
Aujourd'hui, à l'occasion du troisième anniversaire du début de la guerre en Ukraine, je vous invite à prêter attention aux opinions de deux personnalités exceptionnelles, Albert Einstein et Sigmund Freud, à propos des racines de ce phénomène qu’est la guerre. Racines qui ne peuvent être déracinées.
Il y a exactement trois ans, dans Nasha Gazeta, je publiais mon premier article consacré à la guerre en Ukraine. Je l’avais intitulé « Le mat diplomatique ». C’est qu’à mon humble avis, le début de tout conflit armé représente un échec (et mat) diplomatique. Au cours des trois dernières années, notre petite rédaction a couvert cette guerre à travers un prisme suisse et conservé l'espoir que son terme advienne en vertu d’efforts diplomatiques. Ainsi notre dossier thématique a-t-il accumulé des centaines d’articles. Hélas, force est de constater que les diplomates de toutes les parties concernées n'ont pas été à la hauteur.
Ces dernières semaines, l’annonce de la fin de la guerre était bien dans l'air, mais personne n'a pu attraper la queue de cet oiseau. Les promesses pré-électorales de Donald Trump de résoudre le conflit en quelques jours ne se sont pas concrétisées. Ses propositions post-électorales ne rencontrent pas le soutien de Volodymyr Zelensky, ni celui d’une Europe qui risque de se retrouver hors des négociations qui la concernent directement. Et de toutes les négociations – pas seulement de celles qui ont eu lieu la semaine dernière en Arabie saoudite ! Comme vous le savez, la réunion de Riyad, qui a duré quatre heures et demie, n'a pas abouti à un résultat concret sur la question qui nous intéresse… à moins que vous ne preniez en compte la reconnaissance par Sergei Lavrov du droit de l'Ukraine à adhérer à l'UE, mais non pas à l'OTAN. Dans l'ensemble, la partie russe a reconnu l'utilité de la réunion. Volodymyr Zelensky, quant à lui, est en complet désaccord avec cette évaluation.
En voyant le comportement du président américain, on peut supposer que l’homme s'attendait à lâcher une spectaculaire bombe médiatique sur le monde en annonçant la solution trouvée juste à temps pour l'anniversaire du début de la guerre, et il est probablement mécontent du fait que son scénario soit perturbé. Aujourd'hui, une seule chose peut donc être affirmée avec certitude : la guerre va bel et bien se terminer. Mais on ne sait pas encore quand et dans quelles conditions.
Ne spéculons donc pas ; prenons, ne serait-ce que pour quelques minutes, de la distance sur l'actualité, et réfléchissons à l'essence même de ce terrible phénomène qu'est la guerre.
Il y a quelques mois, dans la librairie genevoise Le Temps d'un Livre, je suis tombé sur un livre de poche qui pouvait facilement se glisser dans mon sac à main. Cela étant, les noms des auteurs et le titre ont sur-le-champ attiré mon attention, m’inspirant le plus grand sérieux : Albert Einstein et Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?
L’ouvrage ne compte que 65 pages, dont 23 sont occupées par une fort intéressante préface rédigée par le professeur français de philosophie politique Christophe David. Les 42 pages restantes sont partagées, de façon inégale, entre Albert Einstein et Sigmund Freud – lesquels, en 1932, procédaient à un échange de lettres publiées un an plus tard par le Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations (prédécesseur de l'UNESCO) ; et ceci simultanément en allemand (Warum Krieg ?), en anglais (Why war ?) et en français (Pourquoi la guerre ?). La traduction française de l’allemand assumée par Blaise Briod est utilisée dans l'édition que j’ai sous les yeux. Je n’ai pas trouvé d'édition séparée de cette correspondance en russe, mais les lettres elles-mêmes (en entier ou en extraits) peuvent être facilement trouvées sur Internet, fût-ce sous des titres légèrement différents.
Le contexte de ce projet était le suivant. En 1931, ce même Comité international proposait à Albert Einstein un échange de vues public avec n'importe quel autre intellectuel – cela sur tout sujet susceptible de tenir à cœur du grand physicien et personnage public. En d'autres termes, il avait carte blanche. Pacifiste convaincu, Einstein choisit alors de s'interroger sur la possibilité de protéger l'humanité de la menace de la guerre, et il invite Sigmund Freud, qu'il considère comme un expert inégalé de la nature humaine, à devenir son interlocuteur. C'est ce qu'il lui écrit de Potsdam le 30 juillet 1932.
Pourquoi le brillant physicien voulait-il discuter avec le brillant psychanalyste ? La réponse est donnée dès le début de la lettre dans laquelle Einstein parle du « premier principe qui s’impose à mon attention : la voie qui mène à la sécurité internationale impose aux États l’abandon sans condition d’une partie de leur liberté d’action, en d’autres termes, de leur souveraineté, et il est hors de doute qu’on ne saurait trouver d’autre chemin vers cette sécurité ». Et puisque ce n'est pas seulement le poisson qui pourrit par la tête mais aussi l'État, on comprend toute l'importance de l'état des cerveaux des individus et de leur disposition à une telle autolimitation. Il n'est, de fait, pas inutile de rappeler que le préambule de l'Acte constitutif de l'UNESCO commence par l’affirmation selon laquelle, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
« Un simple coup d’œil sur l’insuccès des efforts, certainement sincères, déployés au cours des dix dernières années, permet à chacun de se rendre compte que de puissantes forces psychologiques sont à l’œuvre, qui paralysent ces efforts », continue Albert Einstein. « L’appétit de pouvoir que manifeste la classe régnante d’un État contrecarre une limitation des ses droits de souveraineté ».
Invitant Freud à la discussion, Einstein formule trois questions. La première étant : « Comment se fait-il que cette minorité-là puisse asservir à ses appétits la grande masse du peuple qui ne retire d’une guerre que souffrance et appauvrissement ? » La deuxième, celle-ci : « Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? » Quant à la troisième, la voici : « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? »
Sigmund Freud relève le défi, si bien qu’en septembre de la même année, depuis Vienne, il écrit à Einstein une lettre de réponse dans laquelle néanmoins il rejette, de façon très polie, la forme de la question telle que posée par Einstein, qu'il prend pour une demande de conseils pratiques à laquelle il n'est pas du tout préparé.
La réponse de Freud est beaucoup plus dure que le message d'Einstein. Et plus longue. Son principal argument est que la violence est inhérente à la nature humaine et que, par conséquent, au lieu de tenter utopiquement d'éviter les guerres par principe, il est préférable de les rendre moins probables. Comment ? En renforçant le cadre juridique et en punissant les auteurs, écrit Freud qui souligne aussitôt : « Il n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. En pareil cas, deux nécessités s’imposent au même titre : celle de créer une semblable instance suprême et celle de la doter de la force appropriée. Sans la seconde, la première n’est d’aucune utilité. Or la Société des Nations a bien été conçue comme autorité suprême de ce genre, mais la deuxième condition n’est pas remplie. La Société des Nations ne dispose pas d’une force à elle et ne peut en obtenir que si les membres de la nouvelle associations – les différents États – la lui concèdent. Et il y a peu d’espoir, pour le moment, que la chose se produise ».
Il est difficile de surestimer la justesse de Freud lorsque nous observons aujourd'hui, près de 90 ans plus tard, l'impuissance totale de l'ONU, créée sur la base de la Société des Nations. Elle aussi s'est révélée être une utopie.
Pour autant, on pourrait malheureusement débattre avec le père de la psychanalyse sur un point. J’écris « malheureusement », tant j’aurai préféré qu’il ait raison ! Freud écrit en effet : « Depuis des temps immémoriaux, l'humanité subit le phénomène du développement de la culture », et « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre », et il insiste sur l'importance de pouvoir « former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnées à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des mases dépourvues d’initiative. Que l’empire pris par les pouvoirs de l’État et l’interdiction de pensée de l’Église ne se prêtent point à une telle formation, nul besoin de le démontrer. L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison ».
Opposé aux utopies, Sigmund Freud termine néanmoins sa lettre ainsi : « Combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-être n'est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments – la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future – pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir proche. »
Rappelons que l'affaire se déroule en 1932, quelques mois avant que Hitler – monstre élu par le peuple – n'arrive au pouvoir en Allemagne, pays d'une immense culture.
Il est inutile d'essayer de raconter les deux lettres : chacune constitue une longue citation à part entière, que l'on aimerait recopier à la main pour mieux s'en imprégner. Je vous recommande vivement de lire ces textes et de réfléchir à ce qui est nécessaire pour que la raison l'emporte sur les instincts de violence et d'autodestruction de chacun d'entre nous. Car la réponse à la question du titre se trouve en nous-mêmes, uniquement en nous-mêmes, dans notre capacité à résister à la provocation et au lavage de cerveau. Après tout, comme l'a fait remarquer Sigmund Freud dans une lettre adressée à l'une de ses premières élèves et disciples, Jeanne Lampl de Groot, le 10 février 1933, « de toute façon, [ce fascicule Pourquoi la guerre] ne sauvera pas l'humanité ».
La quatrième année de la guerre vient de commencer.