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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky
Tel est le titre du nouveau livre de l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov paru aux Éditions Noir sur Blanc, Lausanne.
J’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Andreï Kourkov : au Salon du livre de Genève, à la Fondation Jan Michalski… Nous avons toujours parlé russe – naturellement, puisque c’est notre langue maternelle à tous deux. En 2016, dans une interview qu’il m’avait accordée, il s’est défini – en rigolant, bien sûr – comme un « optimiste soviétique pathologique » tout en m’expliquant que la situation d’un écrivain russophone en Ukraine (la sienne, donc) était plus avantageuse que celle d’un écrivain ukrainophone : l’audience est plus grande et avec elle les tirages. Le communiqué de presse qui accompagne son nouveau livre le positionne toujours comme « un écrivain ukrainien d’expression russe ». Or le livre, d’abord publié en Grande-Bretagne en 2022 sous le titre Diary of Invasion, est écrit en anglais, une de six langues que maîtrise Kourkov en plus du russe ; Kourkov qui est né dans la région de Léningrad et diplômé de l'Institut d'État de pédagogie des langues étrangèresde Kiev. Ce changement de la langue d’écriture m’a-t-il égratigné ? Bien sûr. Est-ce que je comprends la décision de l’auteur ? Je fais de mon mieux.
Ce nouveau livre, dédié aux soldats de l’armée ukrainienne, est un recueil de notes tirées de son journal personnel et d’autres consignées entre le 29 décembre 2021 et le 11 juillet 2022, dont certaines avaient déjà été publiées en anglais, italien et norvégien dans différents journaux. Dans le fond, il s’agit d’une chronique des six premiers mois de la guerre – six mois qui ont permis à Andreï, comme il le dit lui-même, de mieux comprendre son pays et ses compatriotes. Les Ukrainiens « sont programmés pour vaincre, être heureux, survivre aux circonstances les plus difficiles, pour aimer la vie », écrit-il dans la préface.
Dans la première partie, Andreï Kourkov préserve encore son sens de l’humour : il est difficile de ne pas sourire en lisant ses descriptions du Nouvel-An à Kiev, de la « chasse aux champignons » en Suisse ou de son explication de l’importance de la bonne bouffe dans la vie des Ukrainiens. Mais mon sourire disparaît quand je compare son expérience avec la mienne : le refus de lire les signaux d’alertes envoyés par le gouvernement, la négation de la réalité de la menace militaire et la totale impréparation psychologique à une telle événtualité. « Au début, nous ne comprenions pas ce que c’était la guerre », avoue-t-il, mais au fil des pages, ses pensées et le ton dont il les exprime prennent un virage.
Au début de sa chronique, il évoque d’une manière positive Alexandre Pouchkine, en rappelant que le grand poète russe « était ce qu’on appellerait aujourd’hui un dissident et un prisonnier politique, tout comme d’ailleurs Taras Chevtchenko, le plus célèbre des poètes ukrainiens ». Il nomme le musée Boulgakov de Kiev une « oasis de tolérance », dans le même genre que la maison des Scientifiques ou la maison du Cinéma. Il s’indigne de la position adoptée par l’Église orthodoxe russe. Le 23 février 2022, il note que « rien n’est pire au monde que la guerre » et compte encore rester en Ukraine le lendemain.
« Il était très difficile de croire que la guerre avait commencé », écrit-il le 2 mars ; après quoi le lecteur parcourt avec lui la distance entre Kiev et Lviv : soit 420 km en 22 heures.
« Dans le théâtre de notre mémoire, nous pouvons si bien idéaliser le passé que la nostalgie ne tarde pas à s’installer, même pour les moments que nous n’aurions pas souhaités à notre pire ennemi », témoigne Andreï Kourkov le 5 mars. Il nous parle ensuite du passé de sa propre famille. Les récits de sa grand-mère relatifs aux pogroms antisémites et ceux de sa mère à propos de l’évacuation dans l’Oural en 1941 ne correspondent pas exactement à la narration de son grand-père, un cosaque du Don, « communiste et staliniste ». Il nous raconte aussi comment L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, alors interdit et déniché par hasard, l’avait poussé à rechercher la vérité sur l’Union soviétique. Et il nous parle des découvertes qu’il a faites.
Comment ne pas être d’accord avec ce passage du livre d’Andreï Kourkov : « Les crimes du système soviétique contre son propre peuple et contre d’autres peuples sont minimisés, quand ils ne sont pas complètement oubliés. […] Le fait que les crimes du Goulag ne constituent pas un traumatisme historique aujourd’hui en Russie, malgré tous les efforts des activistes de Mémorial et des autres démocrates, démontre que le pays ne s’est pas encore remis de son passé, qu’il souffre d’un analogue du syndrome de Stockholm, qu’il est toujours otage du passé stalinien. C’est comme si les Russes préféraient le tortionnaire qu’ils connaissent à celui qu’ils ne connaissent pas. Ils craignent d’avantage les bourreaux imaginaires, inconnus, étrangers, qui pourraient s’en prendre à eux s’ils n’étaient pas protégés par ceux dont ils ont l’habitude ».
Comment ne pas entendre dans mon propre cœur un écho à l’observation selon laquelle « la guerre sème la mort mais elle réveille aussi l’humanité en nous » ? Je ne peux que deviner à quel point, pour une personne directement impliquée dans les événements tragiques et devenue elle-même « une personne déplacée », il est difficile d’essayer de rester suffisamment objective pour écrire que « cette guerre n’a rien à voir avec la langue russe, que j’ai parlé et écrite toute ma vie » ; pour parler du « sang des soldats russes qui ne savent pas pour quoi ils se battent ; le sang des soldats et civils ukrainiens qui savent que s’ils ne se battent pas, l’Ukraine n’existera plus » ; pour admettre que « toute la Russie ne forme pas un Poutine collectif ». Et pour montrer sa compréhension envers les déserteurs russes qui « partent parce qu’ils ont honte de rester en Russie, ou parce qu’ils ont peur d’être mobilisés. Ils ne veulent pas mourir, pas plus qu’ils n’ont soif de tuer ». Et comment ne pas se poser la question que pose Andreï Kourkov en faisant référence au poète russe Fédor Tiouttchev : Comment comprendre la Russie si l’intelligence n’est d’aucune aide ? Comment ne pas réfléchir aux deux issues possibles de cette guerre qu’il esquisse le 9 mars 2022 : « Il va falloir d’abord chasser les Russes du territoire ukrainien, ou trouver un accord pour qu’ils mettent fin à l’agression et se retirent ».
Le ton de l’auteur continue de changer, de s’assombrir. Sans aucune compassion notable il écrit, le 10 mars 2022, que « la loyauté au monarque est restée une caractéristique essentielle de l’ère soviétique ». Le 13 mars, il prédit que la langue russe va reculer en Ukraine. Il constate que « de nombreux Ukrainiens répudient tout ce qui est russe, y compris la langue, la culture, voir le fait même de penser à la Russie ». Le 13 avril, il confie : « Je crains que la haine pour la langue et la culture de notre agresseur actuel ne perdure plus longtemps ». Le 26 avril, il explique comment les représentants officiels russes cherchent des collaborateurs VIP et souligne que le peuple russe devra répondre des crimes commis en son nom. Deux mois plus tard, le 28 juin, il parle des « vagues de haine » qui « balaient l’Ukraine, poussant les Ukrainiens à rechercher les ennemis intérieurs. […] Trop souvent, celle-ci est dirigée contre les auteurs et intellectuels russophones, qui doivent désormais se montrer trois fois plus patriotes que leurs homologues ukrainophones. Et quand bien même ils y parviennent, ils restent accusés d’être responsables de la guerre puisqu’ils parlent, pensent et écrivent en russe ».
Tel est le résultat de la propagande du « monde russe » par les ambassadeurs de la mauvaise volonté.
Le livre d’Andreï Kourkov est particulier en ce sens que, contrairement à son auteur dont la dernière note date du 11 juillet 2022, le lecteur connaît déjà la suite des événements. Et attend la fin de l’histoire, le cœur serré.

À partir du 11 mars et durant les prochaines semaines le magazine « T », que vous recevez le samedi avec votre exemplaire du Temps, va publier un débat épistolaire entre l’écrivain français Iegor Gran et moi-même. Le final se jouera sur la scène du Grand Théâtre de Genève, le 11 mai 2023. Formellement, ce projet a débuté il y a six mois, mais il m’aura transportée dans un passé bien plus lointain.
… Nous sommes en septembre 1987, l’année scolaire vient de commencer dans un pays enivré par la perestroïka. Étudiante de troisième année à l’École de journalisme de l’Université de Moscou, j’attends, sur un banc de l’aula Kommounistitcheskaïa (« Communiste ») de son bâtiment historique sis en face du Kremlin, le premier cours de la professeure Galina Andreïevna Belaïa. (En 1949, cette spécialiste de la littérature soviétique mondialement connue n’avait pas osé déposer sa candidature d’étudiante à cette même université en raison des origines juives de sa mère dont presque toute la famille avait été exterminée en 1920 lors d’un pogrom près de Poltava.) La professeure est arrivée : de taille moyenne, un peu corpulente, modestement élégante. Montée en chaire, elle nous salue et, des étincelles brillant dans ses yeux noirs, ordonne : « Sortez vos listes de lecture obligatoire ». Nous nous exécutons. « Biffez… » Je passe sur les noms des auteurs ainsi éliminés et continue avec ceux annoncés à la suite de l’injonction suivante : « Ajoutez ». Zamiatine, Pasternak, Mandelstam, Boulgakov, Akhmatova… Tous ceux que Galina Andreïevna appelait « les Don Quichotte des années 1920 ». À l’époque, leurs livres, jusqu’alors uniquement accessibles dans les succursales de la chaîne « Beriozka » réservées aux étrangers et aux diplomates, commençaient à paraître en grands tirages. Un monde qui nous avait été caché nous a ainsi été rendu ; le monde de notre propre littérature – magnifique, variée, humaniste, nourrie par la souffrance.
Décrire Galina Belaïa, c’est décrire l’histoire de l’intelligentsia métropolitaine russe de la deuxième moitié du XXe siècle dont elle était une représentante à la fois typique et exceptionnelle. Selon ses propres mots, elle ne prétendait pas être une héroïne, mais essayait toujours d’agir avec décence. Comme beaucoup de mes professeurs, elle nous donnait une leçon de vie par son propre exemple. Lors de son premier cours elle choisit de parler du rôle singulier que joue la littérature dans une société fermée, puis d’Andreï Siniavski, qu’elle reverra l’année suivante, au Danemark, après un interlude de presque vingt ans.
Nous ne savions rien d’Andreï Siniavski, né dans une famille de la petite noblesse ralliée aux socialistes-révolutionnaires de gauche et rentré dans l’histoire de la littérature et de la dissidence sous le pseudonyme d'Abram Tertz. On dit que c’était à lui que Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, avait adressé en 1963 ses Vingt lettres à un ami. On sait qu’il figurait parmi ceux à qui le critique américain Andrew Field avait dédié, en 1967, sa biographie de Vladimir Nabokov, presque tout aussi inconnu de nous à l’époque.
Yeux grands ouverts, bouches bées, nous écoutions l’histoire de cet homme courageux, critique littéraire brillant et auteur doté d’un talent rare qui avait osé publier en Occident ses œuvres satiriques qui n’auraient jamais passé à travers la grille de la censure soviétique. Le KGB mit plusieurs années à découvrir sa véritable identité : l’idée qu’un Russe « normal » pourrait se cacher derrière un nom juif ne leur avait pas traversé l’esprit. Mais en automne 1965, Siniavski fut arrêté et dut subir, en 1966, un procès en même temps que son ami Iouli Daniel, lui aussi coupable d'avoir publié en Occident. Daniel fut condamné à cinq ans, Siniavski à sept ans de camp à régime sévère selon l’article 70 du Code pénal russe – « propagande antisoviétique ». Aucun des deux écrivains ne reconnut sa culpabilité. Ce procès marqua la fin du « Dégel » initié par Nikita Khrouchtchev et la naissance de la dissidence en Union soviétique. Ayant travaillé dans le camp en tant qu’arrimeur, Siniavski fut libéré en 1971 et gracié par Iouri Andropov. Le 17 octobre 1991, le journal soviétique Izvestia déclarait le procès de 1966 comme non-lieu. À ce moment, cela faisait trois ans que Iouli Daniel était mort et presque vingt ans que Andreï Siniavski enseignait la littérature russe à la Sorbonne, à Paris, où il était arrivé après sa libération avec sa femme, Maria Rosanova, et son fils Iegor, âgé de neuf ans lors du déménagement.
Quelle probabilité existait-il pour qu’un jour je rencontre ce garçon entre-temps devenu écrivain français ? Zéro. Et pourtant. Le 4 septembre 2022, par un beau dimanche ensoleillé, tout juste trente-cinq ans après le fameux cours magistral de la professeure Belaïa à Moscou, j’arrive à Morges à l’occasion du « Livre sur les quais ». Cette fois-ci, non pas pour travailler car aucun auteur russe n’était au programme. Juste pour le plaisir. À peine arrivée, je rencontre une amie chère, une éditrice (je sais qu’elle préférerait ne pas être nommée) qui me demande si je sais qui est Andreï Siniavski. Affirmatif. « Viens que je te présente à son fils. » Elle m’emmène au stand où Iegor Gran (qui a pris le nom de famille de son épouse) dédicace ses livres. Mon amie me présente, lui parle, en français bien sûr, de Nasha Gazeta etc. Je l’interromps doucement et utilise, en russe, ce mot de passe : « Vous savez, Iegor, je suis une ancienne élève de Galina Belaïa ».
… Ayant lu le livre de Iegor Gran Les services compétents (2020) dans lequel il raconte, mieux que personne, l’histoire de sa famille, ainsi que Z comme zombie (2022) – une explication de la signification que cette lettre innocente de l’alphabet latin a pris en Russie dès le début de la guerre en Ukraine –, je voulais lui proposer une interview. Mais alors que je m’apprêtais à le contacter, je reçus une proposition de Rinny Gremaud, rédactrice-en-cheffe du magazine « T », de participer à leur nouveau projet : un duel épistolaire sur le thème « Comment peut-on encore aimer la Russie aujourd’hui ? » Avec Iegor Gran dans le rôle de mon adversaire. C’était en octobre. J’avoue qu’ayant appris que nos textes ne seraient publiés qu’à partir de mars 2023, je doutais de la pertinence de cette aventure : je croyais alors que la guerre serait terminée d’ici là et que nos réflexions seraient devenues obsolètes. Hélas, je me suis trompée. Et suis heureuse que tous deux, unis dans la dénonciation sans équivoque de la guerre, ayons accepté de jouer le jeu consistant à présenter au public nos positions nuancées.
Ce projet s’est avéré pour moi à la fois passionnant et épuisant, car il a exigé une analyse profonde de diverses couches de mon identité, une mise en question de plusieurs certitudes et la perte de maintes illusions. Il a réveillé bien des souvenirs agréables ainsi que d’autres douloureux, et m’a forcé à percevoir des couleurs dans un monde que certains nous présentent comme noir et blanc. Et ceci tout en essayant de garder un certain degré d’élégance qui distingue un duel d’une bastonnade. Je vous laisse juges du résultat…
PS Les places sont à réserver ici.
Je n’ai pas pu aller voir l’opéra de P. I. Tchaïkovski à l’Opernhaus de Zurich en 2017 lors de sa première présentation mise en scène par l’Australien Barry Koski, célèbre et acclamé. Sensible à de telles ovations et ayant vu depuis sa version de Boris Godounov , j’ai décidé de profiter de la reprise et me suis déplacée outre-Sarine vendredi dernier. Je ne vous cache pas que je voulais surtout écouter Benjamin Bernheim dans le rôle de Lenski.
C’était donc le 10 février, jour anniversaire de la mort d’Alexandre Pouchkine, l’auteur du roman en vers éponyme composé entre 1821 et 1831 et qui a servi de base pour le chef-d’œuvre musical. (Mille excuses à ceux qui se sentiront insultés par ces précisions. Je ne vais pas ici raconter le sujet ; ceux qui l’ignorent pourront le « googler ».) Dans le train, je réfléchissais déjà à ma future chronique. Je pensais la commencer par des remerciements à l’Opéra de Zurich pour son attention : quelle bonne idée que de planifier la première représentation à cette date si haute en symboles ! Je pensais vous parler du rôle singulier de la poésie en Russie, des décès prématurés de ses plus grands poètes et de leur immortalité. Je pensais faire un rapprochement entre les « garçons couverts de sang » qui apparaissent aux yeux de Boris Godounov et le spectre de Lenski qui hante Onéguine. Hélas ! Le choix de la date s’est avéré une simple coïncidence. Quant à mes réflexions et leur petite prétention à la profondeur, je les ai jugées inapplicables au spectacle qui m’a laissé sur ma faim malgré la bonne performance des chanteurs et un bon accompagnement de l’orchestre dirigé par Gianandrea Noseda. Voyons donc.
La scène est couverte de fausse herbe. Non, pas le genre « gazon anglais » adapté aux garden parties, mais bien russe, avec des bosses et des trous, ce qui la rend inadaptée non seulement pour danser le cotillon mais pour y marcher tranquillement : les chanteurs trébuchent et regardent sous leurs pieds. Les deux magnifiques scènes de bal, chez les Larine et à Saint-Pétersbourg, sont donc absentes du spectacle. (En outre, comme me l’a expliqué Benjamin Bernheim le lendemain de la représentation, cette herbe artificielle absorbe le son et exige des chanteurs un effort supplémentaire.) L’action commence comme prévu : Mme Larine et la nounou remplissent des pots de confiture avant de se joindre au duo de Tatiana et Olga. Arrivent les paysans : rentrant de la moisson, ils apportent une gerbe symbolique à Mme Larine, leur propriétaire terrienne. Or, selon le souhait de M. Koski, les paysannes russes sont toutes habillées en jolies robes françaises, parapluies brodés en main, comme si elles ne rentraient pas des champs mais se préparaient pour un déjeuner sur l’herbe. Pour compléter le tableau, une des choristes tient dans la main une baguette en guise de drapeau. Pourquoi ? À la limite, je peux imaginer que le metteur en scène a voulu montrer l’image erronée et « rose » de la vie des serfs russes formée dans les têtes des jeunes femmes de la bonne société, adeptes des romans français. Soit.
Mais comment expliquer le fait que, dans la scène suivante, la nounou, qui reste une domestique, se jette au cou de M. Onéguine, un noble amené par Lenski et qu’elle voit pour la première fois de sa vie ? Une drôle d’idée des relations entre les classes dans la société russe du XIXe siècle !
Suite des événements. Lenski et Onéguine partent en laissant Tatiana (rôle interprété par Ekaterina Sannikova, originaire d’Ukraine et diplômée du Conservatoire de Saint-Pétersbourg) amoureuse et toute bouleversée. À tel point qu’elle se couche sur l’herbe – donc, présume-t-on, dans le jardin –, tout en se plaignant, selon le livret, de la chaleur qu’il fait dans la pièce et demandant à sa nourrice d’ouvrir la fenêtre (inexistante) et d’apporter du papier et une plume. Mais la nounou n’a pas dû l’entendre et elle ne lui apporte rien. En absence des ustensiles demandés, Tatiana se met à gribouiller sa lettre à Onéguine – un épisode majeur du roman en vers et de l’opéra – directement dans le petit volume dont elle ne se sépare jamais et que, une fois sa mission accomplie, elle va déchirer.
Pas de lettre donc. Mais il faut tout de même envoyer le petit-fils de la nounou pour la porter à Onéguine, sinon il n’y a pas de suite dans l’histoire. Que faire ? Une trouvaille du metteur en scène : la lettre est remplacée par un pot de confiture fait maison ; de la confiture de framboise, je présume – un remède traditionnel russe contre petits et grands bobos. J’imagine la confusion des spectateurs perdus entre le texte des surtitres et l’action sur scène ! Quelle idée se cache derrière ? Je l’ignore ! L’absence de lettre n’empêche pas Onéguine (le baryton russe Igor Golovatenko) d’en accuser réception et de prier Tatiana de ne pas nier l’avoir écrite. Voilà un moment idéal pour changer le cours de l’histoire. Il lui suffirait de dire : « Mais de quoi parlez-vous ? Quelle lettre ? J’ai passé la journée d’hier à faire de la confiture, n’avez-vous pas reçu un pot ? » Mais non, le livret l’oblige à écouter une glaciale leçon de morale sans protestation aucune.
(Je remarque en passant que la petite « pause » entre la scène de la lettre et la scène entre Tatiana et Onéguine est remplie d’un charmant chœur de paysannes parties cueillir les framboises sans paniers mais munies des livres, dont ils tapent les couvertures en imitant le battement des ailes d’oiseaux. Que voulez-vous qu’elles en fassent : elles ne savent pas lire ! Il est bien connu que les paysans russes n’ont eu accès à l’éducation qu’au moment de l’abolition du servage, en 1861. Selon les statistiques, en 1860-1870, donc au moins quarante ans après que Pouchkine a écrit son œuvre, entre 1,7 et 8,6 % seulement des paysans russes étaient lettrés.)
Scène suivante – le bal chez les Larine, lors duquel la querelle éclate entre Lenski et Onéguine. J’ai trouvé bizarre que Lenski lance des accusations à Onéguine pendant que ce dernier lui masse les épaules. Mais, massage relaxant ou pas, Lenski se sent insulté par le fait que son ami drague sa fiancée Olga en lui prenant la main et en dansant avec elle. Il demande satisfaction – autrement dit, il le provoque en duel. Certes, aujourd’hui la raison avancée par Lenski paraît absurde, mais nous sommes dans la première moitié du XIXe siècle et les mœurs ne sont pas les mêmes ! Ayant fait les adieux déchirants à Olga, Lenski lui colle une gifle – pour la route. (Je sursaute sur mon siège dans le noir.) Suit la scène du duel. Onéguine, ce qui est tout à son honneur, fait une tentative de réconciliation, mais en vain. Boum-boum dans les coulisses. Lenski est mort. Onéguine apparaît, deux taches rouges symétriques sur sa chemise.
À ce stade, je m’étais préparée à ce que le dernier acte, qui représente une réception mondaine pétersbourgeoise, ait également lieu sur l’herbe. Mais non ! Pendant l’entracte, un parquet a été posé, bien que les mauvaises herbes parviennent à le traverser à quelques endroits. Pourquoi ? Il faut le demander au jardinier, mais la magnifique polonaise n’existe qu’en musique – personne ne danse. Le vieux prince Grémine raconte à Onéguine son bonheur avec Tatiana, devenue son épouse. (Le célèbre air est très bien chanté par la basse ukrainienne Vitali Kovalev.) Tout se passe plus ou moins comme prévu jusque là. Or, au moment dramatique où Onéguine réalise qu’il est follement amoureux de Tatiana, l’attention du public bifurque brusquement sur un groupe de machinistes qui se mettent à démonter le décor. En quelques minutes, il ne reste plus ni mur, ni colonne sur quoi s’appuyer. Le divan sur lequel Onéguine s’est assis est lui aussi enlevé.
La dernière scène entre Tatiana et Onéguine pose de nouvelles questions. Il se met à pleuvoir, mais nos personnages restent secs. Tatiana déclare qu’elle restera fidèle à son mari et, sans raison particulière, jette Onéguine à terre. Est-ce cette démonstration de la force féminine, morale et physique, qui l’oblige à chanter les dernières paroles de l’opéra : « La honte! La solitude ! Oh ! mon triste destin ! » ? On se le demande…
… Pardonnez-moi ce ton ironique, un moyen de cacher ma déception. Il est évident que les chanteurs ne sont pour rien dans ce spectacle superficiel : lors d’une longue interview avec M. Bernheim nous avons parlé, entre autres, de cette dépendance aux metteurs en scène ; dépendance à mes yeux dangereuse. J’ai été frappée d’apprendre que l’interprète du rôle de Lenski ignorait que Pouchkine lui-même avait été tué en duel – ce qui, aux yeux des Russes, fait de Lenski une incarnation de notre plus grand poète. Peut-être, au lieu de jouer avec les pots de confitures, M. Koski aurait-il mieux fait d’expliquer aux membres de la distribution quelques faits de base concernant l’œuvre dont il présente sa « lecture » ? J’aime beaucoup le théâtre et réalise que c’est un genre fictionnel. Mais cela ne justifie pas, à mon humble avis, la rupture entre l’action scénique et le texte original au prix de la logique du sujet et du sens commun.

Contrairement à certains auteurs dont je vous parle dans mes chroniques, Chamil Idiatoulline est bien vivant. Contrairement à certains autres, il continue à vivre à Moscou où il travaille chez Kommersant, le seul journal russe que je lis tous les matins. Je n’ai pas besoin de vous expliquer la virtuosité d’équilibriste qu’il faut, à l’heure actuelle, pour exercer le métier de journaliste à Moscou. Il faut vraiment peser ses mots. La liberté est un peu plus grande dans la fiction vers laquelle Chamil s’est tourné en 1988. Depuis, il a publié neuf romans, dont deux ont été distingués par le prix Bolshaïa Kniga (« Le Grand livre »), le plus important prix littéraire en Russie. L’un d’eux, intitulé Ex-rue Lénine, est paru la semaine dernière aux Éditions Noir sur Blanc ; il a été traduit par Emma Lavigne. C’est grâce à ce roman que j’ai découvert l’auteur que j’ai l’intention de suivre.
Chamil Idiatoulline est né en 1971 à Oulianovsk, anciennement Simbirsk, la ville natale de Vladimir Lénine ; comme lui, il a fait des études à l’Université de Kazan d’où, précise Chamil, contrairement au leader bolchevique, il n’a pas été expulsé. En parcourant la liste des titres de ses romans, on croit comprendre que nous avons à faire à un nostalgique du passé soviétique. Cette idée-là est fausse. Bien au contraire, sa pensée est tournée vers l’avenir, et même avec un certain degré d’optimisme – ce qui fait du bien.
Le titre français Ex-rue Lénine ne transmet pas, hélas, les « strates » cachées dans le titre original, Бывшая Ленина, lequel tend à suggérer qu’il ne s’agit pas seulement de la rue qui portait, dans le passé, le nom de Vladimir Lénine, mais aussi de l’ex-maîtresse de Lénine (à savoir d’Inès Armand, femme politique communiste d'origine française, morte du choléra en 1920 à Naltchik, Caucase), ou de quelque chose qui, auparavant, appartenait à Lena (diminutif d’Elena, laquelle est l’héroïne du roman). Ceci précisé, nous sommes déjà plus proches du sens du titre original, voulu par l’auteur qui souhaitait raconter l’« ex-vie » de Lena dans l’ex-pays de Lénine.
Au premier abord, on pourrait considérer ce roman comme « écologique ». L’action se déroule à Tchoupov, une petite ville de province imaginée par Chamil Idiatoulline mais parfaitement identifiable car elle est la copie de centaines de petites villes bien réelles. La particularité principale de Tchoupov est une immense décharge où s’entassent les ordures de toute la province. (En parlant avec Chamil, j’ai appris que tchoup signifie « ordures » en tatar, sa langue natale.) Toute l’action du roman tourne autour de cette décharge qui, bien avant le Covid, oblige les habitants à porter des masques sanitaires. Chaque appartement, chaque espace fermé est équipé de filtres aromatisés à la vanille, mais en vain : une odeur insoutenable pénètre partout et remplit tout.
On pourrait également considérer ce roman comme « politique ». En effet, tous les éléments sont là : les élections locales, la corruption, les mensonges quotidiens, les manifestations dans la rue (lors d’une de ces manifestations les citoyens refusent, pour une raison inconnue, d’accepter l’usine d’incinération d’ordures proposée par la Suisse), l’arrestation d’un haut fonctionnaire en plein repas, et même l’empoisonnement délibéré de la moitié de la population par les autorités dans le seul but d’attirer l’attention des chaînes fédérales de la TV. Sans succès : la ville est trop petite, elle est sans importance. La ville pue, ses habitants en meurent et tout le monde s’y habitue.
Toutefois, ces grands axes du roman sont secondaires ; ils servent uniquement de fond pour conter l’histoire de Lena, ce que Chamil Idiatoulline fait avec grande finesse et une compassion plus grande encore, tout en démontrant une profonde connaissance de la psychologie féminine. « Ce livre a été conçu comme l’histoire d’un amour qui meurt. Comment vivre après ? Je ne donne pas de réponse à cette question, mais je montre comment les divers personnages la cherchent. La décharge communale est apparue dans le roman pour servir de contraste avec le drame personnel de Lena, – m’a confié Chamil Idiatoulline lors d’une grande interview qu’il m’avait accordé. – À un moment donné, j’ai remarqué que beaucoup de couples autour de moi, de mon âge, divorçaient. Naturellement, je me suis mis à la place des hommes et je me suis dit : j’ai 45 ans, je ne suis ni gros, ni chauve, j’occupe une bonne position professionnelle, les filles me font les yeux doux, j’ai encore une chance de refaire ma vie. Puis je me suis mis à la place d’une femme – et là, j’ai été tétanisé. J’ai imaginé une femme qui vit pendant 20 à 25 ans avec son mari. Toute sa vie est concentrée sur lui et leurs enfants : les chemises sont-elles repassées ? Les devoirs sont-ils faits ? Elle-même et ses problèmes sont au second plan de ses préoccupations. Et voilà qu’au moment où elle pense enfin pouvoir profiter de la vie, son mari lui annonce qu’elle lui a gâché la sienne, que les enfants sont grands et que lui part avec une autre. C’est la sentence de mort pour Lena – comment survivre à ça ? »
Rassurez-vous, chers lecteurs et lectrices, les femmes sont plus robustes et plus inventives qu’on ne l’imagine ! Ayant surmonté le sentiment d’être jetée à la poubelle (décharge des ordures !) par celui à qui elle avait consacré sa vie, ayant tant bien que mal recollé son cœur brisé, Lena trouve de nouveaux centres d’intérêt et met ses multiples talents au service de ceux qui les apprécient. Quant à son ex, sa nouvelle (et jeune) femme le quitte et la carrière brillante qu’il comptait faire reste un rêve. « Je suis convaincu que derrière chaque homme qui réussit dans la vie, il y a une femme intelligente. Le mari de Lena lui devait tout et le fait qu’il ne l’a pas compris montre qu’il était bien bête », conclut Chamil Idiatoulline.
… Nous quittons Lena au moment où elle part à l’hôpital en laissant une lettre adressée à sa fille. Va-t-elle revenir à la maison, à l’ex-rue Lénine ? Nous l’ignorons, bien que Chamil m’ait promis qu’il lui a trouvé une maladie curable…
Un très beau roman, je vous le conseille.

Certains parmi vous se souviennent qu’en octobre dernier j’ai organisé, à Genève, un concert avec la participation de jeunes musiciens russes et ukrainiens déplacés en Suisse par la guerre et ayant pour but de les soutenir.
Je pense que celles et ceux qui y ont assisté conviendront que cette réalisation, née de la plus profonde tristesse mais aussi de l’espoir – cet espoir qui meurt en dernier – n’était pas un événement comme les autres. Outre les émotions et le sentiment d’attendrissement, le public a été surpris et impressionné par le haut niveau professionnel de ces enfants-adolescents-jeunes adultes âgés de 11 à 19 ans. Nous avons collecté une somme importante, et je profite de cette occasion pour remercier tous les donateurs de leur générosité.
Ce concert fut initialement prévu comme un événement unique. Mais tout le monde l’a tant apprécié, tant de personnes m’ont encouragée à poursuivre cette initiative… Non, non, non, disais-je : hors de question ! J’ai résisté. Mais voilà que le 4 février 2023, à 16 h les dix pianistes et violonistes vont se présenter à Gstaad. Au nom de tous ces jeunes musiciens, leur parents et pédagogues je remercie le festival « Les Sommets Musicaux » – surtout son directeur artistique Renaud Capuçon et sa directrice Ombretta Ravessoud – qui, sans pouvoir intégrer ce concert dans le programme établi longtemps à l’avance, nous ont offert ce lieu magnifique qu’est la Chapelle de Gstaad ainsi que leur soutien amical. MERCI !
En une heure seulement le public pourra observer les différentes étapes de la formation d’un musicien : de la petite Aïa qui s’est mise au piano pour la première fois au mois de mai de l’année dernière, à Genève, jusqu’aux « grands » qui recueillent des prix lors de concours internationaux. Pour tous ces enfants, nos enfants, dont les vies sont traversées par la guerre, la musique reste la lumière au bout du tunnel vers lequel ils se dirigent.
Venez les applaudir ! Et si le déplacement s’avère compliqué, vous pouvez toujours soutenir notre action – je vous donnerai volontiers tous les détails. Rendez-vous à Gstaad ?
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