« L’Ange de la mort » sur les écrans suisses

24.11.2025
Image tirée du film de Kirill Serebernnikov "La Disparition de Josef Mengele"

Le film de Kirill Serebrennikov, La Disparition de Josef Mengele, présenté en avant-première au Festival de Cannes au mois de mai de cette année et consacré au criminel nazi qui parvint à échapper à la justice, arrive désormais sur les écrans du pays.

À Genève, il a été présenté dans la petite salle du cinéma Grütli qui n’a accueilli qu’une quarantaine de spectateurs. Le fait étonne, tant ce film, bien qu’hors compétition à Cannes, y avait été reconnu comme l’un des plus marquants de la sélection et avait suscité des discussions des plus passionnées. Peut-être le public est-il las des vérités trop effrayantes ? Peut-être les parallèles établis par le réalisateur avec notre époque sont-ils trop évidents ? Peut-être le doigt accusateur de l’Histoire pointe-t-il aujourd’hui trop directement le visage des spectateurs ?

Il n’est plus nécessaire de présenter Kirill Serebrennikov aux lecteurs russophones, ni aux autres : ce réalisateur russe de télévision, de cinéma et de théâtre, lauréat des plus hautes distinctions professionnelles de son pays, chevalier de la Légion d’honneur et commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres, est bien connu en Europe. La Suisse ne fait pas exception : j’ai suivi l’arrivée de ses films sur les écrans locaux, de même que sa mise en scène de Cosi fan tutte à l’Opéra de Zurich. Opposé à l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, Serebrennikov a quitté son pays le 28 mars 2022, aussitôt sa condamnation annulée dans une affaire fabriquée de toutes pièces et son casier judiciaire effacé.

À mon avis, La Disparition de Josef Mengele, dont le tournage a débuté en juin 2023 et s’est déroulé en Uruguay, au Brésil, au Mexique et en Allemagne, est à ce jour le meilleur film de ce metteur en scène et le premier qu’il réalise sans user de la langue russe (remplacée qu’elle se trouve être par l’allemand, l’espagnol et le portugais) et sans acteurs russes. Pourtant, l’interprète remarquable du rôle principal n’est pas inconnu du public russe : l’acteur allemand August Diehl a incarné Woland dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Lokchine. Mais la créature née de l’imagination de Mikhaïl Boulgakov est bien loin du diable véritable. Un tel être, on ne pourrait l’inventer.

Le film s’ouvre dans une université brésilienne, où des étudiants en médecine examinent un squelette sous la direction d’un professeur âgé – scène ordinaire. Sauf que ce squelette ne l’est pas : selon le professeur, il appartenait à Josef Mengele, mort dans un accident de moto en 1943. Hélas, le respectable professeur se trompe : Mengele n’est pas mort. Il a survécu et soigneusement effacé ses traces. Il appartient à ceux que rien n’engloutit.

Image tirée du film de Kirill Serebernnikov "La Disparition de Josef Mengele"

Aucun des jeunes étudiants brésiliens, au reste bien sympathiques ne connaît le nom de Mengele. Il est probable qu’il ne dise rien non plus aux étudiants suisses, français, espagnols, anglais ou allemands, malgré le fait que des sociétés de production émanant des quatre derniers pays cités aient soutenu le film – en témoigne la longue liste de leurs noms précédant le début de l’action. Elle montre combien de professionnels du cinéma ont jugé essentiel le sujet abordé par Serebrennikov.

Wikipedia fournit des informations détaillées sur Josef Mengele, médecin allemand, scientifique-criminel ayant mené des expériences « médicales » sur les détenus d’Auschwitz – autant de malheureux qui lui donnèrent le surnom d’« Ange de la mort d’Auschwitz », Todesengel von Auschwitz. Le film, inspiré du roman documentaire éponyme de l’auteur français Olivier Guez – Prix Renaudot 2017, disponible en anglais et en russe – reflète tous les éléments essentiels de la biographie infâme de ce sadique issu d’une famille aisée, demeurée fidèle au Führer même après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que sa « carrière scientifique ». Le spectateur le voit accueillir en personne les convois arrivant au camp et décider qui sera envoyé au travail, qui servira pour ses expériences et qui sera conduit directement à la chambre à gaz. Il voit aussi son regard repérer dans la foule les jumeaux – objet de son intérêt particulier : on sait notamment qu’il s’essaya à fabriquer des siamois en cousant ensemble des jumeaux tsiganes. Le spectateur aperçoit également un orchestre de musiciens-lilliputiens roumains – les anomalies physiologiques étaient un autre de ses centres d’obsession. Heureusement, on n’entend que racontées – sans pour autant les voir – ses dissections de nourrissons vivants, ses castrations sans anesthésie, ses épreuves inimaginables infligées aux femmes pour tester leur endurance. Les atrocités commises sur des personnes sans défense – et les victimes de Mengele se comptent par dizaines de milliers – frappent davantage encore du fait de la stérilité clinique des « cabinets médicaux » et de la blancheur immaculée des blouses du médecin et de ses assistants, qui semblent avoir même trompé les délégués de la Croix-Rouge n’ayant reconnu leur « impuissance » que bien des années plus tard. https://www.icrc.org/fr/document/le-cicr-1939-45-holocauste

Après la chute du Troisième Reich, Mengele s’est réfugié en Argentine, au Brésil comme au Paraguay, sous les identités de Gregor, Peter ou Don Pedro. Cette fuite, longue de vingt-quatre ans, constitue le thème principal du film : fuite devant lui-même et devant la justice. Mais ce diable en chair et en os n’a rien du romantique « ange déchu, un démon plein de chagrin » de Lermontov : Mengele n’est que cynisme répugnant à l’état pur. Il erre par le monde, toujours accompagné d’une reproduction de la gravure d’Albrecht Dürer intitulée Le Chevalier, la Mort et le Diable qu’il accroche aux murs de chacun de ses refuges temporaires ; accompagné aussi des notes du Tristan de Wagner virant sur un tourne-disque. Il se veut patriote d’une Allemagne puissante et de sa culture. J’espère que personne n’aura l’idée de reprocher à Dürer et Wagner d’avoir été choisis par un tel criminel comme compagnons intimes. Mieux vaut écouter la musique du compositeur russe contemporain Ilia Demoutski, qui retentit dans le film dès que Wagner fait silence et soutient admirablement la tension constante dans laquelle vit Josef Mengele.

Image tirée du film de Kirill Serebernnikov "La Disparition de Josef Mengele"

Malgré les poursuites, les changements d’apparence, de noms, d’adresses et de refuges, rien dans cette production ne relève du policier, pas plus qu’il n’existe la moindre complexité psychologique chez le protagoniste – cet anti-héros. Tout au long du film, tourné en noir et blanc avec à peine quelques touches de couleur, Mengele reste fidèle à lui-même : ses convictions ne varient en rien ; il demeure persuadé d’avoir eu raison, accompli son devoir, œuvré à une « purification » des Juifs salutaire de son pays et de l’Europe entière, et même qu’ « Auschwitz fut une entreprise très rentable ». En vain son unique fils Rolf (interprété par Max Bretschneider) tente-t-il d’obtenir la vérité, un aveu, un repentir – il ne les aura pas.

Grâce à l’immense talent d’August Diehl et à l’excellent travail des maquilleurs, Mengele se métamorphose sous nos yeux : du scientifique soigné, sûr de lui, modèle presque séduisant d’une certaine beauté aryenne, il devient un vieillard bilieux, haineux, paranoïaque et finalement décrépit. La scène où, après ses ablutions, il sort nu (heureusement, vu seulement de dos) dans le jardin et s’approche du mur, est particulièrement forte : on s’attend à voir quelqu’un l’abattre, comme il abattait lui-même ses victimes à l’issue de ses expériences. Mais non, le châtiment n’existe que dans son esprit : de nombreux « garçons ensanglantés » bien connus du Boris Godounov de Pouchkine/Moussorgsky lui apparaissent – les uns affublés de bosses naturelles, d’autres portant les étoiles jaunes cousues sur leurs haillons. Parfois, il croit même voir des agents du Mossad – toujours à ses trousses, ne lui laissant aucun répit, prêts à lui réserver le sort infligé à un autre monstre : Adolf Eichmann. Comme vous le savez certainement, si ce responsable de la logistique de la « solution finale » réussit à échapper au procès de Nuremberg, il fût en revanche retrouvé, capturé par des agents du Mossad le 11 mai 1960 à Buenos Aires où il vivait depuis dix ans sous le nom de Ricardo Klement, puis exfiltré vers Israël, où il fut condamné à mort et exécuté à l'issue d'un retentissant procès tenu à partir d'avril 1961 à Jérusalem.

Kirill Serebrennikov restitue avec finesse et exactitude la vérité historique, laquelle n’est hélas pas synonyme de justice : son anti-héros meurt de mort naturelle, sans jamais répondre de ses crimes. Or ce n’est pas tant qu’il fut chanceux ! Des personnes bien réelles l’ont aidé : des membres de sa famille par loyauté, un jeune hitlérien nommé Wolfgang par idéologie, un couple hongrois par intérêt matériel. Tous ceux qui aident le Crime à échapper au Châtiment en deviennent des complices, assumant par là une responsabilité collective. Tant qu’il existera des individus tirant profit de la souffrance d’autrui, notre monde ne s’améliorera pas ; le Mal ne disparaîtra pas – il ne fera que se tapir dans l’ombre en attendant son heure. C’est là, pour moi, l’une des leçons essentielles du film.

Oui, il est profondément frustrant, assis dans une salle de cinéma, de ne pas voir la punition méritée rattraper Mengele : il faut attendre qu’il crève de lui-même, seul, uniquement entouré de chiens errants. Aussi quitte-t-on le cinéma avec un arrière-goût d’injustice, faute de la victoire tant espérée du Bien. Mais Mengele a néanmoins reçu un châtiment : son nom est devenu un nom commun, synonyme du Mal. Que ce nom soit maudit, aujourd’hui et à jamais.

PS : Le film de Kirill Serebrennikov peut encore être vu au cinéma Grütli à Genève le 25 novembre, puis dans d’autres villes – surveillez les programmes. À ma connaissance, en Russie, aucune sortie en salles n’est prévue.

Commentaires (2)

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federica.brunelli@gmail.com November 24, 2025

Merci pour cette présentation! En France le titre est différent :La Disparition de Josef Mengele et je veux aller le voir!
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Sikorsky November 24, 2025

Merci beaucoup! Le titre est juste, c'est le titre de ma critique qui est different.

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