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La beauté qui ne sauve pas le monde

26.09.2023
Un wagon de tram resérvé aux Juifs. Varsovie, octobre 1940 Photo © Bundesarchiv

La maison d’édition Noir sur Blanc, à Lausanne, a réédité le roman d’Andrzej Szczypiorski publié en français pour la première fois il y a trente-cinq ans, dans une traduction revue et corrigée.

Vous le savez peut-être : après avoir racheté, en 2018, le fonds « Classiques slaves » constitué par Vladimir Dimitrijevic pour les éditions de l’Âge d’Homme, Éditions Noir sur Blanc réédite petit à petit les trésors de littérature russe et d’Europe de l’Est qu’il recèle. Longtemps épuisées, les œuvres d’Andreï Beliy, Alexandre Grine, Evguéni Zamiatine, Mykhaïlo Kotsioubynsky, Valeriy Brioussov, Mikhaïl Prichvine, Joseph Czapski et bien d’autres redeviennent accessibles au grand public.

Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui provient de cette même collection. Son auteur, Andrzej Szczypiorski (1928-2000) est un écrivain polonais, né dans une famille bourgeoise à Varsovie. Son père Adam Szczypiorski était un écrivain et un dissident célèbre, sa mère, Iadviga Epstein, ne travaillait pas.

Andrzej Szczypiorski fait partie de « la Génération des Colombs », cette génération d’écrivains polonais nés au début des années 1920, dont la vision du monde et l’identité furent considérablement marqués par la Seconde Guerre mondiale. Nombre d’entre eux sont décédés pendant l’occupation allemande et l’Insurrection de Varsovie de 1944, à laquelle Andrzej Szczypiorski prit également part. Arrêté et détenu au centre de concentration de Sachsenhausen jusqu’en 1945, il  débuta en littérature en 1952, publiant plusieurs romans policiers sous le pseudonyme de Maurice S. Andrews. Il rejoignit les dissidents polonais dans les années 1970 et devint l’un des chefs de file de l’Alliance polonaise pour l’Indépendance, publia dans de nombreux journaux d’opposition et fut à nouveau arrêté en décembre 1981, cette fois par les Polonais.

Après l’effondrement de l’Union soviétique et le changement de régime politique en Pologne, il décrocha un siège au sein du sénat polonais en tant que représentant de la fédération Solidarność et du parti « Union démocratique ». Il dirigea également la Société pour l’amitié Israélo-polonaise. Après la mort d’Andrzej Szczypiorski, certaines sources affirment qu’il aurait collaboré avec les services de sécurités polonais pendant les années 1950, mais sans disposer de preuves certaines. Même si cela avait été le cas, pendant les quarante années suivantes de sa vie, il eut le temps de revoir ses positions, et ce en public.

Considéré comme le chef d’œuvre d’Andrzej Szczypiorski, son roman Le commencement (Początek en polonais), fut initialement publié en 1986 en polonais par l’Institut littéraire « Kultura » à Paris et parut sous le manteau en Pologne un an plus tard. En 1990, le livre fut édité officiellement en Pologne, deux ans après sa publication en français dans une traduction de Gérard Conio, qui signa une magnifique postface à la nouvelle édition. La plupart des traductions optèrent pour le titre La jolie Madame Seidenman (tantôt « madame », tantôt « Frau » selon les langues) – visiblement, les éditeurs mettent l’accent sur la beauté pour appâter les lecteurs.

Un compromis fut trouvé par Leonard Bukhov (1925-2014), dont la traduction en russe fut publiée en 1992 dans la revue Innostranaïa Literatura, et fit l’objet d’une édition indépendante en 2008. Le livre parut au sein de la maison d'édition Text sous le titre Le début, ou la magnifique Pani Seidenman. Il est remarquable que ce traducteur expérimenté, ayant combattu sur le front lors de la Seconde Guerre mondiale en Pologne et en Allemagne et atteint Berlin le 9 mai 1945, ait choisi de conserver le "polonisme" et ne renomma pas "pani" en "gospozha" ! A l’échelle russe, le livre fit l’objet d’un petit tirage, 3000 exemplaires seulement, et parut dans la collection « Prose juive », ce qui, soyons honnêtes, pourrait également tenir à distance une partie du public russophone. Par cette chronique, j’espère donc éveiller de l'intérêt pour ce roman qui ne concerne pas uniquement la population juive, mais toute une génération dont la vie fut bouleversée par la Seconde Guerre mondiale.

Comme dans ses autres œuvres, Andrzej Szczypiorski traite de la vie réelle et non de la vie telle qu’on la rêve, avec sa multiplicité de strates, ses choix moraux difficiles, surtout s’ils doivent être faits dans des situations de danger vital. Ici, l’auteur peint le destin d’un groupe de personnes ayant vécu en Pologne pendant et après la guerre. L’histoire d’une femme juive, Irma Seidenman, la veuve d’un médecin renommé, une beauté blonde aux yeux bleus, est au cœur de ce roman entrelaçant plusieurs fils narratifs. Dénoncée par un collaborateur du régime nazi (lui-même juif), elle est sauvée des mains de la Gestapo par des amis polonais et un allemand de souche. C’est une thématique fréquente dans la culture polonaise d'après-guerre et cette triangulation où une personne juive est sauvée par des Polonais et des Allemands évoque immédiatement le film Le Pianiste de Roman Polanski. Oui, pareils cas ont existé.

Andrzej Szczypiorski a du mérite car il ne tente pas de dresser un tableau manichéen, ne cherche ni à innocenter ni à incriminer les représentants de telle ou telle nation. À chacun sa croix ! Étant lui-même, de toute évidence, une personne profondément croyante, l’auteur cherche à élucider la question si la tragédie du peuple juif obéissait à une quelconque « force du destin » commandée par Dieu ou si elle était exclusivement le produit de l’action humaine. Il s’efforce de garder foi en Dieu au moment où le « Créateur tournait les yeux vers d’autres galaxies pour ne pas regarder ce qu’Il avait préparé non seulement à Son peuple préféré, mais à tous les hommes de la terre ».

De là, il tire le personnage de la sœur Véronique, qui aime tous les enfants sauf les enfants juifs, dont « un grand mur de méfiance » la séparait mais qui entrent dans sa vie dès le début de la guerre et changent radicalement son regard sur le monde. Son Dieu catholique « lui amenait des enfants juifs, faibles et seuls, cherchant une protection. De l’extermination et de la réprobation ». Et elle les sauve, en commençant par apprendre à des petits enfants à faire le signe de la croix : le mensonge comme salut.

De là aussi, une prostituée dénommée Marie Madeleine, qui se prend de pitié pour Henri Fichtelbaum, l’accueille, le réchauffe et le nourrit après qu’il ait réussi à s’échapper du ghetto de Varsovie, où 450.000 personnes furent confinées. Le voir réfléchir calmement à Dieu, son Dieu, celui du peuple juif, tout en étant obligé de se réfugier dans des toilettes sales après avoir été chassé d’une pâtisserie par des Polonais vertueux, ayant reconnu en lui un Juif à son nez caractéristique. L’un d’entre eux s’exclama : « un Juif mange un gâteau ! » et les autres renchérirent : « Jésus ! Nous serons tous tués à cause de lui ! » Eux aussi avaient un Dieu en lequel ils croyaient, tout comme le vieux juge Romnitski, qui accepta sans hésiter de sauver la petite fille de son collègue âgé, l'avocat Fichtelbaum, piégé à l'intérieur du ghetto. Ou encore le tailleur Koujavski, qui refusait de travailler pour les Juifs avant la guerre, et qui, après la guerre, donna à son entreprise le nom du défunt Mitelman.

On ne peut qu’imaginer comme il dût être difficile pour Andrzej Szczypiorski d'écrire sur le scélérat Bronek Blutman, qui dénonçait d'autres Juifs pour sauver sa peau, ou sur Hirschfeld, un Juif qui changea son nom de famille en un nom polonais et se fondit si bien dans son rôle qu'il devint lui-même antisémite - oui, bien qu'il n'y ait pas de plus grand péché que la trahison, de telles personnes existèrent aussi parmi le « peuple élu ».

Oh, cette éternelle question de l’appartenance, qui nous choisit ou que nous choisissons nous-mêmes ! Aujourd’hui, il se trouvera sans doute un certain nombre de Russes pour comprendre la confusion de Joseph Muller, un Allemand de souche ayant grandi en Pologne, qui sauve Irma Seidenman des mains de la Gestapo : « A qui, à quoi est-ce j’appartiens ? Aux uns ou aux autres ? Suis-je d’ici ou de là-bas ? Il ne s’agit pas de moi, parce que moi je sais que je suis d’ici. Mais est-ce qu’après la guerre, dans la Pologne indépendante, les gens reconnaîtront aussi que je suis des leurs ?».

Et combien parmi mes compatriotes rêvent de la Russie en les mêmes termes que le cheminot Filippek rêvait de la Pologne, d’une « Pologne libre, juste et démocratique, pour tous les Polonais, les Juifs, les Ukrainiens, même pour les Allemands, que le diable les emporte ! » 

«  Je crois que mon violon est cassé, se disait la juive Irma Seidenman-Gostomska, en réchauffant ses vieux os sur un banc du jardin du Luxembourg, mon violon est désaccordé, il sonne faux. En remontant dans mon passé, je voulais tirer de mon violon un ton juste et profond. Mais je crois qu’il s’est brisé au printemps 1968. Et il n’est plus possible de le réparer ».

A quoi pense l’héroïne, qui parvint à fuir la Pologne pour la France ? A quoi fait-elle allusion ? Tous les lecteurs ne se souviennent peut-être pas que les relations entre la République populaire de Pologne et Israël se dégradèrent brusquement après la guerre de Six Jours de 1967, lors de laquelle la Pologne se rangea du côté des pays arabes. Tandis que des commandants de police appelèrent à l’arrestation de « sionistes », une campagne antisémite fut initiée par le pouvoir. Le premier secrétaire du comité central du PORP, Wladyslaw Gomulka, déclara que les Juifs polonais étaient une "cinquième colonne" du sionisme israélien. Cette campagne entraîna une augmentation de l'émigration des Juifs de Pologne, qui furent quelques 20 000 à quitter le pays.

Hélas, contrairement à la célèbre affirmation de Dostoïevski, la beauté d'Irma Seidenman ne sauva pas le monde. Ses illusions s’effondrèrent, tout comme celles d’Andrzej Szczypiorski en 1968. Merci à lui de partager cette vérité avec nous.

Texte traduit du russe par Marina Skalova.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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