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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

09.11.2022
 

La publication, en français et en russe, de mon texte « Dissidents, déserteurs, profiteurs »  a provoqué une vive discussion sur le site du Temps (et je vous en remercie) et un silence radio dans Nasha Gazeta (que j’ai préféré à la crucifixion à laquelle je m’attendais). Et une avalanche de messages des Russes me demandant mon avis sur comment les autorités suisses vont-ils réagir à une demande d’un visa humanitaire ou encore mon conseil sur le meilleur trajet pour arriver en Suisse sans être muni d’un visa Schengen. Vous comprenez bien que je ne suis pas compétente pour répondre à ces questions.

Il y a eu aussi des situations tragi-comiques. Un lecteur de la Suisse alémanique (Russe, ingénieur, en Suisse depuis 6 ans et demi, permis C, travail stable) m’envoie un courriel paniqué : une convocation à se présenter dans un commissariat militaire à Saint-Pétersbourg (d’où il vient) avant le 30 novembre en vue de la mobilisation immédiate lui est parvenue à son domicile suisse. Signée par « le commissaire militaire pour la Suisse », stempel et tout. « Mon ami a reçu la même chose. Évidemment, nous n’irons pas, mais faut-il alerter la police ? », me demande mon correspondant effrayé. J’envoie une demande d’explication à l’Ambassade de Russie à Berne et reçois une réponse qu’il s’agit de toute évidence d’un « fake ». Je me prépare à commencer une investigation quand un nouveau message arrive : « Je dois m’excuser auprès de vous. Il se trouve que c’est un ami qui m’a fait une blague. C’est un crétin ». Je n’ai pu que confirmer ce diagnostic. Fine Russian humour.

Mais le plus intéressant c’était de rencontrer un « vrai déserteur » qui, à mon avis, donne une bonne idée du profil général de ce groupe de Russes. J’ai établi le contact avec Vassily (prénom modifié) quand il se trouvait dans un camp de migration à Chiasso. Il a profité du weekend pour venir à Genève. Vassily a 35 ans. Il vient d’une ville en Sibérie occidentale dont la population approche 1 200 000 personnes. Une grande ville, même à l’échelle russe. Diplômé de droit, il a travaillé dans la police comme investigateur. Déçu par des moyens limités, il a changé de métier et est devenu instructeur dans un auto-école. Ce grand sportif a également fait l’armée, où il a été assigné aux forces spéciales. Avec le temps, de simple instructeur il est devenu le propriétaire de l’auto-école, « la troisième plus grande dans notre ville », me dit-il avec fierté.

Tout allait pour le mieux. Il gagnait assez bien sa vie pour fêter son anniversaire à Istanbul et passer les vacances d’été, cette année encore, sur la Côte d’Azur. Avec sa femme, il rêvait d’un enfant. « En 2014 déjà, j’étais totalement contre l’annexion de la Crimée. J’ai participé une fois à une manifestation et me suis fait arrêter. On m’a sévèrement prévenu de ne pas recommencer », me raconte Vassily. « Quand j’ai appris que la Russie avait déclenché la guerre, je n’ai fait que jurer. C’était atroce. Je ne m’y attendais pas.»  Mais malgré cela, vous êtes parti vous promener à Nice, remarquai-je, non sans reproche. « Vous avez raison. Mais que pouvais-je faire ?! Je ne me suis pas senti concerné ». Comme tant d’autres en Russie ! Jusqu’à l’annonce de la mobilisation partielle. « J’ai reçu un appel du commissariat et décidé de partir. En 12 heures tout a été prêt, y compris les procurations notifiées par le notaire, au cas où… »

Il a traversé à pied la frontière avec le Kazakhstan en laissant derrière lui son père propoutinien, sa femme qui a fini par accepter sa position, et son affaire fructueuse. « Bien sûr, j’aurais pu donner un pot de vin et échapper à la mobilisation, mais j’ai préféré de ne pas le faire. J’ai trop honte des Russes, y compris mes proches, qui se couvrent de Z et soutiennent la guerre – la propagande est efficace ! Le peuple russe est très patient, même ceux qui vivent dans la misère, qui se nourrissent de la bouffe qu’en Suisse on ne donnerait même pas aux chiens, croient encore aux promesses d’un avenir glorieux », Vassily vide son cœur. « J’ai du sang ukrainien aussi, l’Ukraine est un état souverain et ce n’est pas à la Russie de régler ses problèmes internes. Pour rien au monde je n’irai tuer les gens qui ne m’ont rien fait ».

Vassily trouve les conditions de vie dans le camp de Chiasso très bonnes. Il s’exerce quotidiennement et apprend le français en attendant la décision des autorités suisses. Il sait qu’être déserteur ne suffit pas pour avoir un statut de réfugié, mais il tente sa chance en espérant que lui-même, sa femme ainsi que leur futur enfant pourront vivre dans un pays libre. Il se voit déjà coach de fitness, instructeur dans une auto-école, ou chauffeur… Et sinon ? « Sinon je vais retourner en Russie et j’irai en prison ». Difficile de dire pour combien de temps car les nouvelles lois adoptées à toute vitesse les unes après les autres sont floues même pour un juriste professionnel : la peine peut aller de 2 à 10 ans, selon l’humeur du juge.

Mais pourquoi fuir plutôt que sortir dans les rues et renverser ce régime qui le pousse en exil ? lui posai-je la question qu’on me pose à moi depuis le début de la guerre. « Pour cela nous avons besoin d’un leader, de coordination. Tous les leaders potentiels sont soit morts, soit en prison. Toutes les lois en Russie renforcent la verticale du pouvoir, la suppression est violente, le lavage de cerveau est efficace, la censure serre les vis. Je ne crois pas en une révolte de masse spontanée. »

Voici le tableau sombre que Vassily m’a dépeint. Qui est-il donc, selon vous : un traitre de sa patrie, un lâche ou juste un homme qui souhaite une meilleure vie pour lui-même et les siens ? Qui osera lui jeter la pierre ?

20.10.2022
 L'Armée blanche et les civils quittent la Russie, mars 1920 (DR)

Que va faire la Suisse avec les Russes qui fuient leur pays pour échapper à la guerre déclenchée par ce dernier et qui risquent de demander asile sur le territoire helvétique ? J’ai posé cette question à Mme Karin Keller-Sutter, notre ministre de la Justice, lors du Forum des 100 organisé par Le Temps le 11 octobre. Mme la Ministre m’a donné une réponse formelle en confirmant que, selon la législation suisse, le fait d’être déserteur ne donne pas automatiquement le droit à l’asile, et que les 160 personnes en question à ce jour (selon le SEM) devraient suivre la procédure normale. Elle a aussi cité l’Érythrée à titre d’exemple comparable. Avec tout le respect que je porte à la législation suisse et à l’Érythrée, je me suis dit que le sujet méritait d’être élaboré davantage. Mais il n’y avait pas assez de temps.

J’ai été donc très heureuse quand, quelques jours plus tard, j’ai été contacté par la RTS avec une proposition de participer au débat sur ce sujet précisément, en compagnie de M. Nicolas Walder, conseiller national Vertes genevois et M. Philippe Bauer, conseiller aux États PLR neuchâtelois. Évidemment, j’ai accepté. Mais les 25 minutes prévues par l’antenne n’ont pas suffi non plus. Alors, j’y retourne.

The New York Times affirme que 800’000 Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. D’autres sources donnent des chiffres similaires. On peut donc dire que l’exode actuel des Russes est comparable avec celui d’il y a presque pile cent ans.

A l’époque, l’exode des Russes blancs, ou la première vague d’émigration russe, a eu lieu suite à la défaite de l’Armée blanche dans la guerre civile qui a éclaté suite à la révolution d’Octobre, en 1917 – il suffit de lire « La Garde blanche » de Mikhaïl Boulgakov pour se rendre compte du cauchemar que cela a été.

Selon les chiffres de la Croix Rouge américaine, en date du 1 novembre 1920, 1'194’000 Russes ont fui leur pays. Selon la Société des Nations, en août 1921 ils étaient 1,4 mio. Le 1er novembre 1921, la Croix Rouge américaine comptait déjà 2 millions des Russes en exil. Certains historiens estiment le nombre des Russes qui ont quitté le pays entre 1918 et 1924 à 5 mio, en comptant les habitants des territoires polonais et baltes faisant partie de l’Empire russe avant la Première guerre mondiale et qui sont devenus citoyens des nouveaux états formés à son issue.

Certains parmi cette masse énorme sont restés dans les pays qui les ont accueillis dès le départ, d’autres ont dû se déplacer une nouvelle fois : quand, après la WW2 l’Armée soviétique est rentrée à Prague, les Russes blancs se sont précipités de partir, y compris vers la Suisse. La même chose à Vienne. Je connais à Genève plusieurs descendants de ces familles. Par exemple maître Tikhon Troyanov, le premier avocat russophone à Genève. Saviez-vous qu’à l’âge de 12 ans il a quitté Vienne et a traversé les Alpes à pied, avec toute sa famille y compris sa grand-mère paralysée ? Le voyage leur a pris cinq jours. La sœur de Vladimir Nabokov, Elena, a pu s’échapper de Prague avec son fils, et son mari, un officier de l’Armée blanche, les a rejoints par la suite. Elle maitrisait six langues et a eu la chance de trouver un travail à la Bibliothèque du Palais des Nations.

Cette première vaque de l’émigration russe a été donc composée, avant tout, des nobles, de l’intelligentsia, du clergé, des fonctionnaires, des militaires gradés. Ces personnes parlaient des langues étrangères, ils connaissaient l’Europe à travers leurs voyages, ils étaient européens dans leur esprit et pouvaient s’intégrer sans difficulté – il suffisait de leur tendre la main.

5 millions (au maximum) en six ans versus 800'000 en quelques mois/semaines… Mais peut-on comparer ces deux vagues ?

La similitude majeure est évidente : personne ne quitte son pays quand il y est bien, quand il s’y sent en sécurité, quand il y voit l’avenir pour soi-même et ses enfants.

La différence majeure mérite d’être soulignée : les Russes blancs soutenaient le Tsar ou le gouvernement provisoire – le régime qui a donc été renversé par les bolcheviques arrivés au pouvoir. Les nouveaux émigrés quant à eux sont, en grande majorité, contre le régime en place et aimeraient qu’il change.

On me demande souvent de décrire cette nouvelle émigration Russe « en deux mots ». Une mission impossible, car elle n’est pas homogène. A mon avis, on peut distinguer trois catégories. La première – les « vrais » dissidents, c’est-à-dire ceux qui ont pris une position publique contre la guerre dès son éclatement malgré d’énormes risques et qui ont aussitôt quitté la Russie. C’étaient, avant tout, les artistes, les écrivains, les journalistes. La deuxième – les déserteurs, c’est-à-dire ceux qui se sont « réveillé » après l’annonce de la mobilisation partielle par le président Poutine. On peut les traiter de trouillards et dire qu’ils sauvent leurs peaux, mais on peut également dire qu’ils refusent tout de même d’aller tuer les Ukrainiens et que mieux vaut tard que jamais. Surtout, qu’il n’est pas encore trop tard, car la guerre continue. Finalement, il y a ceux qui j’appelle les « profiteurs » - ceux qui profitent à fond de tout ce que la Russie peut encore les offrir, tout en ayant des passeports « de secours » dans la poche et des résidences secondaires en Europe et qui se tiennent prêt à retourner leurs vestes quand le moment leur paraîtra opportun. J’espère que personne de cette troisième catégorie ne s’infiltrera parmi ceux qui cherchent aujourd’hui un refuge, pour ne pas discréditer les autres. Mais toutes les trois catégories ont un point commun : encore une fois, ce sont des personnes éduquées qui partent.

… 160 personnes. Je pense que, malgré la surcharge de travail actuelle dont je me rends parfaitement compte, le Secrétariat d’État aux migrations doit être capable d’étudier leurs cas un par un et de prendre des décisions justes. Il ne faut pas avoir peur des immigrés : écoutez la chanson de Charles Aznavour « Les émigrants », tout est dit. Parmi ceux que la Suisse a généreusement accepté au XXème siècle, il a y ceux dont l’association même avec la Suisse continue, aujourd’hui encore, à contribuer à son rayonnement dans le monde entier :  Vladimir Nabokov, Igor Stravinsky, Sergueï Rachmaninov, mais aussi Anna Tumarkina, la première femme professeur en Suisse (une rue à Berne porte son nom), Lina Stern, la première femme professeur de l’Université de Genève, Dr Ekaterina Kuzmina, médaille d’or de la Faculté de Médecine de Lausanne, précurseur de la nutrition saine, tellement à la mode aujourd’hui…. Cette liste peut être prolongée. Et je suis sûre que certains parmi ceux qui, aujourd’hui, frappent à la porte de la Suisse y ajouteront leurs noms.

L’indifférence est le fléau de l’humanité. C’est l’indifférence qui, à travers les siècles, contribue à produire les pires atrocités – de l’Holocauste au génocide du Rwanda parmi les plus proches de nous. Apprenons enfin de l’histoire, car, comme disent les Anglais – there is no fence against ill fortune.

06.10.2022
L’Internat, roman de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan (éd. Noir sur Blanc, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn), est disponible dès aujourd’hui dans les librairies suisses et françaises. J’aime présenter les livres des écrivains contemporains sous la forme d’interview avec l’auteur, ce qui permet non seulement de comparer mon impression de lectrice avec la position de l’écrivain, mais aussi de mieux révéler sa personnalité. J’avais l’intention de faire la même chose avec le roman de Serhiy Jadan, qu’en 2014 j’appelais encore Sergueï, d’autant plus que j’avais déjà écrit plusieurs articles sur cet auteur. Malheureusement, cela n’a pas été possible : Serhiy a refusé de faire une interview en russe. Ma première réaction a été l’indignation : comment était-ce possible ?! Puis j’en ai été attristée, car une interview est avant tout un dialogue, et chaque interview non réalisée est une occasion manquée de s’écouter mutuellement, et peut-être de trouver des points de convergence. Finalement, je me suis demandée si j’avais le droit de juger Serhiy depuis mon bureau genevois, quand lui était à Kharkiv, écrivant, s’exprimant publiquement, organisant un festival littéraire, récoltant de l’argent pour fournir des prothèses à ses concitoyens mutilés ? Non, bien sûr. Et de manière générale, on ne doit juger un écrivain qu’à ses livres, or L’Internat est un livre à part, que tout le monde devrait lire. Au risque de déplaire à Serhiy Jadan, je dirais que son roman est écrit, de mon point de vue, dans la meilleure tradition de la littérature russophone humaniste, telle que l’a fondée Nikolaï Gogol : une grande tragédie est montrée par les yeux d’un « petit homme », exerçant la profession la plus paisible au monde – Pacha, un prof de 35 ans. Il enseigne l’ukrainien, langue dans laquelle il ne parle que pendant les cours à l’école, alors que dans la vie il s’exprime dans sa langue maternelle, le russe. Ce « petit homme » paraît faible et sans défense, mais à mesure que l’histoire se déroule, il acquiert des traits héroïques. Tout comme, en son temps, Alexandre Soljenitsyne avait tenté de faire tenir dans Une journée d’Ivan Denissovitch toute la masse du système des camps soviétiques – vous avez bien sûr compris l’allusion à ce texte historique dans mon titre –, Serhyi Jadan raconte l’horreur inexprimable d’une guerre fratricide à travers trois journées de la vie de son personnage. Il la raconte d’une telle façon que vous dévorez les 260 pages du livre dans un état de tension terrible, presque physique, serrant les dents et écarquillant les yeux. Dans mes publications des derniers mois, je me suis demandée plus d’une fois si les réalités d’aujourd’hui allaient faire éclore de grandes œuvres littéraires. Je pense que L’Internat est la première, même si elle ne traite que du « prélude » de ces réalités. Le livre se déroule en 2015, dans le Donbass, et l’auteur connaît bien les événements décrits, car il vient de là-bas, de Starobielsk dans la région de Louhansk, qui, après le début du conflit militaire à l’est de l’Ukraine au printemps 2014, s’est retrouvé sur la ligne de front. (Et comment ne pas penser ici aux Souvenirs de Starobielsk de Joseph Czapski – impossible d’échapper aux associations d’idées littéraires !) La guerre, qui n’a pas encore débordé des frontières de l’État, a déjà formé des frontières intérieures, et l’une d’elles s’étend tout près de la modeste maison de Pacha, près de la gare ferroviaire, ne cessant de s’imposer dans sa vie sans rien de remarquable : il a un travail qu’il n’aime pas beaucoup, un salaire misérable, un statut d’invalide, une sœur désordonnée, une vie privée ratée, un père âgé et à moitié sourd, pour lequel, comme pour beaucoup de gens de sa génération, « la télévision est devenue la flamme éternelle ». C’est avec les mots du père, ou plutôt, son hurlement, « Va le chercher ! », que commence le roman. Qui doit-il aller chercher ? Sacha, le neveu de Pacha, que sa maman (la sœur de Pacha) a confié à un internat, où notre instituteur va se rendre. Le voyage aller-retour jusqu’à l’internat, qui est situé dans leur ville, à un jet de pierre, se fera en ces fameuses trois journées qui concentrent toute la nouvelle vie des habitants. Elle a radicalement changé pour Pacha, en un temps record : « Un an et demi a passé. Plus personne n’a besoin de cours du soir. Les enfants se sont dispersés. Maryna l’a quitté. Le prof de travaux manuels s’est retrouvé de l’autre côté de la ligne de front. » D’abord avec Pacha, puis avec Pacha et Sacha, le lecteur avance tant bien que mal dans l’obscurité et le brouillard, à travers la ville détruite, mutilée, heurtant des débris de machines, des affaires abandonnées, des cadavres… Avec eux, il se réfugie dans un sous-sol glacé, échappe à une meute de chiens errants, se cache des militaires, observe l’internat dévalisé par les pillards, se fige devant l’avancée d’un tank T-64, se fond dans la foule perdue, en colère, transie de froid, épuisée, une foule qui parle dans un mélange d’ukrainien et de russe, ne comprenant plus où sont « les nôtres » et « les vôtres », et n’essayant même plus de comprendre – voir La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov ! –, ne désirant qu’une chose : atteindre un abri chauffé. « Le froid enlève la sensibilité des mains et du visage, on n’a qu’une envie, se retrouver le plus vite possible dans un intérieur chaud. Peu importe qu’il soit sans lumière et sans eau, l’essentiel est qu’il ne soit pas froid, l’essentiel est de se réchauffer. » Comment, en lisant ces lignes, ne pas penser à l’hiver qui approche ? En compagnie des personnages principaux, le lecteur « discute » avec les femmes et les enfants, les chefs de gare qui se succèdent, les militaires des deux camps, avec un correspondant étranger qui considère leur tragédie comme un simple spectacle. Et nous ne nous étonnons déjà plus que dans les moments les plus critiques, ce soit justement chez Pacha, le « petit homme », que se réveillent des qualités de leader : c’est lui, seul gentleman du groupe, qui aide les femmes et les vieillards à avancer dans la ville nocturne ; lui qui, se présentant comme le « délégué de la communauté», obtient qu’on nourrisse la foule affamée à la gare ; puis il tombe sur un chirurgien d’un hôpital de campagne, argumente avec sa propre mort, maintient un combattant qu’on opère sans narcose, un garçon d’à peine vingt ans. En regardant Pacha, les autres commencent à se souvenir qu’ils sont aussi des êtres humains. Mais que ressent-il lui-même, le « petit homme », pendant ces instants ? « Son cœur se serre, il sent sa tête tourner, titube. Il tente de reprendre ses esprits. Il a l’impression d’avoir à l’intérieur de lui depuis deux jours un ressort en acier qui se tend, grand et froid. Il se tend constamment, chaque minute, chaque seconde. Il se tend jusqu’au bout, jusqu’à la limite. Il se tend, presse contre la poitrine, empêchant de respirer, coupant l’air. » Voilà ce qu’il ressent, après avoir vaincu sa peur viscérale. La guerre est le thème principal, omniprésent, du roman L’Internat. Mais parallèlement à la guerre, nous voyons se développer le thème d’une irresponsabilité générale et d’une responsabilité tout aussi générale : quand personne n’est coupable, tout le monde l’est. Le rôle, traditionnel dans la littérature russe, du jurodiviy, ou du fol-en-Christ accusateur, l’innocent qui révèle que le roi est nu, est tenu par la directrice de l’internat, Nina, qui y a grandi. C’est de ses lèvres que sort la sentence sévère, adressée au lecteur : « Mais vous vous êtes habitué à vous cacher toute votre vie. Vous avez pris l’habitude de considérer que vous n’y êtes pour rien, qu’il y a toujours quelqu’un qui réglera les choses pour vous, que quelqu’un décidera de tout. Non, personne ne réglera, personne ne décidera. Pas cette fois. Parce que vous avez tout vu et que vous saviez tout. Mais vous vous êtes tu, vous n’avez rien dit. On ne va pas vous juger pour cela, évidemment, mais ne comptez pas sur la mémoire reconnaissante des descendants. » Un autre thème essentiel du roman, ce sont les enfants. Nous vivons avec Pacha ses tourments moraux pour ne pas être intervenu quand on a envoyé Sacha à l’internat, et ne pas l’avoir repris plus tôt. Nous comprenons combien il est important pour chaque enfant de savoir qu’on l’aime, qu’on le comprend et qu’on le défend, qu’on ne le trahira ni ne l’abandonnera jamais – or, nous restons tous des enfants tant que nos parents sont vivants. Nous comprenons l’effet destructeur de la guerre sur les enfants qui « ne sont pas nés au bon moment » et sont obligés de mûrir prématurément. Les dernières pages du roman sont écrites du point de vue de Sacha, un merveilleux garçon, sage, fort, aimant, attentif. Adulte. Au grand soulagement du lecteur, tout se termine bien pour Pacha et Sacha : ils rentrent à la maison. Une maison qui sent « les draps propres ». L’odeur de la paix. Mais, je le rappelle, ce n’est que le prélude. Traduit du russe par Maud Mabillard
29.09.2022

Au moment de toutes les ruptures, j’organise un événement qui a pour but de soutenir des jeunes musiciens déplacés en Suisse par la guerre. Son titre est « Musique. Tout simplement ». J’aime les titres simples, avec lesquels tout le monde se sent à l’aise.

L’idée est venue spontanément. Un ami, Jil Silberstein, dont je vous ai récemment présenté un livre, m’a parlé de ses voisins qui ont accueilli une famille d’Odessa, dont Nastia, 11 ans, qui fait du violon. « Elle cherche un professeur de violon. Connaissez-vous quelqu’un ? », me demande-t-il. « Était-elle à l’école Petr Stoliarsky?», demande-je à mon tour, en faisant référence à la célébrissime école pour les jeunes musiciens surdoués qui a été créée en 1933 par le Professeur Petr Solomonovitch Stoliarsky et qui compte parmi ses alumni David Oistrakh et Nathan Milstein. Jil ne le sait pas, il part se renseigner et revient avec une réponse positive. Quelques coups de téléphone, et la solution est trouvée, et quelle solution : Alexandra Conunova, une violoniste de renommée mondiale et une personne au grand cœur, accepte de prendre la petite Nastia sous son aile. Gratuitement, ça va sans dire.

… En bonne mère russe, j’ai tout fait pour que mes enfants excellent dans la musique classique. Sans succès. Mais j’ai gardé le contact avec leurs anciens professeurs, les meilleurs. Et voici que j’apprends que Serguei Milstein, dont la classe au Conservatoire de Musique de Genève est remplie à ras bord, donne, depuis le mois de mai, des cours privés (et gratuits) à la petite Aïa, qui, en Ukraine, n’avait pas de moyens d’apprendre le piano. « Elle est douée et très travailleuse. On a à peine commencé, mais elle peut déjà faire quelque chose », m’assure Professeur Milstein dont le père a fait la gloire du Conservatoire de Moscou pendant plus de 50 ans.

J’apprends aussi que le grand pianiste argentin Nelson Goerner et le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv, qui dirige l’ensemble de l’Académie Menuhin à Gstaad, ont « partagé » entre eux les sœurs Margarita et Elisaveta, de Kharkiv. Professeur Goerner a en plus « récupéré » Katia, élève de la dernière année de l’École centrale de musique de Moscou qui l’a quittée sans diplôme après que sa sœur ainée s’est fait arrêter pour un post anti-guerre sur un réseau social. Rusudan Avalidze Goerner, une accompagnatrice hors pair, accueille tout ce petit monde dans leur maison hospitalière. D’autre part, elle est Géorgienne, c’est donc normal.

Que faire avec tous ces talents ? Un concert collectif. On se met à travailler. Le programme se définit. Je le regarde. L’absence d’une seule œuvre russe me saute aux yeux. Mais je ne dis rien, ce n’est pas le moment. Et voilà que quelques jours plus tard on m'annonce que Darii, de Kiev, pianiste et compositeur âgé de 12 ans et qui se trouve dans la classe de Victoria Shereshevskaya, veut jouer du Prokofiev. Oh quelle joie ! Merci, Darii. Il n’y est vraiment pour rien, le pauvre Serguei Sergueievich, né pas loin de la Donetsk moderne et disparu le même jour que Staline, sa mort étant passé inaperçue.

Sara, Bogdan, Pablo et Theodore se joignent à nous, en signe de solidarité.

Le concept me paraissait très clair. La salle a été réservée, j’ai commencé à envoyer des invitations. A ma grande surprise, j’ai reçu ce message d’une dame suisse, membre de l’Association pour la promotion de la culture russe en Suisse : « Le concert m'intéresse beaucoup, mais je ne comprends pas bien l'origine des musiciens. Ils sont pour la plupart d'origine ukrainienne, pourquoi ? Je n'ai, évidemment, strictement rien contre les Ukrainiens, mais notre association prône la promotion de la culture russe : pourquoi ne pas inviter des russes alors ? »

Que puis-je lui répondre ?! Mais il faut bien répondre, et j’écris : « La grande culture russe est connue et respectée dans le monde entier pour ses valeurs humanistes. C’est pour la promotion de ces valeurs que l’Association a été créée. En tant que sa fondatrice et Russe d’origine, je trouve qu’aujourd’hui chaque Russe et russophile qui se respecte doit faire tout son possible pour maintenir le dialogue. C’est dans ce but que nous avons organisé ce concert ». Oui, c’est ça que je « prône » - le dialogue.

Hier, pendant que j’écrivais ces lignes, un courrier est arrivé d’une autre dame suisse, Anne-Catherine Schmid, âgée de 89 ans, que je n’ai jamais rencontrée. Elle a lu dans Le Temps cet article de Camille Krafft consacré aux médias russophones et elle m’écrit : « Nous qui avons aimé, nous qui aimons la Russie et l’Ukraine, nous vivons cette situation avec une souffrance qui n’a pas de nom. » Puis, plus loin : « Le cœur me dit de vous envoyer, comme symbole, cette petite somme en tant qu’encouragement moral pour que votre projet, Nasha Gazeta, survive ! » Une enveloppe est jointe, avec 100 frs.  Comment ne pas pleurer ? J'ai pris le rendez-vous avec Mme Schmid, pour écouter son histoire russe.

L’existence de Nasha Gazeta au-delà de 31 décembre 2022 n’est pas garantie. Mais dans les mois qui restent je vais continuer à faire tout mon possible pour maintenir le dialogue, verbal ou musical, car c’est ce que je sais faire.

Le concert aura lieu dimanche 16 octobre 2022 à 17h à la Salle des Abeilles (Palais de l’Athénée, 2, Rue de l’Athénée, Genève). Il reste quelques places, pas beaucoup. L’entrée est gratuite mais nous faisons un appel aux dons. Les fonds récoltés seront distribués de manière égale entre les jeunes musiciens participant au concert.

Si cela vous tente, merci de bien vouloir confirmer votre présence avant le 5 octobre 2022 à nadia.sikorsky@nashagazeta.ch. Si vous n’êtes pas en mesure d’assister au concert mais souhaitez faire un don, merci de l’envoyer sur le compte de Nasha Gazeta avec la mention « Concert du 16 octobre » :

NS Connections SA

1208 Genève

Credit Suisse AG Bern

IBAN : CH78 0483 5028 5668 9100 1

Je me réjouis de vous voir et vous remercie d’avance pour votre générosité.

23.09.2022
"Non à la mobilisation, non à l'enterrement"

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.

Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.

Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.

Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.

Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.

Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l'instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » - ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.

« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.

… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.

PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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