 ans. Il vient d’une ville en Sibérie occidentale dont la population approche 1 200 000 personnes. Une grande ville, même à l’échelle russe. Diplômé de droit, il a travaillé dans la police comme investigateur. Déçu par des moyens limités, il a changé de métier et est devenu instructeur dans un auto-école. Ce grand sportif a également fait l’armée, où il a été assigné aux forces spéciales. Avec le temps, de simple instructeur il est devenu le propriétaire de l’auto-école, « la troisième plus grande dans notre ville », me dit-il avec fierté.

Tout allait pour le mieux. Il gagnait assez bien sa vie pour fêter son anniversaire à Istanbul et passer les vacances d’été, cette année encore, sur la Côte d’Azur. Avec sa femme, il rêvait d’un enfant. « En 2014 déjà, j’étais totalement contre l’annexion de la Crimée. J’ai participé une fois à une manifestation et me suis fait arrêter. On m’a sévèrement prévenu de ne pas recommencer », me raconte Vassily. « Quand j’ai appris que la Russie avait déclenché la guerre, je n’ai fait que jurer. C’était atroce. Je ne m’y attendais pas.»  Mais malgré cela, vous êtes parti vous promener à Nice, remarquai-je, non sans reproche. « Vous avez raison. Mais que pouvais-je faire ?! Je ne me suis pas senti concerné ». Comme tant d’autres en Russie ! Jusqu’à l’annonce de la mobilisation partielle. « J’ai reçu un appel du commissariat et décidé de partir. En 12 heures tout a été prêt, y compris les procurations notifiées par le notaire, au cas où… »

Il a traversé à pied la frontière avec le Kazakhstan en laissant derrière lui son père propoutinien, sa femme qui a fini par accepter sa position, et son affaire fructueuse. « Bien sûr, j’aurais pu donner un pot de vin et échapper à la mobilisation, mais j’ai préféré de ne pas le faire. J’ai trop honte des Russes, y compris mes proches, qui se couvrent de Z et soutiennent la guerre – la propagande est efficace ! Le peuple russe est très patient, même ceux qui vivent dans la misère, qui se nourrissent de la bouffe qu’en Suisse on ne donnerait même pas aux chiens, croient encore aux promesses d’un avenir glorieux », Vassily vide son cœur. « J’ai du sang ukrainien aussi, l’Ukraine est un état souverain et ce n’est pas à la Russie de régler ses problèmes internes. Pour rien au monde je n’irai tuer les gens qui ne m’ont rien fait ».

Vassily trouve les conditions de vie dans le camp de Chiasso très bonnes. Il s’exerce quotidiennement et apprend le français en attendant la décision des autorités suisses. Il sait qu’être déserteur ne suffit pas pour avoir un statut de réfugié, mais il tente sa chance en espérant que lui-même, sa femme ainsi que leur futur enfant pourront vivre dans un pays libre. Il se voit déjà coach de fitness, instructeur dans une auto-école, ou chauffeur… Et sinon ? « Sinon je vais retourner en Russie et j’irai en prison ». Difficile de dire pour combien de temps car les nouvelles lois adoptées à toute vitesse les unes après les autres sont floues même pour un juriste professionnel : la peine peut aller de 2 à 10 ans, selon l’humeur du juge.

Mais pourquoi fuir plutôt que sortir dans les rues et renverser ce régime qui le pousse en exil ? lui posai-je la question qu’on me pose à moi depuis le début de la guerre. « Pour cela nous avons besoin d’un leader, de coordination. Tous les leaders potentiels sont soit morts, soit en prison. Toutes les lois en Russie renforcent la verticale du pouvoir, la suppression est violente, le lavage de cerveau est efficace, la censure serre les vis. Je ne crois pas en une révolte de masse spontanée. »

Voici le tableau sombre que Vassily m’a dépeint. Qui est-il donc, selon vous : un traitre de sa patrie, un lâche ou juste un homme qui souhaite une meilleure vie pour lui-même et les siens ? Qui osera lui jeter la pierre ?

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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