
Dans quelques jours, le 5 septembre à 19 h, j’aurai le plaisir d’animer la première rencontre de la rentrée à la Fondation Jan Michalski. Rencontre donc avec l’écrivaine russe Gouzel Iakhina à l’occasion de la parution – suite à Zouleikha ouvre les yeux et aux Enfants de la Volga –, de son troisième roman intitulé Convoi pour Samarcande. Un ouvrage lui aussi publié par les Éditions Noir sur Blanc, son éditeur francophone, dans l’excellente traduction de Maud Maubillard, - les libraires en Suisse et en France le recevront aujourd'hui.
Gouzel et moi nous sommes rencontrés une première fois en 2017, à Zurich. L’auteure, d’origine tatar, née à Kazan, y présentait Zouleikha ouvre les yeux, son premier livre, écrit à 40 ans – ouvrage alors couronné par les plus prestigieux prix littéraires en Russie et que la célèbre écrivaine Lioudmila Oulitskaïa avait décrit comme « une œuvre puissante qui chantre l’amour et la tendresse à l’enfer ». Le deuxième roman, Les Enfants de la Volga, devait quant à lui recevoir, en France, le Prix du Meilleur livre étranger en 2021. Voici donc le troisième.
Dans une récente conversation avec Gouzel Iakhina qui se trouve à Moscou – vive le Zoom ! - , j’ai suggéré que ces trois livres qui traitent du passé soviétique sous divers angles peuvent être perçus comme une trilogie. Elle a consenti à cette perception, avouant toutefois qu’un quatrième texte était déjà en route. Une tétralogie donc ? N’est-elle pas lassée de ce sujet ? « Pas du tout, a-t-elle répondu. Je trouve ce thème inépuisable, bien que pendant quelques mois après février 2022 mon impression était que tous mes sujets avaient perdu de leur actualité. Puis j’ai eu le sentiment contraire, car l’étude de toutes les dimensions du totalitarisme a repris de l’importance ».
Gouzel Iakhina, qui a dénoncé la guerre mais a préféré de ne pas quitter la Russie « aussi longtemps que ma vie et ma liberté ne sont pas en danger », explique le cauchemar actuel par ce passé soviétique et la peur héréditaire des russes. Franchement, cet argument m’irrite un peu : combien de temps encore pourrons-nous mettre les atrocités d’aujourd’hui sur le dos du passé ? Mais une chose est sûre : dans les trois romans de Gouzel Iakhina on trouve le même antagonisme entre l’homme et l’État ; la même question de la survie et de la préservation de l’humanité dans les conditions inhumaines que connut le pays que dans la Russie contemporaine. Le développement de ce mécanisme de la survie jointe à l’acceptation quotidienne de l’inacceptable finissent par déplacer les normes : l’anormal devient normal. Et s’impose, s’incruste. Ceux qui ne savent pas s’adopter meurent en premier.
Alors que dans les deux premiers romans des groupes ethniques se trouvent au centre de l’attention (les Tatars et les Allemands de Volga, tous deux victimes de la politique stalinienne), le personnage principal du Convoi pour Samarcande est la famine ; cette famine qui, dans les années 1920 et dans la seule région de la Volga touchait plus de quarante-cinq millions de personnes – six fois la Suisse.
Un succinct synopsis du livre se trouve en quatrième page de couverture : « Dans les années 1920, en URSS, la famine fait rage dans la région de la Volga. Le gouvernement soviétique met sur pied des convois d’évacuation pour sauver les enfants. C’est l’un de ces trains que l’officier de l’Armée rouge Deïev prend en charge, avec à son bord cinq cents enfants, qu’il doit acheminer de Kazan, la capitale du Tatarstan, jusqu’à Samarcande. Pour atteindre le Turkestan, terre d’abondance épargnée par la famine, il faut faire un long voyage de milliers de kilomètres à travers les forêts de la Volga, les steppes de l’Oural, puis les déserts d’Asie centrale.
Au cours de ce périple, Deïev et ses passagers rencontrent des femmes et des hommes qui les aident et les nourrissent – héros du quotidien, bandits ou fonctionnaires au double visage. Avec la commissaire Blanche et l’infirmier Boug, il tente de protéger les enfants de la faim, de la soif, de la peur et du choléra. Deïev devra faire face aux fantômes de son passé, aux crimes commis au nom du pouvoir soviétique, et à la cruauté de son pays, pour lequel la vie humaine a si peu de valeur. Par son courage et sa bonté, cet homme sauve des centaines de vies ; en s’élevant contre les crimes de l’État soviétique, il montre un chemin possible vers la rédemption ».
Alexandre Pouchkine affirmait, dans sa « petite tragédie » sur Mozart et Salieri, que la scélératesse est incompatible avec le génie. La bonté de Deïev, est-elle vraiment compatible avec sa cruauté ? Comment les héros de la Grande guerre patriotique pouvaient-ils ensuite se retrouver dans le rôle de surveillants à Goulag ? De nombreux lecteurs russes reprochent à Gouzel Iakhina l’embellissement de la réalité. Lors de notre conversation, elle a avoué que « la mesure de l’horrible » dans le roman a été une de ses principales préoccupations. Les réactions reçues après sa parution l’ont convaincues que la perception de l’horreur est une affaire très personnelle – trop pour les uns, pas assez pour les autres.
Me concernant, je dirai « plus qu’assez ». L’image d’un petit garçon persécuté dans son délire par un pou géant m’a empêché de dormir pendant des nuits… Pourtant, malgré le sujet très douloureux qui s’y trouve abordé, en dépit des détails insupportables dans leur véridicité, ce livre revêt l’aspect d’un conte de fée : au final, le Bien et l’Amour vainquent le Mal. Gouzel Iakhina partage mon analyse en souriant : « Vous avez très bien compris ; pour moi, cette idée est la principale du roman : je veux croire qu’il ne parle pas seulement des atrocités de l’époque et des souffrances des gens, mais aussi de l’humanité comme condition de survie de tout société. Dans mon roman les enfants deviennent la mesure de l’humanité des adultes qui, dans d’autres circonstances, se seraient entretués. Mon roman affirme que la bonté se trouve même dans les cœurs les plus endurcis ; elle peut être réveillée et sauver les vies ».
Voudrions-nous tous croire à cela ?
Préparez vos questions et venez les poser à Gouzel Iakhina le 5 septembre, à la Fondation Jan Michalski. La rencontre se tiendra en russe, avec la traduction simultanée en français assurée par Maud Maud Maubillard. Voici les détails : https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/rencontre-litteraire-avec-gouzel-iakhina
Vous aurez également deux occasions de rencontrer Gouzel Iakhina lors du festival Livres sur les quais ainsi que, le 4 septembre, à la Librairie Payot Lausanne.