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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky
Que va faire la Suisse avec les Russes qui fuient leur pays pour échapper à la guerre déclenchée par ce dernier et qui risquent de demander asile sur le territoire helvétique ? J’ai posé cette question à Mme Karin Keller-Sutter, notre ministre de la Justice, lors du Forum des 100 organisé par Le Temps le 11 octobre. Mme la Ministre m’a donné une réponse formelle en confirmant que, selon la législation suisse, le fait d’être déserteur ne donne pas automatiquement le droit à l’asile, et que les 160 personnes en question à ce jour (selon le SEM) devraient suivre la procédure normale. Elle a aussi cité l’Érythrée à titre d’exemple comparable. Avec tout le respect que je porte à la législation suisse et à l’Érythrée, je me suis dit que le sujet méritait d’être élaboré davantage. Mais il n’y avait pas assez de temps.
J’ai été donc très heureuse quand, quelques jours plus tard, j’ai été contacté par la RTS avec une proposition de participer au débat sur ce sujet précisément, en compagnie de M. Nicolas Walder, conseiller national Vertes genevois et M. Philippe Bauer, conseiller aux États PLR neuchâtelois. Évidemment, j’ai accepté. Mais les 25 minutes prévues par l’antenne n’ont pas suffi non plus. Alors, j’y retourne.
The New York Times affirme que 800’000 Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. D’autres sources donnent des chiffres similaires. On peut donc dire que l’exode actuel des Russes est comparable avec celui d’il y a presque pile cent ans.
A l’époque, l’exode des Russes blancs, ou la première vague d’émigration russe, a eu lieu suite à la défaite de l’Armée blanche dans la guerre civile qui a éclaté suite à la révolution d’Octobre, en 1917 – il suffit de lire « La Garde blanche » de Mikhaïl Boulgakov pour se rendre compte du cauchemar que cela a été.
Selon les chiffres de la Croix Rouge américaine, en date du 1 novembre 1920, 1'194’000 Russes ont fui leur pays. Selon la Société des Nations, en août 1921 ils étaient 1,4 mio. Le 1er novembre 1921, la Croix Rouge américaine comptait déjà 2 millions des Russes en exil. Certains historiens estiment le nombre des Russes qui ont quitté le pays entre 1918 et 1924 à 5 mio, en comptant les habitants des territoires polonais et baltes faisant partie de l’Empire russe avant la Première guerre mondiale et qui sont devenus citoyens des nouveaux états formés à son issue.
Certains parmi cette masse énorme sont restés dans les pays qui les ont accueillis dès le départ, d’autres ont dû se déplacer une nouvelle fois : quand, après la WW2 l’Armée soviétique est rentrée à Prague, les Russes blancs se sont précipités de partir, y compris vers la Suisse. La même chose à Vienne. Je connais à Genève plusieurs descendants de ces familles. Par exemple maître Tikhon Troyanov, le premier avocat russophone à Genève. Saviez-vous qu’à l’âge de 12 ans il a quitté Vienne et a traversé les Alpes à pied, avec toute sa famille y compris sa grand-mère paralysée ? Le voyage leur a pris cinq jours. La sœur de Vladimir Nabokov, Elena, a pu s’échapper de Prague avec son fils, et son mari, un officier de l’Armée blanche, les a rejoints par la suite. Elle maitrisait six langues et a eu la chance de trouver un travail à la Bibliothèque du Palais des Nations.
Cette première vaque de l’émigration russe a été donc composée, avant tout, des nobles, de l’intelligentsia, du clergé, des fonctionnaires, des militaires gradés. Ces personnes parlaient des langues étrangères, ils connaissaient l’Europe à travers leurs voyages, ils étaient européens dans leur esprit et pouvaient s’intégrer sans difficulté – il suffisait de leur tendre la main.
5 millions (au maximum) en six ans versus 800'000 en quelques mois/semaines… Mais peut-on comparer ces deux vagues ?
La similitude majeure est évidente : personne ne quitte son pays quand il y est bien, quand il s’y sent en sécurité, quand il y voit l’avenir pour soi-même et ses enfants.
La différence majeure mérite d’être soulignée : les Russes blancs soutenaient le Tsar ou le gouvernement provisoire – le régime qui a donc été renversé par les bolcheviques arrivés au pouvoir. Les nouveaux émigrés quant à eux sont, en grande majorité, contre le régime en place et aimeraient qu’il change.
On me demande souvent de décrire cette nouvelle émigration Russe « en deux mots ». Une mission impossible, car elle n’est pas homogène. A mon avis, on peut distinguer trois catégories. La première – les « vrais » dissidents, c’est-à-dire ceux qui ont pris une position publique contre la guerre dès son éclatement malgré d’énormes risques et qui ont aussitôt quitté la Russie. C’étaient, avant tout, les artistes, les écrivains, les journalistes. La deuxième – les déserteurs, c’est-à-dire ceux qui se sont « réveillé » après l’annonce de la mobilisation partielle par le président Poutine. On peut les traiter de trouillards et dire qu’ils sauvent leurs peaux, mais on peut également dire qu’ils refusent tout de même d’aller tuer les Ukrainiens et que mieux vaut tard que jamais. Surtout, qu’il n’est pas encore trop tard, car la guerre continue. Finalement, il y a ceux qui j’appelle les « profiteurs » - ceux qui profitent à fond de tout ce que la Russie peut encore les offrir, tout en ayant des passeports « de secours » dans la poche et des résidences secondaires en Europe et qui se tiennent prêt à retourner leurs vestes quand le moment leur paraîtra opportun. J’espère que personne de cette troisième catégorie ne s’infiltrera parmi ceux qui cherchent aujourd’hui un refuge, pour ne pas discréditer les autres. Mais toutes les trois catégories ont un point commun : encore une fois, ce sont des personnes éduquées qui partent.
… 160 personnes. Je pense que, malgré la surcharge de travail actuelle dont je me rends parfaitement compte, le Secrétariat d’État aux migrations doit être capable d’étudier leurs cas un par un et de prendre des décisions justes. Il ne faut pas avoir peur des immigrés : écoutez la chanson de Charles Aznavour « Les émigrants », tout est dit. Parmi ceux que la Suisse a généreusement accepté au XXème siècle, il a y ceux dont l’association même avec la Suisse continue, aujourd’hui encore, à contribuer à son rayonnement dans le monde entier : Vladimir Nabokov, Igor Stravinsky, Sergueï Rachmaninov, mais aussi Anna Tumarkina, la première femme professeur en Suisse (une rue à Berne porte son nom), Lina Stern, la première femme professeur de l’Université de Genève, Dr Ekaterina Kuzmina, médaille d’or de la Faculté de Médecine de Lausanne, précurseur de la nutrition saine, tellement à la mode aujourd’hui…. Cette liste peut être prolongée. Et je suis sûre que certains parmi ceux qui, aujourd’hui, frappent à la porte de la Suisse y ajouteront leurs noms.
L’indifférence est le fléau de l’humanité. C’est l’indifférence qui, à travers les siècles, contribue à produire les pires atrocités – de l’Holocauste au génocide du Rwanda parmi les plus proches de nous. Apprenons enfin de l’histoire, car, comme disent les Anglais – there is no fence against ill fortune.


Au moment de toutes les ruptures, j’organise un événement qui a pour but de soutenir des jeunes musiciens déplacés en Suisse par la guerre. Son titre est « Musique. Tout simplement ». J’aime les titres simples, avec lesquels tout le monde se sent à l’aise.
L’idée est venue spontanément. Un ami, Jil Silberstein, dont je vous ai récemment présenté un livre, m’a parlé de ses voisins qui ont accueilli une famille d’Odessa, dont Nastia, 11 ans, qui fait du violon. « Elle cherche un professeur de violon. Connaissez-vous quelqu’un ? », me demande-t-il. « Était-elle à l’école Petr Stoliarsky?», demande-je à mon tour, en faisant référence à la célébrissime école pour les jeunes musiciens surdoués qui a été créée en 1933 par le Professeur Petr Solomonovitch Stoliarsky et qui compte parmi ses alumni David Oistrakh et Nathan Milstein. Jil ne le sait pas, il part se renseigner et revient avec une réponse positive. Quelques coups de téléphone, et la solution est trouvée, et quelle solution : Alexandra Conunova, une violoniste de renommée mondiale et une personne au grand cœur, accepte de prendre la petite Nastia sous son aile. Gratuitement, ça va sans dire.
… En bonne mère russe, j’ai tout fait pour que mes enfants excellent dans la musique classique. Sans succès. Mais j’ai gardé le contact avec leurs anciens professeurs, les meilleurs. Et voici que j’apprends que Serguei Milstein, dont la classe au Conservatoire de Musique de Genève est remplie à ras bord, donne, depuis le mois de mai, des cours privés (et gratuits) à la petite Aïa, qui, en Ukraine, n’avait pas de moyens d’apprendre le piano. « Elle est douée et très travailleuse. On a à peine commencé, mais elle peut déjà faire quelque chose », m’assure Professeur Milstein dont le père a fait la gloire du Conservatoire de Moscou pendant plus de 50 ans.
J’apprends aussi que le grand pianiste argentin Nelson Goerner et le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv, qui dirige l’ensemble de l’Académie Menuhin à Gstaad, ont « partagé » entre eux les sœurs Margarita et Elisaveta, de Kharkiv. Professeur Goerner a en plus « récupéré » Katia, élève de la dernière année de l’École centrale de musique de Moscou qui l’a quittée sans diplôme après que sa sœur ainée s’est fait arrêter pour un post anti-guerre sur un réseau social. Rusudan Avalidze Goerner, une accompagnatrice hors pair, accueille tout ce petit monde dans leur maison hospitalière. D’autre part, elle est Géorgienne, c’est donc normal.
Que faire avec tous ces talents ? Un concert collectif. On se met à travailler. Le programme se définit. Je le regarde. L’absence d’une seule œuvre russe me saute aux yeux. Mais je ne dis rien, ce n’est pas le moment. Et voilà que quelques jours plus tard on m'annonce que Darii, de Kiev, pianiste et compositeur âgé de 12 ans et qui se trouve dans la classe de Victoria Shereshevskaya, veut jouer du Prokofiev. Oh quelle joie ! Merci, Darii. Il n’y est vraiment pour rien, le pauvre Serguei Sergueievich, né pas loin de la Donetsk moderne et disparu le même jour que Staline, sa mort étant passé inaperçue.
Sara, Bogdan, Pablo et Theodore se joignent à nous, en signe de solidarité.
Le concept me paraissait très clair. La salle a été réservée, j’ai commencé à envoyer des invitations. A ma grande surprise, j’ai reçu ce message d’une dame suisse, membre de l’Association pour la promotion de la culture russe en Suisse : « Le concert m'intéresse beaucoup, mais je ne comprends pas bien l'origine des musiciens. Ils sont pour la plupart d'origine ukrainienne, pourquoi ? Je n'ai, évidemment, strictement rien contre les Ukrainiens, mais notre association prône la promotion de la culture russe : pourquoi ne pas inviter des russes alors ? »
Que puis-je lui répondre ?! Mais il faut bien répondre, et j’écris : « La grande culture russe est connue et respectée dans le monde entier pour ses valeurs humanistes. C’est pour la promotion de ces valeurs que l’Association a été créée. En tant que sa fondatrice et Russe d’origine, je trouve qu’aujourd’hui chaque Russe et russophile qui se respecte doit faire tout son possible pour maintenir le dialogue. C’est dans ce but que nous avons organisé ce concert ». Oui, c’est ça que je « prône » - le dialogue.
Hier, pendant que j’écrivais ces lignes, un courrier est arrivé d’une autre dame suisse, Anne-Catherine Schmid, âgée de 89 ans, que je n’ai jamais rencontrée. Elle a lu dans Le Temps cet article de Camille Krafft consacré aux médias russophones et elle m’écrit : « Nous qui avons aimé, nous qui aimons la Russie et l’Ukraine, nous vivons cette situation avec une souffrance qui n’a pas de nom. » Puis, plus loin : « Le cœur me dit de vous envoyer, comme symbole, cette petite somme en tant qu’encouragement moral pour que votre projet, Nasha Gazeta, survive ! » Une enveloppe est jointe, avec 100 frs. Comment ne pas pleurer ? J'ai pris le rendez-vous avec Mme Schmid, pour écouter son histoire russe.
L’existence de Nasha Gazeta au-delà de 31 décembre 2022 n’est pas garantie. Mais dans les mois qui restent je vais continuer à faire tout mon possible pour maintenir le dialogue, verbal ou musical, car c’est ce que je sais faire.
Le concert aura lieu dimanche 16 octobre 2022 à 17h à la Salle des Abeilles (Palais de l’Athénée, 2, Rue de l’Athénée, Genève). Il reste quelques places, pas beaucoup. L’entrée est gratuite mais nous faisons un appel aux dons. Les fonds récoltés seront distribués de manière égale entre les jeunes musiciens participant au concert.
Si cela vous tente, merci de bien vouloir confirmer votre présence avant le 5 octobre 2022 à nadia.sikorsky@nashagazeta.ch. Si vous n’êtes pas en mesure d’assister au concert mais souhaitez faire un don, merci de l’envoyer sur le compte de Nasha Gazeta avec la mention « Concert du 16 octobre » :
NS Connections SA
1208 Genève
Credit Suisse AG Bern
IBAN : CH78 0483 5028 5668 9100 1
Je me réjouis de vous voir et vous remercie d’avance pour votre générosité.

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.
Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.
Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.
Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.
Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.
Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l'instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » - ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.
« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.
… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.
PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

Cette question sacrilège, je l’ai posée à Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, l’une des trois rédacteurs de « Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne ». Ce recueil d’articles d’une vingtaine d’historiens de différents pays est le résultat tangible d’une sérié de colloques sur l’histoire de l’Europe de l’Est organisé par l’UNIGE depuis 2014 et financé par le FNS. J’avoue que je m’attendais à une succession de textes « scientifiques », que j’imaginais ennuyeux. Pas du tout ! Le recueil se lit comme un roman, ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisque, lisons-nous sur la couverture, « cet ouvrage montre comment, de l’histoire à la mémoire, des « romans nationaux » antagonistes sont écrits.
Le livre est sorti en 2021, aux Éditions Antipodes, à Lausanne, et attend déjà une réédition, tel a été son succès. La date de la parution est importante, car aujourd’hui de nouveaux auteurs et de nouveaux thèmes y auraient forcément été ajoutés. Mais, pas de chance : malgré tous les avertissements des historiens, la guerre a éclaté – de toute évidence, les gens refusent d’apprendre les leçons d’histoire. Est-ce un échec professionnel, un échec des mesures préventives ? Oui et non, selon la professeure Amacher, bien que la question ne lui soit pas agréable. « Le rêve de chaque chercheur qui travaille avec des questions de mémoire c’est d’avoir une certaine influence sur les politiciens, sur la société, – me dit-elle dans son bureau au boulevard des Philosophes. – Oui, la Russie a attaqué l’Ukraine après la sortie de notre livre. La conclusion négative c’est que ce livre n’a servi à rien pour prévenir le conflit, toutes les horreurs se répètent. D’autre part, le livre est épuisé, cela veut dire que le public a besoin de comprendre, et ça c’est positif. Je pense tout de même, que sans les historiens cela aurait été pire. »
Le recueil que j’ai lu très attentivement de A à Z m’avait laissé un gout amer d’impuissance devant cette montagne de blessures anciennes et récentes, de carences accumulées, des choses non-dites ou dites trop brutalement dont la liste ne fait que s’allonger. Devant le désaccord sur l’interprétation de pratiquement chaque fait, chaque événement et chaque personnage historique. Le sentiment d’impasse, dont la seule sortie, selon la professeure Amacher, est « de comprendre la perception de l’autre » et « d’admettre le tort collectif de tous les participants de cette histoire ». Wishful thinking, comme disent les anglophones ?
Le désaccord est donc sur tout sauf sur ce constat unanime : tous les gouvernements essayent d’utiliser le passé pour influencer le présent, tous jouent avec la mémoire collective et réécrivent continuellement l’histoire au profit de leur politique du jour. « Mazepa était un homme politique et donc un hypocrite de haut niveau », écrit l’historien de Kharkov Volodymyr Masliychuk en parlant d’hetman ukrainien le plus connu en Europe : immortalisé par Alexandre Pouchkine dans son poème « Poltava », ce héros de la nation ukrainienne a été décerné par Pierre Ier de Russie, un titre d'infamie, l'Ordre de Judas, créé spécifiquement pour lui pour qualifier sa traîtrise. Un exemple parmi tant d’autres.
Mais alors comment les historiens peuvent-ils faire leur travail si toutes les « sources » mentent, si aucune n’est fiable ? « Ceci est une question primordiale, admet Korine Amacher, à laquelle notre recueil a essayé d’apporter une réponse en comparant les avis divergents, en croisant les sources, en étant le plus objectif possible ».
Pour aller au fond des choses dans l’histoire tumultueuse des trois pays, les chercheurs remontent jusqu’au XI siècle, car le discours politique d’aujourd’hui revient toujours à ces origines-là. « La Rus de Kiev est le point nodal qui est un facteur dans la politique extérieure russe actuelle, explique la professeure Amacher. Dès que les Russes disent que la Rus de Kiev n’a jamais été ukrainienne, ou que les Ukrainiens affirment le contraire, la dispute redémarre. Ceci est très décourageant ».
A ma surprise, Korine Amacher n’est pas opposée à la démolition des monuments, le sport dans lequel on excelle maintenant sur le territoire postsoviétique. A son avis, il y a des monuments qui sont représentatifs d’une certaine époque, d’une certaine vision du monde mais qui n’ont pas leur place dans la modernité. Personnellement, j’aurai préféré des plaques qui expliqueraient pourquoi des idées et des actions d’un tel personnage doivent être réévaluées; la démolition des monuments contribue justement à cette réécriture de l’histoire dont nous parlons. « Peut-être, mais dans ce cas ces anciens monuments ne céderont jamais la places aux nouveaux, me répond Korine Amacher. Mets-toi à la place d’un descendant d’un esclave qui doit passer tous les jours devant un monument dédié à un esclavagiste ? »
Certes. Mais il y a des exemples plus proches de nous tout de même, et il est beaucoup plus facile pour moi de me mettre à la place d’une personne ayant perdu ses proches dans un pogrom ou dans un ghetto et qui doit maintenant passer devant les monuments de Stépan Bandera dont le nombre grandit en Ukraine. (Cet idéologue nationaliste ukrainien, collaborateur des nazies, antisémite de premier ordre, responsable des massacres des Juifs ainsi que des Polonais s’est installé après la Deuxième guerre mondiale en Allemagne de l'Ouest, où il est assassiné, en 1959, par les services secrets soviétiques.) Seront-ils démolis à leur tour ? « J’espère que oui, me répond Korine Amacher. Je suis d’accord, l’immortalisation de certains personnages historiques pose un problème, et l’Ukraine aurait dû choisir des héros qui unissent la société et pas le contraire. D’autre part, il est bien dommage qu’en Russie il y ait ceux qui souhaitent remettre Dzerzhinsky [le fondateur de KGB actuel dont le monument à Moscou a été renversé en 1991] sur son socle ». Bien dommage, effectivement.
… Et ainsi en rond, ou plutôt en cercle vicieux. A quoi bon donc apprendre l’histoire si elle ne nous apprend rien ? « C’est une question bien triste, avoue la professeure Amacher. L’histoire pose presque plus de questions qu’elle ne donne de réponses, et nombreuses questions devront être adressées une fois la guerre finie. » Elle reste néanmoins convaincue que les livres, comme le recueil en question, sont utiles et que sans les historiens il n’y aurait personne pour contredire les politiciens qui manipulent la conscience collective et pour interrompre les discours les plus radicaux. Je suis prête à lui donner raison.
En déclenchant la guerre, le président Poutine a automatiquement rendu l’Ukraine « toute blanche » et la Russie « toute noire » dans les yeux du public. Mais comment cette période sera-t-elle évaluée par les historiens des prochaines générations ? Y verront-elles des « nuances de Grey » ? Je n’en sais rien mais j’aimerai tant que ce recueil soit traduit en polonais, russe et ukrainien car c’est à ces peuples là qu’il est indispensable pour mieux connaitre leur histoire mouvementée afin de pouvoir vivre en voisinage obligé. Hélas, pour l’instant la traduction n’est pas prévue, les francophones ont donc le privilège de bénéficier de ce savoir réuni.
P.S. Si vous êtes tombé sur mon blog par hasard, sachez que vous pouvez vous inscrire afin de recevoir tous les nouveaux textes directement dans votre boite mail, il suffit de mettre votre adresse dans le champ à droit de votre écran. La version intégrale de l'interview, en russe, se trouve ici.
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