
Les auteurs n’envoient souvent leurs livres, qu'il s'agisse d'œuvres littéraires ou de recherches scientifiques. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de tous les présenter, c'est pourquoi je sélectionne ceux qui, à mon avis, sont susceptibles de susciter le plus d'intérêt chez mes lecteurs. « Dépotés pour l’éternité. Survivre à l’exil stalinien, 1939-1991 » en fait partie.
Les auteurs de l'étude « Exilés à perpétuité. Survivre à la déportation stalinienne, 1939-1991 », historiens français Alain Blum (directeur de recherche à l’Ined et directeur d’études à l’EHESS) et Emilia Kustova (professeure à l'université de Strasbourg), écrivent dans la préface de leur livre : « La guerre déclenchée par la Russie contre l'Ukraine a fait ressurgir les vieux démons de l’action répressive soviétique. » Cela donne immédiatement le ton et rend évidente la première question à laquelle, comme à toutes les suivantes, les auteurs m’ont répondu ensemble.

Pourquoi aborder ce sujet maintenant ?
Ce livre est l’aboutissement d'un projet débuté par un recueil d'entretiens en 2008. Nous avions alors perçu l'importance de recueillir la parole de témoins avant que toutes et tous ne disparaissent. Nous avions aussi compris l'importance de penser ces déportations comme un moment historique concernant l'ensemble de l'Europe, alors que l'histoire des répressions staliniennes était souvent considérée comme une histoire propre à l'espace qui fut soviétique, espace lointain et étranger. Or l'Europe institutionnelle, l'Union européenne, était dans un processus d'élargissement qui rendait urgente l’intégration de ce passé et de sa mémoire.
Peut-on parler de différence d’approche (lecture des événements historiques) entre vous – un Français et une Russe ? Y-avaient-t-il des points de désaccord durant le travail ? Comment votre travail a été-t-il organisé ?
Nous sommes tous deux historien et historienne français, formés à l'histoire par une tradition historique marquée par l'école des Annales. Ces racines intellectuelles communes ont fait que nous avions, dans l’ensemble, les mêmes approches, la même façon de lire l’histoire. Bien entendu, nous n’avons pas eu la même socialisation dans nos jeunesses respectives, l'une en France, l'autre en Russie soviétique et post-soviétique. De fait, un historien ou une historienne ne peut totalement se départir de son histoire personnelle ou familiale, qui, dans le cas Emilia, fut marquée par des répressions diverses et une occultation partielle du passé tragique ; cette histoire a sans doute influencé certains de ses questionnements. En revanche, nous avons, tous les deux, connu l'extraordinaire ouverture des archives à partir de la fin des années 1990 et la révision radicale du récit officiel, vécues par chacun à sa façon, de l’intérieur de la société soviétique pour Emilia Koustova, ou, pour Alain Blum, en tant que jeune chercheur français qui débutait son parcours d'historien en se plongeant dans les archives moscovites de la statistique soviétique. Ces situations initiales différentes ont abouti au même résultat : l’envie, ressentie par chacun de nous, de mieux comprendre et faire connaître ce 20e siècle soviétique dans sa complexité, ses violences et ses paradoxes.
Plus tard, nos découvertes des archives lituaniennes et ukrainiennes, à partir de 2012-2013, ont sans aucun doute réorienté notre regard, indépendamment de nos origines. Nous avons alors commencé à travailler, d’abord chacun de son côté, puis ensemble, à une histoire des déportations staliniennes que nous voulions placer au croisement de plusieurs approches, échelles, sources : une histoire vécue d’en bas et d’en haut, saisie à travers les voix de témoins et les archives policières, observée à l’échelle de l’Etat soviétique et au niveau de villages. Une fois que nous avons formulé ce projet d’écrire un ouvrage à quatre mains, tout s’est fait de façon assez naturelle : nous partagions le même cadre interprétatif et un bon nombre de questionnements, auxquels pouvaient parfois s’ajouter des interrogations qui étaient propres à l’un ou à l’autre, venant de son expérience professionnelle antérieure et parfois de son vécu. Ainsi, Alain Blum a mis au service de ce projet son outillage de démographe et de statisticien, mais aussi son intérêt pour les trajectoires individuelles et leur inscription dans l’espace, alors qu’Emilia Koustova s’est montrée particulièrement sensible à l’environnement matériel des déportés.
Comment avez-vous rencontré Naum Kleiman, plus souvent cité dans le contexte cinématographique que politico-historique ? Quelle est votre impression de lui en tant qu’un être humain ?
A vrai dire, ce type de rencontre fait partie des inattendus heureux d'une recherche. C'est par l'intermédiaire d'une collègue, aujourd'hui chercheure au CNRS (Irina Tcherneva), qui travaillait alors sur le cinéma documentaire soviétique, que j'ai (Alain Blum) appris le parcours de Naum Kleiman. Nous connaissions aussi sa fille, interprète au Collège universitaire français de Moscou, qui nous a mis en contact. Ce fut une découverte, et l'entretien, mené par Irina Tcherneva et moi-même (Alain Blum), est resté ancré dans nos mémoires, tant ce personnage a été passionnant, d'une très grande sincérité et humanité. Il nous avait reçus dans l'appartement-musée Eisenstein, dont il était un très grand spécialiste, ce qui rajoutait encore à l'émotion.
Tout en compatissant avec les peuples déplacés, vous ne mentionnez que très brièvement, en passant, le rôle des Lituaniens et des Ukrainiens dans l’exterminations des Juifs. Pourquoi ?
Tout d'abord, en tant que chercheurs, nous ne parlerions pas de compassion, mais plutôt d'une histoire qui touche à l'humain. Par rapport à votre question, l'histoire de l'extermination des Juifs est une histoire naturellement immense, essentielle, et la question de la participation des populations d'Ukraine et de Lituanie en fait bien entendu partie. Mais, et nous l'avons bien compris en travaillant sur les déplacements forcés, elle n'est pas liée directement à ces déportations. Staline lance la première vague répressive dans les territoires annexés suite au pacte Molotov-Ribbentrop en 1940-1941, avant la Shoah, et ces déportations touchent d'ailleurs aussi bien les Juifs des États baltes et d’Ukraine occidentale. Les déplacements de masse soviétiques de l’après-guerre, ne constituent pas – à de rares exceptions près – une épuration de guerre, mais s’inscrivent dans la lutte contre l'insurrection antisoviétique et la collectivisation à marche forcée de l'agriculture balte et ukrainienne.
L'histoire de la Shoah en Ukraine et Lituanie est aujourd'hui profondément renouvelée grâce à l'ouverture sans restriction des archives de ces pays (à la grande différence des archives de la Fédération de Russie). Nous pensons en particulier aux archives du SBU en Ukraine et aux Archives spéciales de Lituanie (LYA). Nous travaillons aussi sur ces questions, comme en témoigne par exemple l'article d'Emilia Koustova, publié dans la Revue d'histoire de la Shoah, et qui aborde de front ces questions. Nous nous sommes également intéressés, dans un article récent, aux répressions menées par le régime soviétique contre les survivants de la Shoah en Lituanie. Ces questions sont par ailleurs au cœur de la recherche actuelle que je (Emilia Koustova) mène en Lituanie.
Vous parlez (p. 61) de « changement des étiquettes » qui continue à ce jour. Pensez-vous que l’Occident aurait dû réagir plus activement à la glorification de Bandera et de Petliura en Ukraine afin de priver Président Poutine de ces « jokers » ?
Avant tout, nous ne pensons pas que Poutine ait eu vraiment besoin de ces glorifications pour développer son discours de haine contre l'Ukraine et justifier ainsi son agression. Il n’y aurait pas eu Bandera, il aurait trouvé autre chose ou se serait limité à brandir la menace qui viendrait de l’OTAN tout en continuant à falsifier à son entier profit l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses suites.
Sans doute, l'écriture de l'histoire en Ukraine, soumise depuis 2014 à la menace russe, s’est en partie faite à la recherche de héros, comme ce fut le cas dans bien d’autres pays, au 19e siècle ou plus récemment. Et comme partout, cette quête tend à ne conserver que la dimension héroïque, à l’occurrence leur lutte pour l’indépendance, en occultant leur éventuel côté sombre. On ne peut bien entendu accepter la glorification de personnes impliquées dans la Shoah et dans tout crime de masse, qu’il soit perpétré par le régime nazi ou celui stalinien, par des mouvements nationalistes ou des Etats coloniaux, quelle que soit l’action menée par ces personnages par ailleurs. L’un des rôles de la recherche historique est de jeter la lumière, crue si nécessaire, sur l’ensemble de leur action, y compris en venant contredire ce que le roman national cherche à promouvoir comme récit héroïsant et parfois oublieux du passé. Là, il faut souligner à quel point les historiens ukrainiens sont actifs dans leur volonté de renouveler l’histoire de leur pays en travaillant de façon rigoureuse et sans occulter les côtés sombres, et à quel point les archivistes mènent un travail incroyable pour soutenir cet effort, tout cela sous la menace quotidienne des attaques russes.
Nous estimons que la meilleure réponse que peuvent apporter les pays européens (nous préférons éviter le terme « Occident », qui ne correspond pas aux réalités du monde actuel et qui est, en outre, largement utilisé par la propagande russe pour imposer l’idée d’un « choc des civilisations »), consiste à soutenir le projet d’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne, ainsi qu’à appuyer les forces pro-européennes au sein du pays. Ces dernières défendent les valeurs démocratiques et cherchent à porter un regard lucide sur le passé de leur pays. Elles favorisent une discussion ouverte de celui-ci, sans craindre de mettre en évidence une réalité plus complexe que celle présentée par les forces d’extrême droite. Il est impossible d’imposer de l’extérieur une « vérité historique », mais il est essentiel de soutenir ceux qui, à l’intérieur même du pays, s’efforcent d’étudier et de débattre de l’histoire de manière sérieuse, critique et honnête.
Le processus de la déstalinisation est loin d’être terminé en Russie, bien au contraire. Comment expliquez-vous cela ?
Ce processus n’est sans doute pas allé assez loin au moment qui fut le plus propice à un tel réexamen du passé, dans les années 1990. Malgré le travail essentiel mené par les acteurs de la société civile, en premier lieu les activistes de Mémorial, et par des historiens de grand talent, faute de véritable volonté politique, il n’a été ni assez systématique ni suffisamment profond pour aborder, en impliquant un large public, les questions les plus douloureuses, celles qui concernaient les responsabilités de l’Etat russe, y compris face à d’autres nations ou des groupes ethniques non-russes. Ecrire sa propre histoire, marquée par une grande violence, est toujours difficile et prend du temps (voyez la difficulté, ne serait-ce qu'en France, d'écrire l'histoire de la colonisation et de la décolonisation). Les difficultés sont encore plus grandes, voire insurmontables, quand des obstacles politiques se dressent devant ce travail.
La Russie n'était ainsi pas rentrée suffisamment dans cette écriture, quand un nouveau pouvoir autoritaire a surgi, conduisant à reprendre le récit d’une grande puissance au passé glorieux. Dès les années 2000, l’écriture d’une histoire glorifiant la victoire sur le nazisme s’est accompagnée de la réhabilitation, voire de la glorification de Staline lui-même, en mettant à l'ombre toute la violence du stalinisme. Cette personnalisation est propre à tout pouvoir autoritaire, tel celui de Vladimir Poutine, qui cherche à asseoir encore plus une autorité sans limite sur des personnages historiques présentés comme héros et dont il serait l'héritier, lui permettant de se construire, au même titre que Staline, l'image d'un « Grand chef » vivant. Avec le début de l’agression contre l’Ukraine en 2014, puis une confrontation avec « l’Occident collectif », image construite de toutes pièces par la propagande russe, ce processus révisionniste s’est encore accéléré, porté entre autres par un usage, de plus en plus large, de l'outil répressif.
Comment avez-vous réagi à l’ouverture du monument à Staline à la station du métro Taganskaïa à Moscou, le 15 mai 2025 ?
Nous n'étions pas entièrement étonnés, compte tenu d'une tendance qui a débuté bien avant. Rappelons que la station Kurskaïa avait déjà vu, elle aussi, une de ses sorties se parer d'une citation de Staline, sous prétexte de restauration à l'original. Mais, si ce ne fut pas une totale surprise, cela n’enlève rien de la violence de l'effet produit.
Les historiens n’aiment pas prévoir l’avenir. Et pourtant, comment imaginez-vous la fin de la guerre en Ukraine ?
Comme vous le dites, nous ne prévoyons pas l'avenir. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'aimer ou de ne pas aimer le faire. L'histoire nous montre à quel point l'avenir est imprévisible ! Nous essayons de puiser, dans cette imprévisibilité, un peu d’optimisme, malgré une situation extrêmement difficile. Le courage dont font preuve des millions de civils et de soldats ukrainiens, depuis plus de trois ans, nous impose comme un devoir d’espoir. Devoir d’espoir pour l’Ukraine bien sûr, mais aussi devoir de vigilance face à la montée des extrêmes droites en Europe, favorisée par la Russie. Nous craignons que cet effort de déstabiliser l'Europe unifiée, qui constitue un des buts évidents du Kremlin, puisse aboutir partiellement, alors que nous avons tous et toutes besoin, plus que jamais, d’une Europe forte, libre, qui résiste à des discours ultra-conservateurs niant les évolutions sociales des dernières décennies, et qui refuse toute forme de résurgence coloniale ou impériale.
Plusieurs spécialistes qui ont consacré leurs vies à la Russie – son histoire, culture etc. – se sentent aujourd’hui trahies et me disent que l’avenir de la Russie ne les intéresse guère. Et vous, vous intéresse-t-il ? Comment le voyez-vous ? pensez-vous qu’un jour le peuple russe va rompre son silence assourdissant ?
Nous sentons-nous trahis ? Nous ne pensons pas que le mot convienne. Nous nous sommes intéressés à une histoire d'une grande violence, et nous voyons qu'elle se poursuit, en balayant les espoirs, surgis à la fin des années 1980 et que nous avons partagés avec tant de Russes, mais aussi Ukrainiens, Lituaniens, Kazakhs ou Arméniens. Nous observons avec tristesse et colère (le mot est faible) cette montée de l'autoritarisme, d'un conservatisme extrême, de cette violence sans limite portée contre l'Ukraine et sa population.
L'avenir de la Russie nous intéresse bien entendu, au même titre que l'avenir de l’Europe, de l'Ukraine, de la Lituanie. Historienne et historien, nous avons nous-mêmes, depuis de nombreuses années, porté notre regard sur ces deux derniers pays, nous inscrivant dans un mouvement aujourd’hui souvent évoqué, de décentrement, indispensable pour écrire une histoire qui ne soit pas tendue vers la glorification d’un passé impérial et colonial.
Et que dire du peuple russe ou plutôt de la population de la Russie ? Elle est manifestement diverse, hier comme aujourd’hui. A partir du milieu des années 1980, toute une partie de la société a réagi, parlé et contribué à une nouvelle dynamique, en obligeant les autorités à aller beaucoup plus loin dans leur ouverture, d’abord très timide. Lorsqu'au contraire, un pouvoir autoritaire, devenu dictatorial et ultra-conservateur, a pris en main le destin du pays, sans doute une autre partie de la société s’est placée sur le devant de la scène, et contribue aujourd’hui à ce silence, en effet, assourdissant.