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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

22.11.2024

Une fois n’est pas coutume : j’aimerais vous parler d’un livre que j’ai moi-même écrit. Oui, j’ai écrit un roman ! Il conte l’histoire – légèrement romancée, juste ce qu’il faut pour entrainer le lecteur dans la grande et vertigineuse traversée d’un siècle ! – de mon grand-père. D'un homme qui s’appelait Solomon Khromtchenko (1907-2002) et était chanteur d’opéra. Ténor lyrique. Une vedette du théâtre Bolchoï, à Moscou. Cela m’a pris vingt ans pour m’y mettre, mais à présent c’est fait. Un contrat vient d'être signé avec la prestigieuse maison d’édition moscovite « Vremya » dirigée par un certain Boris Pasternak ( ! ). Ceci pour ce qui touche à l’édition en version originale russe. C’est que, malgré l’avis de certaines personnes, il était pour moi important qu’un tel ouvrage paraisse dans ma langue natale… et qu’il puisse être lu par des personnes qui se trouvent encore – pour toujours ? – en Russie.

Un de ses tout premiers lecteurs, l’écrivain Jil Silberstein, m’en a livré l’écho suivant : « La mise en forme de ce récit de vie est extraordinairement vivante et captivante. Ce n’est pas seulement, comme on pourrait à première vue l’imaginer, la vie d’un ténor russe… fut-il prestigieux. Véritablement, à travers le personnage principal des plus attachants, on peut dire que se déroule sous nos yeux, en intégralité, l’histoire de l’Union soviétique – y compris dans ses aspects dramatiques ; voire terrifiants. Histoire de l’URSS, donc. Histoire de ses dirigeants face au monde de la culture placé sous haute surveillance. Histoire aussi des relations entre le Kremlin – et Staline, particulièrement – et les juifs. Le tout conté par d’un « narrateur » formidablement attachant. Super-vivant. Il me faut encore confesser que j’en ai achevé la lecture les larmes aux yeux… après avoir aussi, c’est vrai, pas mal souri, tant l’on s’attache à ce savoureux Solomon Khromtchenko – un homme qui, dévidant la bobine de sa vie mouvementée, refuse pour autant de se camper en héros ».

Dois-je préciser que j’ai achevé la lecture de cette « critique » les larmes aux yeux, moi aussi ?

Solomon Khromchenko dans les années 1930 (© Solomon Khromchenko estate)

De quoi s’agit-il-donc, plus précisément ?

Lorsqu'on partage avec quelqu’un sa vie au quotidien pendant un bon nombre d’années, on pense avoir fini par tout savoir de cette personne ; qu'on peut donc se passer de toutes questions complémentaires. C'est là ce que moi aussi je pensais, ayant vécu vingt et un ans dans le même appartement que mon grand-père, Solomon Khromtchenko (1907-2002), un ténor très populaire du théâtre Bolchoï depuis les années 1930.  Vécu, dis-je, au sein d’un coopératif du théâtre Bolchoï de la rue Gorki, à Moscou. Mes voisins comptaient Emil Gilels et Maya Plissetskaïa, pour ne nommer que deux parmi d'autres artistes « soviétiques » exceptionnels et mondialement connus. Certes, je les ai connus déjà âgés ; toutefois, grâce à eux, le génie est devenu pour moi une chose normale dès l'enfance, et le perfectionnisme professionnel la norme pour le reste de ma vie.

Le grand-père en question a vécu une longue vie inextricablement liée à la musique. Jusqu'à son dernier jour, son principal objectif fut « d'être au niveau du théâtre Bolchoï » où il a travaillé de 1934 à 1956 – une période dorée d'un point de vue artistique mais des plus difficiles de tous les autres points de vue. Par la suite, il a enseigné à l'Institut Gnessin de Moscou, devenu Académie pendant plus de vingt ans, jusqu'à accéder au titre de professeur. Au début des années 1990, nous nous sommes séparés : je suis allée à Paris travailler pour l'UNESCO ; mon grand-père, lui, âgé de 85 ans, s'est rendu de manière inattendue en Israël, où on lui a immédiatement proposé un poste de professeur à l'Académie de musique Roubine de Jérusalem. Il est cependant revenu à Moscou pour y mourir.

Alfredo dans "Traviata", 1937 © Solomon Khromchenko estate

Après sa mort, j'ai découvert dans son bureau deux dossiers identiques, qu'il avait manifestement laissés à la vue de tous. L'un d'eux était enflé, l'autre mince. Lorsque j'ai détaché le ruban du dossier gonflé, j'ai trouvé, rangés par années, des programmes de spectacles auxquels mon grand-père avait participé, celui du premier concert d'après-guerre au Kremlin en mai 1945, des coupures de presse, des documents uniques et des photographies, des comptes rendus de tous ses spectacles, et même des travaux méthodologiques écrits pendant les années d'enseignement. Dans le second dossier, figurait une unique coupure de presse : un article de l’Artiste soviétique de février 1948 signé par lui-même. Je n'y aurais pas prêté beaucoup d'attention s'il n'y avait pas eu le trombone qui y était attaché, retenant un papier sur lequel sa main avait écrit : « Nadia ! Je te demande de comprendre et de ne pas juger trop sévèrement ».

Il m'a fallu plus de vingt ans pour m’y prendre. J'ai dû grandir, faire des expériences et comprendre beaucoup de choses. Alors seulement j'ai réalisé que ce que j'avais devant moi, c’était un matériel d'archives unique laissé par une personne qui, avec le théâtre Bolchoï, avait vécu un siècle tout particulièrement difficile de l'histoire russe. C’est que, sur la scène de ce plus beau théâtre du monde et à travers lui, tout ce qu'il y avait de plus important en Union soviétique s'était déroulé.

À mon avis, ces documents – de même que ce que j'ai pu trouver dans les archives du théâtre Bolchoï et d'autres sources documentaires, dans les souvenirs des pairs de mon grand-père, dans les récits de leurs enfants et petits-enfants – devraient être à même d’intéresser un large public. Tous ceux donc qui désirent en savoir davantage sur l'histoire de l'URSS et sa culture musicale, mais également sur ses chanteurs professionnels, et ceci en vertu du fait que les ouvrages méthodologiques que mon grand-père a consacrés à son travail sur les rôles majeurs du répertoire pour ténor lyrique constituent un outil pédagogique unique.

Lensky dans "Evgeny Onéguine", 1938 © Solomon Khromchenko Estate

Cette biographie romancée de Solomon Khromtchenko, surnommé « le patriarche de la culture musicale russe » dans sa nécrologie publiée dans les journaux, est écrite à la première personne. Dans le sillage du narrateur, le lecteur parcourt une vie inaugurée dans un petit schtetle en Ukraine et qui devait mener grand-père Solomon jusqu'à la scène du théâtre Bolchoï. Jeune encore, on le voit faire la connaissance de ses professeurs d’origine allemande : Mikhaïl Engel-Kron (à Kiev) et Ksenia Dorliak (à Moscou) ; découvrir Moscou au début des années 1930 ; participer au premier concours de musiciens-interprètes de l'Union soviétique en 1933 (celui qui “découvrit”, parmi d’autres, le jeune Emil Gilels) ; passer une audition pour le théâtre Bolchoï en 1934 et finir par maitriser, année après année, entouré de ses remarquables collègues, l’ensemble du répertoire du ténor lyrique. Les dons naturels de Solomon Khromtchenko sont attestés par une ligne postée sur la page qui lui est consacrée à même le site du Théâtre Bolchoï : « Il avait la voix la plus joliment timbrée du Théâtre Bolchoï ». De sa discipline et de sa grande capacité de travail ont résulté sa rare longévité créative : songez qu’il a enregistré son dernier disque – composé des chansons juives – à l’occasion de son 80è anniversaire !

Avec le narrateur, le lecteur vit donc les terribles années 1930. Il observe les persécutions dirigées contre Dimitri Chostakovitch et d'autres compositeurs. Il assiste aux répétitions du Lohengrin de Wagner sous la direction de Sergei Eisenstein en 1940, à propos desquelles presque personne ne sait rien aujourd'hui. Il vit le déclanchement de la guerre à Moscou et l'évacuation du théâtre Bolchoï à Kouibyshev. Il donne des concerts à même le front dans le cadre d'une brigade artistique ; assiste à la première représentation de la Septième symphonie de Chostakovitch en 1942 ; participe en 1943, avec le baryton Alexeï Ivanov, aux auditions des 208 versions du nouvel hymne de l'URSS par la commission gouvernementale dirigée par Vorochilov et Staline lui-même ; participe également à la première réception et au premier concert de l'après-guerre au Kremlin, le 24 mai 1945 ; témoigne de l'arrivée à Moscou du premier ambassadeur d'Israël, Golda Meir, et de la terrible « affaire des blouses blanches » ; assiste au 20e Congrès du Parti communiste au cours duquel a été proclamé la fin du culte de Staline, tout comme aux événements qui ont suivi, ainsi qu’à une représentation de Boris Godounov le 5 mars 1953 – le jour de la mort de Staline ! Il est aussi le premier à entendre le cycle Sur de poèmes folkloriques juifs de Chostakovitch et sa Treizième symphonie. Ainsi jusqu’à 1992.

Recital dans la Philharmonie de Léningrad, 4 janvier 1953. (Archive de la Philharmonie de Saint-Petersbourg)

Écrivant ce livre, j’ai souhaité utiliser la vie de mon personnage pour lever les questions de la place de la culture dans une société totalitaire ; des relations entre l’artiste et le pouvoir ; de l’antisémitisme traditionnel et de celui d’État ; de l’art de survivre dans les circonstances les plus dramatiques tout en préservant sa dignité humaine.

Dans un bref épilogue qui conclut le l’ouvrage, j’évoque – en mon nom cette fois – les dernières années de la vie de mon grand-père. J'explique les raisons de son départ pour Israël et de son retour à Moscou. Je décris la célébration de son 90e anniversaire à Jérusalem, puis à Moscou, et sa dernière prestation publique – à l’occasion de mon mariage à Genève. Il avait alors 92 ans et il avait ébloui avec un “si” de la deuxième octave. C’est ainsi que s’est déroulé son siècle. Le siècle de Solomon.

Le texte est illustré de photos d’archive et de documents uniques ; les QR-codes, eux, permettront au lecteur d’accéder au site dédié à Solomon Khromtchenko et d’écouter sa si belle voix. La plus belle à mes oreilles.  

PS. L’incroyable est qu’avant même d’être publié, le livre dont il est question a commencé à vivre sa vie en me menant, via les traces de mon grand-père, sur des sentiers inattendus. Jusqu’à Bâle. Dois-je songer au deuxième volume ? J’espère que les lecteurs non-russophones pourront, eux-aussi, lire cette histoire – en essayant de comprendre et sans juger trop sévèrement.

Pour finir, je vous invite à écouter une romance de Petr Boulakhov que mon grand-père me chantait quand – chose rare ! – je boudais…

https://solomonkhromchenko.com/lips-that-pout/

12.11.2024
Cadre du film La Patrie (2024)

Ce 18 novembre, l'Université de Genève accueillera le journaliste russe Alexandre Arkhangelski à l’occasion de la présentation de son nouveau film documentaire, tourné en compagnie de Tatiana Sorokina. Détail qui vaut d’être rapporté : le 1er novembre 2024, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie inscrivait le même Alexandre Arkhangelski au registre des agents étrangers.

Au début de cette année, j’ai partagé avec vous le fruit d’une conversation avec Alexandre Arkhangelski, venu à Genève y présenter son documentaire intitulé La Famine. Au terme de la conversation, tous deux avions alors évoqué un autre film : La Patrie, alors en cours d'achèvement, mais dont le personnage principal était déjà connu. Il s’agissait de Giovanni Guaita, un hiéromoine de l’Église orthodoxe russe d’origine italienne qui, une année durant, avait appris le russe en Suisse – y compris avec le professeur Georges Nivat. Au milieu des années 1980, il avait rencontré le père Alexandre Men, un prêtre orthodoxe et théologien russe d’origine juive, qui avait été le premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l’Union soviétique. Le 9 septembre 1990, Alexandre Men était assassiné à coups de hache par des inconnus alors qu'il se rendait à son église. Un meurtre demeure à ce jour impuni.

« Suite à cette rencontre, Giovanni Guaita a tout abandonné et il est parti en Russie, où il est devenu un hiérarque russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, un pays qu'il considérait comme une passerelle entre l'Ouest et l'Est et où il a vécu quelque temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes en provenance de l'Artsakh – soit du Haut-Karabagh – sont réinstallées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle du déluge. Nous sommes arrivés au moment du déluge », me racontait Alexander Arkhangelsky.

(DR)

Or à présent, après avoir vu La Patrie, ce film qui m’a beaucoup impressionné, je ne peux m’empêcher de poursuivre la réflexion : que restera-t-il après nous, si nous ne sommes pas sauvés nous-mêmes ; si le déluge n'est pas après nous ; si nous y demeurons en plein dedans ?

La notion de patrie est différente pour chacun, et elle commence différemment pour chacun. Pour certains de mes compatriotes russes, elle commence – selon la célèbre chanson soviétique tirée du film de Vladimir Basov Le Glaive et le Bouclier – avec les images de l’abécédaire, des camarades d’enfances, les bouleaux etc. .

Pour Giovanni Guaita, la patrie a commencé avec la mer, le soleil et les oliviers de sa Sardaigne natale ; Sardaigne qui, de nombreux spectateurs seront peut-être surpris de l'apprendre, « a joué, avec ses mines, le même rôle dans l'histoire de Rome que la Sibérie dans l'histoire de la Russie ». Oui, il s'avère que le sud-ouest de l'île était le lieu d'exil des criminels politiques. Le père de Giovanni était médecin et profondément croyant. Lorsque les fascistes sont arrivés au pouvoir, il était en faveur de la République, mais contre les communistes ; il concevait l'activité politique comme un service au peuple, à la patrie et à Dieu.

Il est extrêmement intéressant d'écouter les souvenirs du père Ioann, ainsi que Giovanni Guaita, ce moine nouvellement tonsuré, a été appelé le 31 octobre 2010 dans la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Serge, non loin de Moscou. Il raconte que dans son enfance, seuls les fascistes divaguaient sur le patriotisme ; convainquant les gens que les vrais patriotes n'achetaient pas de choses étrangères, leur faisant chanter des chansons idiotes et défiler. « Un patriotisme aussi banal discrédite la notion même non seulement de patriotisme, mais aussi de patrie », dit-il, expliquant ainsi pourquoi sa génération a refusé d'utiliser des symboles patriotiques.

(DR)

Advient la fin du prologue du film, puis nous sommes transportés de la Sardaigne ensoleillée vers une terre moins éloignée de la Russie – à la fois géographiquement et mentalement. Il s'agit de l'Arménie, où le père Ioann joue lui-même le rôle de journaliste, s'entretenant avec des réfugiés d'Ukraine, de Russie et d'Artsakh, cette terre disputée du Haut Karabagh. Tous sont unis, bien que de manière différente, par le même monstre : la guerre. Je pense que de nombreuses personnes méditeront la réponse de l'ancien Premier ministre arménien Armen Darbinian à la question que lui posait le Père Ioann. À propos des sentiments d’un Arménien confronté à la perte de l'Artsakh, ce territoire plus connu sous le nom de Haut-Karabagh, il déclarait: « La priorité de l'être humain était plus importante pour nous que la priorité du territoire. Nous avons gardé l'être humain, nous avons gardé le chrétien en fin de compte, nous avons gardé l’âme. En abonnant le territoire, certes, mais nous avons pris la Bible ».

Il est impossible d'écouter les récits de personnes qui ont tout perdu – et ont perdu la foi en tout – sans avoir des frissons et la chair de poule. Mais les arguments du père Ioann – sur la foi, sur le fait que chaque personne qui répond à l'appel du Christ à « me suivre » devient un réfugié intérieur, sur la patience comme expression de l'amour, sur le fait que Moïse a sorti le peuple de l'esclavage, même s'il n'a pas lui-même atteint la Terre promise – constituent un contrepoids puissant, même pour ceux qui sont éloignés de la religion... D'une manière très subtile, délicate, mais en même temps totalement dépourvue d'ambiguïté, il exprime son attitude à l'égard des événements actuels : « En tant que russophile, je me sens en partie responsable. Mais il suffit de me comprendre correctement. La responsabilité est une chose très sérieuse. Elle est individuelle. Chacun est responsable de lui-même. Mais néanmoins, tout en étant responsable de nous-mêmes, nous devons aussi être responsables pour nos propos ou pour notre silence, pour l’expression de notre accord ou de notre condamnation. C'est très important ». Le père Ioann nous rappelle que la vie continue, que sa beauté perdure, et il déclare être heureux de partager le sort des Russes de la diaspora contraints de s'habituer à des conditions de vie totalement nouvelles.

Alexandre Arkhangelski et père Ioann présentent leur film à Yerevan

C'est également avec un frisson, mais pour une raison différente – soit par crainte pour le narrateur –, que le spectateur écoute les dures paroles du hiérarque à l'encontre de “son” Église – l’Église orthodoxe russe – qui, selon lui, s'est discréditée ; qui n'a pas répondu aux attentes des gens et qui encourage l'orthodoxie « par ordre » ce qui est « extrêmement dangereux ». Malgré tout, le père Ioann n'est pas prêt à abandonner l'Église, comme il ne pourrait abandonner sa mère malade... Il n'incite pas non plus les Russes à abandonner leur patrie, « s'ils ont la force d'endurer ». Et si ce n'est pas le cas, là, alors...

Il convient de mentionner ici le dernier opus du patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies, intitulé « Pour la Sainte Russie : Patriotisme et Foi » et publié en octobre 2024 par la maison d'édition du patriarcat de Moscou. Le chef de l'Église orthodoxe russe y donne sa propre définition du patriotisme, qui consiste pour lui non seulement en l'amour de la patrie et de son peuple, mais aussi en la fidélité aux idées du christianisme. Cette fidélité n'empêche pas le patriarche d'exhorter ses lecteurs à prier pour les autorités russes, le peuple du pays, le président Vladimir Poutine et les membres des forces armées russes, et d'affirmer que l'Église devrait être “mobilisée” avec les forces militaires et politiques de la Russie. Comme à son habitude, le patriarche étaye ses postulats par des citations, en particulier de l'Évangile de Jean : « Voici la vie éternelle - et vous allez à l'exploit, vous donnez votre vie physique, mais souvenez-vous : vous ne périrez pas, vous ne mourrez pas, vous vivrez... ». Je me demande quand les 72 vierges seront ajoutées au “paquet” de la vie éternelle ? Le principal propagateur (officiel) des idées du Christ en Russie réalise que tout le monde ne partage pas sa vision du monde et propose d'éliminer les « pensées diaboliques » de ceux qui ne la partagent pas. Faut-il préciser de quelle manière ?

(DR)

Mais revenons-en à notre père Ioann. Dans les dernieres scènes du film d’Alexandre Arkhangelski et Tatiana Sorokina, se souvenant du Noé biblique de la fin du déluge, il affirme que « nous devons nous aussi nous tenir à la proue du navire de notre vie et espérer que la colombe reviendra avec un rameau d'olivier. Mais en attendant, nous devons créer, créer la paix, car c'est la chose la plus importante... ».

Une fois passées ces paroles, le film se termine avec la chanson La patrie de Iouri Chevtchouk, celle qui parle de la patrie laide, de la vérité aux yeux des putes de l'État, de la foi aux yeux des bourreaux à la retraite et de la confiance faite par le peuple aux salauds.

Il est probable que tous les spectateurs ne seront pas d'accord avec la vision du père Ioann. A commencer par Alexandre Arkhangelski lui-même qui me disait il y a un an : « Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui pense que oui. Ce n'est pas que je nie l'idée même de Patrie, mais celle qui était, porteuse d’une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une lettre minuscule ; le lieu où l'on est né, où l'on a passé son enfance ». Dans tous les cas je suis certaine, que ce film fera réfléchir tous les spectateurs.

Toutes les informations pratiques relatives à la présentation d'Alexandre Arkhangelski peuvent être trouvées ici et la chanson de Iouri Chevtchouk, qu'il a écrite en 1989 sous l'influence du roman de Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, peut être écoutée dès maintenant.

05.11.2024
Photo © Frol Podlesnyi

Le 3 novembre, à l’opéra de Zurich, j’ai assisté à la première de Vivre avec un idiot (Leben mit einem Idioten), l'opéra d'Alfred Schnittke basé sur la nouvelle éponyme de Victor Erofeev, dans une mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Cette production n'a rien d’une coïncidence, mais était au contraire « programmée » : le 24 novembre de cette année, Alfred Schnittke, l'un des plus grands compositeurs soviétiques de la seconde moitié du XXe siècle, aurait eu 90 ans. Il a manqué ce jubilée de 26 ans, étant décédé à Hambourg le 3 août 1998, deux mois après avoir subi une troisième attaque cérébrale massive. Ceux qui connaissent son art n'ont pas besoin qu'on leur en parle ; quant à ceux qui ne le connaissent pas… un seul article ne saurait les y introduire de manière appropriée. Je me contenterai donc de vous rappeler qu'en plus de quatre opéras, trois ballets, neuf symphonies et ainsi de suite, Schnittke a écrit la musique du remarquable film d'Alexander Askoldov, Le Commissaire, basé sur les récits de Vassily Grossman – ce film devait rester banni en l’Union soviétique pendant plus de vingt ans.

L'opéra actuellement joué à Zurich est également basé sur une œuvre littéraire, ce qui n'a rien d'inhabituel : de nombreux compositeurs d’exception se sont en effet inspirés de poètes et d'écrivains remarquables – Shakespeare, Goethe, Schiller, Pouchkine, etc. Cependant, la particularité de l'opéra de Schnittke est qu'il s'est tourné vers une œuvre d'un auteur qui, avec tout le respect dû à Victor Erofeev, ne saurait encore être qualifiée de “classique”, et qu'il a choisi une œuvre très brève. Une histoire totalisant quelques pages seulement. Voici le résumé de son contenu qu’on trouve sur différents sites internet en langue russe : « En guise de punition pour un délit, le personnage principal se voit confier une mission : il doit accueillir un idiot dans sa maison. Après avoir longuement hésité, l'homme choisit le silencieux Vova. Au début, le nouveau locataire se comporte calmement : “il ne fait que traîner ses pantoufles et manger” ; mais bientôt son comportement change à ce point que le protagoniste doit décréter la loi martiale à la maison. » [Remarque importante : Vova est un diminutif de Vladimir.] Il ne s’agit donc pas d’une épopée héroïque. Pas une grande tragédie… même si l'on ajoute que le “délit” en question est un manque de compassion. Une absurdité élaborée à propos d'un idiot avec une grande part d'obscénité et de scènes de ce genre, à la lecture desquelles même le lecteur le moins sensible froncera le nez.

Écrire un opéra sur “ça” ?

© N. Sikorsky

J’ai assisté à des productions d'Ivanov d’Anton Tchekhov, où des metteurs en scène occidentaux qui ne connaissent pas la langue d'Ésope, mais aiment sincèrement les classiques russes, ont campé le personnage principal en banal ivrogne. Ils n'ont pas réfléchi à deux fois, pour ainsi dire, à propose de la raison pour laquelle le dramaturge de génie aurait été inspiré par un personnage aussi médiocre.

Alfred Schnittke, lui, n'avait rien de l’étranger naïf et exalté. Pas plus du reste que Mstislav Rostropovitch, qui, comme on le dit, lui a planté l'idée en tête. Schnittke, Rostropovitch, le célèbre metteur en scène d'opéra Boris Pokrovsky et le célèbre artiste Ilya Kabakov, qui se sont unis pour la première production de l'opéra – dont le livret a été écrit par Victor Erofeev lui-même – maitrisaient parfaitement la langue d’Ésope. Tous ont dû apprécier les codes apparemment simples de l'auteur, né dans la famille d'un diplomate, ayant passé une partie de son enfance à Paris, diplômé de la faculté de lettres de l'Université d'État de Moscou en 1970, puis du cours de troisième cycle de l'Institut de littérature mondiale en 1973, et devenu célèbre en URSS après la publication d'un essai sur l'œuvre du marquis de Sade dans la revue Questions de Littérature… Tout ceci avant d’être et exclu de l'Union des écrivains soviétiques en 1979 pour avoir organisé l'almanach samizdat Metropol où il réussissait à publier sa première œuvre sous un titre aussi expressif qu’intraduisible : Yadrena Fenya. Il est finalement devenu célèbre hors de Russie avec La Beauté russe, un roman datant de 1990, traduit dans plus de vingt langues et devenu un best-seller international. La nouvelle « La vie avec un idiot » était parue exactement dix ans plus tôt, en 1980 – soit au plus fort de la période de stagnation. Autant de faits qu'il importait de rappeler pour se rendre compte du décalage par rapport à l’unique culture décrétée “correcte” de l'époque.

Une éducation philologique ne s'oublie pas, et le récit de Victor Erofeev fourmille littéralement de références aux classiques – du héros de Dostoïevski, tellement flagrant de par le seul titre, au personnage de Yurodivy dans le Boris Godounov de Pouchkine, voire même dans « les poules de bois » du poème de Maïakovski. L'auteur ne cache pas ces emprunts absorbés dès sa petite enfance comme du « petit lait maternel ». (Les lecteurs qui connaissent le langage ésopien devineront immédiatement que l’usage de l’expression “petit lait maternel” n'est pas pour rien ; de plus, ils verront sur l'affiche du spectacle zurichois un rappel à l'image classique du Yourodivy flanqué d’un bonnet métallique sur la tête, telle que créée au théâtre Bolchoï de Moscou par Ivan Kozlovsky, dans les années 1940). Par ailleurs, la mention des poules des bois, qui sont « comme vivants dans la crème aigre », et leur consommation par “Je”, le narrateur, devraient indiquer l'appartenance de ce dernier à une certaine couche de la société… tout comme la mention de la présence de Proust dans sa bibliothèque et l'indication d’une apparence « juive fortement prononcée » en même temps que d'une « aversion pour les étrangers ». Quiconque a grandi en Union soviétique et n'en a pas encore oublié les codes prendra en considération aussi bien la métaphore de la marionnette (que le narrateur se sent être le jour de la « punition »), que l'opposition – dès la première page – du “Je” et du “Ils”, la bissection de tout système totalitaire et bien d'autres choses encore que je vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même. Il est évident qu'Alfred Schnittke, qui déclarait lors du Congrès philosophique mondial de 1985 que l'art est un défi à la philosophie, a élu comme base littéraire de son opéra non une « étrange histoire paillarde » mais une parabole philosophique parsemée d’éléments empruntant à l'absurde – laquelle, à cette époque, était riche dans nos vies. Il a relevé un véritable défi littéraire en décidant d'y répondre dans sa langue musicale.

© N. Sikorsky

Il n’est pas fait beaucoup mention de musique dans le texte de Victor Erofeev. En fait, n’y figure qu'une seule chanson : « Le bouleau », ou « Il y avait un bouleau dans le champ », elle aussi absorbée par mes compatriotes avec ce même « petit lait ». Mais combien parmi eux savent qu’imprimé pour la première fois en 1790 – soit bien avant l’abolition du servage en Russie – par Nikolaï Lvov et Ivan Prach dans un recueil de chansons folkloriques russes, le « Bouleau » était le principal symbole de la semaine de la Rusal, au cours de laquelle les anciens Slaves commémoraient les morts ? Quant à l'expression « écorcer le bouleau blanc », chantée par les générations successives de descendants de ces anciens Slaves, elle trouve très probablement son origine dans ce rite au cours duquel, notamment, on écorçait le bouleau, en courbant son tronc vers le sol et en l'entrelaçant avec de l'herbe. Est-il besoin d’un “décryptage” ? Il s'avère qu'avec le « petit lait », les Russes absorbent non seulement la mélodie simple avec ses danses rondes, mais aussi cet “écorçage”, sans avoir la moindre idée de ce qu'ils chantent.

Cette chanson folklorique fut à plusieurs reprises utilisée par des « compositeurs classiques ». Mais alors que Tchaïkovski, dans le quatrième mouvement de sa Quatrième symphonie, et Glinka, dans Tarentelle, l'ont intégrée à leur musique en tant que telle, dans l'opéra inachevé de Chostakovitch intitulée Le grand éclair, elle sonne à la manière d’un sarcasme mâtiné de grotesque. Il en va de même pour Alfred Schnittke. Schnittke a d'ailleurs souligné l'état d'esprit particulier et démoniaque qu'il ressent dans cette mélodie : « ... pour un Russe, c'est un drame cruel de l'absurde, qui se déroule devant les yeux avec tout son éclat profane. Mais en tout cas, il y a une image du mal satanique rampant, éternel par nature, mais meurtrier et agressif dans la patrie de la chanson “Il y avait un bouleau dans le champ”, et dont même Tchaïkovski n'a pas pu faire un symbole positif en musique... ». Voilà pour le « luli luli ». (Pour rendre la chose encore plus convaincante, une impressionnante bûche de bouleau est portée à travers la scène pendant le spectacle). Outre ce motif familier, l'auditeur sensible entendra dans le « collage polystylistique » – comme les musicologues appellent souvent la musique de Schnittke – des citations de la Passion selon saint Matthieu de Bach, de l'Internationale communiste, du magnifique Tango des années 1930, parfois inclus dans les programmes de concert comme un numéro indépendant, de même que des échos de Mahler, Chopin, Chostakovitch...

© Monika Ritterhaus

Comment donc faire saisir toute cette polyphonie littéraire et musicale, avec tous ses sous-textes et ses nuances, à un auditeur/spectateur moderne, voire étranger, alors que même aux jeunes Russes, qui n'ont pas vu les réalités soviétiques, il faudrait expliquer bien des choses ?

Cette question quasi rhétorique me permet de passer – oui, enfin ! – à la “lecture” qu’ont fait les auteurs de la production de l'opéra de Schnittke à Zurich, trente-deux ans après sa création, avec l'aide des grands artistes susmentionnés, au Théâtre d'opéra et de ballet d'Amsterdam le 13 avril 1992. Une création de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam avec, au pupitre, Mstislav Rostropovitch lui-même, et dont Sony Music devait plus tard mettre sur le marché un enregistrement “live” de la première. Précisons que le succès de cette première production se mesurait déjà au fait qu'en 1993, elle était montée à Vienne ; la première en Russie fut, quant à elle, présentée le 30 juin 1993 au Théâtre de musique de chambre de Moscou, dont le créateur et directeur de l'époque était Boris Pokrovsky. Les critiques partiellement éclairés de l'époque y avaient vu « une allégorie de l'oppression soviétique ». Oui, il y a aussi de cela, bien sûr.

Kirill Serebrennikov, qui revient à l’Opernhaus Zurich après le succès de son Cosi fan tutte en 2018 a travaillé sur cette production à la fois comme metteur en scène et comme designer, avec ses collègues – la scénographe Olga Pavlyuk ; les costumières Tatiana Dolmatovskaya et Shalva Nikvashvili. L’équipe de production comprenait également l'éclairagiste Frank Evin, le vidéaste Ilya Shagalov, le chorégraphe Evgeny Kulagin et d'autres encore. Il n'est pas exagéré de dire que, d'un point de vue musical et artistique, le directeur musical Jonathan Stockhammer et l’ensemble des solistes – Bo Skovhus (Je), Matthew Newlin (l'Idiot), Susanne Elmark (l'Épouse), Magnus Piontek (le Gardien), Birger Radde (Marcel Proust), Campbell Caspary (le Double de l'Idiot) – étaient au sommet de leur art. Il convient également de mentionner le chœur, qui s'est acquitté avec brio de la musique extrêmement difficile de Schnittke, de même que l'orchestre, dont certains musiciens jouaient depuis les loges du premier gradin. Le public a particulièrement applaudi Mykola Pososhko, le garçon aux cheveux longs et aux lunettes – l’interprète, depuis la scène, du violon solo dans « Tango ».

© Frol Podlesnyi

Pour ce qui est du “reste”, Kirill Serebrennikov répond lui-même partiellement à la question : « Dans notre production, nous supprimons les références au contexte post-soviétique, les allusions “léninistes”, et ainsi de suite ; elles ne seraient pas très claires et il faudrait beaucoup de commentaires et de références à Wikipédia pour expliquer ce que tout cela signifie. Nous rendons l'histoire plus compréhensible pour un public européen ; les artistes chantent en allemand et non en russe. Nous racontons l'histoire d'un couple moderne, d'une famille moderne – ce qui, bien sûr, aide le public à trouver des similitudes avec sa propre vie ».

A mon humbée avis, le sujet est plus grand qu'un couple. Même interprété en allemand, le texte reste celui de Victor Erofeev, et le rejet des allusions léninistes (le rêveur hirsute du Kremlin a remplacé sa casquette par un bonnet noir tricoté, comme Kirill Serebrennikov lui-même) n'a pas fait modifier le nom de l'idiot, Vova. J’ignore donc quelles associations les spectateurs feront avec ce Vladimir-là. Me concernant, je considère le passage à l'allemand comme une concession au public, destinée à l'aider à mieux comprendre ce qui se passe, et à permettre à l'équipe de production de consacrer plus de temps à d'autres problèmes. Or il y en a eu beaucoup.

À mon humble avis, Kirill Serebrennikov a dû faire face, outre à toutes les autres difficultés liées à une production de qualité, à une complication dictée par les lois de notre époque politiquement correcte. Après tout, quelqu'un qui n'aurait rien compris pourrait intenter un procès pour avoir vu insulter sur scène les droits des personnes handicapées et s'être vu moqué d'elles… ce qui, bien entendu, n'a pas de place dans ce spectacle ! Mais c'est peut-être pour cette raison que le lieu principal de l'action a été déplacé de l'asile de fous, où “Je”, le narrateur, vient choisir sa “punition”, à une galerie d'art. Autre détail : le fait est que le mot idiotie – qui désigne le degré le plus profond de retard mental, accompagné d'une absence de parole et de pensée – signifie, dans la traduction du grec ancien qui l'a donné au monde, «vie privée ; ignorance ». Et si nous nous rappelons qu'Ésope était justement un Grec des temps anciens, nous pouvons construire une chaîne logique qui nous conduirait au constat que l'ignorance dans sa manifestation extrême est tout à fait proche de l'idiotie clinique – laquelle, hélas, ne peut être guérie.

© Frol Podlesnyi

C'est exactement le cas d'Idiot-Vova. Son vocabulaire se limite à une seule interjection : “Эх” en russe… laquelle, bien sûr, peut exprimer toute une gamme de sentiments mais atteint rapidement ses limites. (“Åch ! Åch ! Åch !” – les mélomanes zurichois lisent les sous-titres en allemand. “Ech ! Ech ! Ech !” – ils vérifient la traduction anglaise par rapport à l'original). En même temps, le Charikov de Cœur du chien de Mikhaïl Boulgakov, ce cabot devenu humain dont on se souvient également en regardant le spectacle, n'arrive pas à la cheville du Vova de Erofeev en termes de puissance quant à sa nature déchaînée – un bichon à côté d'un Rottweiler. « Il s'est avéré être fort, ce Vova, et il s'est moqué de la loi martiale déclarée à son encontre. C'est lui qui a déclaré la loi martiale contre nous : moi, un homme très pacifique, un pacifiste convaincu », écrit Erofeev. Et comment le « pacifiste convaincu » réagit-il au fait qu'un “idiot” endémique couche avec sa femme, amatrice de Proust, dans son propre lit ? Il se bouche les oreilles avec du coton ! Salutations du « peuple silencieux » d'Alexandre Pouchkine, la grande finale de Boris Godounov !

La représentation scénique de la sexualité, très présente dans le court texte d'Erofeev, a constitué une autre tâche difficile pour l'équipe de mise en scène. C'est du moins ce que nous pensons. En son temps, l'auteur a avoué : « J'ai une très bonne attitude à l'égard du sexe et je l'accepte également dans la littérature. Mais la qualité d'un livre ne doit pas dépendre du nombre de scènes intimes. Dans la littérature, le sexe est une composante du livre, à travers laquelle l'auteur communique avec le lecteur. La littérature ne doit pas avoir peur du sexe ». Une littérature où le lecteur se dessine des images à sa mesure, peut-être pas ; mais une scène où tout doit être dépeint, ou au moins clairement suggéré ? L'introduction du sosie de l'Idiot, dont le rôle lors de la première représentation fut interprété, nu, par le magnifique danseur Campbell Caspary aux cheveux de lin et à la silhouette digne d’un discobole d'un parc soviètique, voire d’un dieu païen des slaves anciens, a été une merveilleuse trouvaille. Personne dans l'assistance n'a semblé surpris de voir que non seulement l'Épouse, mais aussi “Je” ne pouvait résister à un tel don de la nature, bien qu'il n'y soit pas parvenu tout de suite, mais qu'il ait franchi – en quelques minutes de l’action scénique – toutes les étapes… du dégoût à l'admiration. En pleine conformité avec le texte, que je préfére ne pas citer faute de la traduction disponible. Mais j’avoue m’être réjouie du fait qu'il n'y ait pas eu de représentation naturaliste sur scène d'« hommes maigres et joyeux avec des trous du cul déployés ».

La finale ovationnée! © N. Sikorsky

L'idiotie est contagieuse. Et voici que c’est l’Épouse qui se prend à déchirer rideaux et livres et à faire ses besoins sur la moquette, ce qui finit par avoir raison de la patience de son mari et de l'Idiot (les deux idiots ?). « Alors nous l'avons battue, pas très douloureusement, nous l'avons déshabillée pour nous amuser et nous l'avons battue, en riant de ses seins stupides, qui sautaient de haut en bas de façon spectaculaire pendant que nous la battions, mais, cependant, elle s'est évanouie – et les seins sont devenus tout à fait stupides, et nous avons même pleuré de leur stupidité irrévocable »… lisent les spectateurs, la tête penchée en arrière. Je me demande s'ils éprouvent de la compassion et s'ils se souviennent que c'est de l'absence de compassion que “Je”, l'idiot, paie.

Dans le final, “Je”, qui a récemment mangé des poules de bois à la crème et parlé de Proust, chante « Le bouleau » en fausset dans la sécurité d'un asile de fous. Il a, pour sa part, été bien écorcé. L'idiot Vova a gagné. Et a disparu. Peut-être a-t-il trouvé une nouvelle famille d'accueil ? Il est un peu dommage que le cri de l'âme folle de “Je” « Rendez-moi mon châtiment ! », une sorte d'« écho tordu » du «Laissez-moi ma vie idéale » de Stendhal, n'ait pas été entendu dans le spectacle. Il me semble important, s’agissant de comprendre le masochisme héréditaire du peuple, qui endure tous les outrages qui lui sont infligés, et en demande toujours plus. Oui, les idiots naturels, ces malades sans défense méritent notre compassion sincère et inconditionnelle. Et des conditions dans lesquelles ils ne peuvent pas se faire du mal ou en faire à d'autres. Mais ceux qui se laissent sciemment et volontairement transformer en idiots ne méritent que le mépris.

J’ignore ce que le public étranger et les russophones qui n'avaient pas lu le texte – et qui étaient nombreux dans l'assistance – ont compris ou non. Je ne doute pas que ce spectacle, assurément talentueux, suscitera des réactions diverses et, comme toujours, je vous invite à vous faire votre propre opinion en le visionnant.  

La salle de l'Opernhaus Zurich vue depuis la scène © N. Sikorsky
18.10.2024
Natalia Ivanova Photo © Nashagazeta

Natalia Borisovna Ivanova n’est pas une inconnue en Suisse, et non pas seulement au sein du Cercle russe où elle est déjà intervenue à plusieurs reprises. Le fait qu'elle soit à la fois une figure importante du processus littéraire contemporain et une autorité en général vient d’être notamment prouvé par le fait que six professeurs de l'Université de Genève et une de l'Université de Lausanne étaient assis dans l'auditorium du Boulevard des Philosophes… et qu’ils prenaient assidûment des notes sur son récit. Moi de même !
 
L'invitée a été présenté par l'un des fondateurs du Cercle russe, le célèbre professeur slaviste Georges Nivat. Son discours d’introduction, d’à peu près un quart d’heure, pourrait être publié comme un essai en soi : « Sur la vie et l'œuvre de Natalia Ivanova ». Il a en fait une présentation fort cordiale : oui, leur amitié dure depuis 35 ans, et ils ont en commun beaucoup de souvenirs, depuis leurs nombreuses rencontres aux quatre coins du monde jusqu'à leur « sortie commune dans l'espace », lors d’une conversation avec un astronaute – fan de Boris Pasternak !

Natalia Ivanova et Georges Nivat © NashaGazeta

 
« Bien sûr, je ne l'expliquerai pas aux personnes présentes ce qu’est la langue d'Ésope, cette écriture secrète présente presque constamment dans la littérature soviétique et post-soviétique. Il s'agit d'un contrat de compréhension entre l'écrivain et le lecteur, selon lequel le lecteur est capable de lire entre les lignes, et l'écrivain est capable d'écrire de manière à ce que le lecteur, entre les lignes, comprenne le sens de ce qui est dit ». C'est par ces mots que Natalia Ivanova a ouvert sa conférence, attirant l'attention du public sur le livre récemment publié de feu Lev Losev : La langue d'Ésope dans la littérature.
 
A mon tour, je ne vais pas expliquer à vous, mes lecteurs, ce qu'est la langue d'Ésope, et me contenterai d'ajouter à cette « non-explication » de Natalia Ivanova que le poète et fabuliste grec Ésope, qui vraisemblablement vécut vers 600 avant J.-C., était un esclave de par son statut social, et qu'il ne pouvait donc critiquer ses maîtres dans un texte ouvert ; qu'en conséquence il choisit de remplacer les personnes par des animaux aux caractéristiques correspondantes. Les disciples les plus évidents de ce Grec des anciens temps sont sans doute Jean de La Fontaine pour les francophones et Ivan Krylov pour les russophones ; deux écrivains qui, bien que n'étant pas des esclaves, ont rattrapé – et même dépassé – leur maître. Ésope, toutefois, a d'autres adeptes, et ils sont très nombreux. Dans la littérature russe, la tradition qui vise à utiliser la langue d'Ésope a commencé à prendre forme à la fin du XVIIIe siècle – c'est-à-dire à partir du moment où Catherine la Grande a officiellement établi l'institution de la censure et la profession de censeur. L'expression même de « langue d'Ésope » a été utilisée pour la première fois dans mon pays par Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, un grand maître de cette technique. L'expression et la technique littéraire qu'elle désigne ont pris racine, du fait que l'esclavage intellectuel n'avait pas disparu en 1861, avec l'abolition du servage ; aussi fallut-il trouver des moyens de contourner les nouvelles interdictions et les nouveaux obstacles.
 
La conférence de Natalia Ivanova s’avéra être un cours magistral, non seulement du point de vue de la maîtrise de la matière, comme on le dit souvent, mais de l’impression d’y vivre. Transitions faciles et naturelles d'un nom illustre à un autre ; abondance de citations, de parallèles subtils, de comparaisons et d'oppositions ; soin apporté à mener l'auditeur vers des conclusions apparemment évidentes... J’ignore ce que les professeurs présents auront écrit à ces propos ; il reste que les « simples mortels » présents dans l'auditoire auront noté les noms d'auteurs et d'œuvres qui avaient peut-être échappé à leur attention, mais qui figurent désormais sur la liste des lectures obligatoires. De mon côté, écoutant Natalia Ivanova, me sont revenus les cours sur la littérature grecque ancienne du professeur Elizaveta Kouchborskaïa : nous avions l'impression qu'elle venait à l'auditorium Communisticheskaya (Communiste) de la Faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou juste après une causerie avec Homère (ou Ésope), et qu'elle était impatiente de déverser sur nous, étudiants, les dernières nouvelles sur les aventures d'Ulysse. Or des nouvelles, il y en avait.
 
Et c'est ce qui s'est passé ici, à Genève. Le premier auteur mentionné par Natalia Borisovna est Iouri Trifonov, le héros de son premier livre et de sa thèse de doctorat : bien qu'aucun des romans de Trifonov publiés de son vivant ne mentionne Staline, tous les lecteurs savaient exactement de quoi il s'agissait.
 
Le processus de contournement de la censure s’est introduit dans la littérature russe moderne en 1921, année où Evgueni Zamiatine a écrit son roman Nous autres. Mais comment et par quels moyens ? « Bien sûr, par les moyens propres à chaque écrivain », explique Natalia Ivanova. « Dans de nombreux cas, la censure les décelait et retardait de plusieurs mois la parution des revues. Mais dans le théâtre de Youri Lioubimov, par exemple, on montait des pièces dans lesquelles ce qui était soigneusement caché était immédiatement perçu par le public, tout en échappant aux censeurs ; aussi la pièce avait-elle le droit d'exister. Il en résulte que les écrivains ont en quelque sorte négocié avec le temps – et pas seulement avec le lecteur –, élaborant une stratégie de comportement et des tactiques de relations avec le lectorat ».
 
Pour donner suite à ces propos, Natalia Ivanova a récité, dans l'auditorium de l'Université de Genève, le poème « On ne choisit pas le temps » d'Alexandre Kouchner ; une œuvre datant des années 1970, qui utilise de manière transparente la langue d’Ésope. « La langue d’Ésope parle ici du stoïcisme que doit posséder une personne vivant dans un pays à l'époque soviétique ».
 
Dans une réponse inattendue à la tactique de Kouchner, le futur Prix Nobel de la littérature Joseph Brodsky a écrit sa « Lettre à une oasis », qui commence par « Ne vous occupez pas de moi » et qui est également rédigé en langage ésotérique. « Il est intéressant que Brodsky s'adresse à Kouchner par le biais de métaphores, d'allusions, d'images de fables, alors qu'il n'était pas du tout obligé d'utiliser la langue d’Ésope, mais qu'il pouvait dire directement ce qu'il pensait. On sait que, dans l'un de ses essais, Brodsky a fait l'éloge de la langue d’Ésope qui permettait un contrôle artistique de sa propre pensée et donnait des résultats artistiques remarquables, y compris dans la littérature de la période soviétique, comme dans la période post-soviétique », a commenté Natalia Ivanova, en passant tout naturellement au Sauf-conduit de Boris Pasternak dans lequel, en 1929-1930, cet autre Prix Nobel parle de sa vie en décrivant Venise. Dans la traduction qu’en donne Michel Aucouturier, la citation est la suivante : « Tout autour des gueules de lion, qui vous hantent partout, qui fourrent leur nez dans tout ce qui est intime, qui flairent tout – des gueules de lion qui engloutissent une vie après l’autre dans le secret de leurs tanières. Tout autour le rugissement de lion d’une fausse immortalité, que l’on peut imaginer sans rire parce que tout ce qui est immortel est entre ses mains et solidement tenu en laisse par ses griffes de lion. Tout le monde le sent, tout le monde le tolère ». 
 
Détail piquant, qui vaut d’être relevé : dans la traduction du même Sauf-conduit due à Nathalie Azova et publiée en 1959 par les éditions Buchet-Chastel, ces lignes manquent !
Une gueule de lion à Venise © NashaGazeta

 
Ceux qui sont allés à Venise ont vu, bien sûr, ces gueules de lion, entre les bouches fendues desquelles les bons citoyens étaient invités à déposer des dénonciations contre ceux qui n'honoraient pas la sainte Église. « Les rédacteurs du magazine Zvezda, qui a publié Sauf-conduit, en ont parfaitement compris le sens », souligne Natalia Ivanova, qui cite également Le Tireur, un poème de Boris Pasternak sur le suicide imprégné de la langue d’Ésope, et qui contient ce vers poignant ici traduit par Armand Robin : « Accorde-moi d’être un bond au-dessus de la mort ignominieuse. »
 
« La langue d'Ésope peut aussi se cacher derrière une traduction littéraire », rappelle Natalia Ivanova, citant l'exemple du poème d'Anna Akhmatova : A la manière de l’arménien (« Je viendrai dans ton rêve comme un mouton noir"), écrit alors que son mari, le poète Lev Gumilev, était de nouveau emprisonné, et qui fut imprimé seulement après sa mort, en 1966, dans le magazine Radio et Télévision. Pourquoi ? – mystère.
 
Natalia Borisovna a également rappelé qu'en 2025, nous célébrerons (« ou nous nous souviendrons ») le 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s'est tenu à Paris du 21 au 25 juin 1935.  Un Congrès au cours duquel Boris Pasternak a prononcé la phrase légendaire : « La poésie est couchée dans l'herbe... » ; sur quoi la salle s'est levée. Puis, il a appelé, non pas à l'unification, mais à l'indépendance de la personnalité créatrice. « Ceux qui l’ont compris, l’ont compris ».
 
« Le silence de nombreux écrivains dans les années 1930 était un signe de désaccord avec ce qui se passait, tout comme leur changement de genre habituel était une forme d'expression de leur position », affirme Natalia Ivanova ; et j’entends dans cette déclaration une réponse à ceux qui, sans risquer de s'en prendre aux “classiques”, jettent facilement la pierre à leurs contemporains qui se trouvent aujourd'hui dans une situation similaire.
Natalia Ivanova © NashaGazeta

 
Boris Pasternak et Le Docteur Jivago ; Anna Akhmatova et Poème sans héros ; Andreï Platonov et sa critique littéraire ; Iouri Tynianov et Le lieutenant Kijé ; le livre d'Arkadi Belinkov sur Iouri Tynianov, dans lequel l'auteur « invente la langue d’Ésope du second degré », de même que sa Capitulation et mort de l'intellectuel soviétique sur Iouri Olecha ; le poème Dégel de Nikolaï Zabolotski, publié dans le n° 10 de la revue Novyi Mir de 1953… Ce ne sont là que quelques-uns des « crypteurs » littéraires énumérés par Natalia Ivanova, auxquels ont été ajoutés les noms de crypteurs au théâtre - Youri Lioubimov, Anatoli Efros, Gueorgi Tovstonogov avec son brillant Malheur d'avoir trop d'esprit de 1962, dont on peut trouver un enregistrement sur Internet – un chef d’œuvre. La langue d'Ésope et les textes écrits par son entremise pouvaient être perçus par les Occidentaux comme une manière servile d'écrire ; en revanche, pour le public qui les lisait et les déchiffrait en Russie, ils constituaient, pour reprendre le titre du roman de Boulat Okudjava, « une gorgée de liberté », car ils signifiaient : « Je suis un homme libre, je peux lire le message qu'un autre homme libre a crypté et m'a fait parvenir ».
 
Cette phrase clé de la conférence de Natalia Ivanova a été suivie d'une nouvelle liste de noms et de titres – chacun accompagné de commentaires très intéressants. Evgueni Markin et son poème Le baliseur, avec le héros Isaich, clin d’œil à peine camouflé à Alexandre Soljenitsyne ; les fantaisies historiques de Boulat Okoudjava et le roman de Iouri Davydov, Le temps sourd de la chute des feuilles ; le roman de Youri Trifonov, Impatience, datant de 1972 ; Fazil Iskander et sa Constellation de Kozlotur, son rire contre la peur et l'invention du concept de “stagnation” dans le sens du « temps dans lequel nous nous trouvons debout » ; Gueorgui Vladimov et son Fidèle Rouslan ...
 
« Le début de la période de la “perestroïka et de la glasnost” a été, d'une part, une période euphorique, car toutes les œuvres du passé – soit rognées, soit à moitié ou complètement interdites – ont été imprimées, et d'autre part la prose elle-même est passée au discours direct », note Natalia Ivanova, qui cite les romans de Sergei Kaledine ; elle admet, ce faisant, que « ce discours direct a donné au lecteur beaucoup moins que, par exemple, les récits de Vladimir Makanine, qui lui a continué à écrire en langue d’Ésope ». Dans l'un de ces récits intitulé « Trou d’homme », le héros, qui s'écorche la peau, descend par une trappe sous la surface d'une ville pleine de dangers, où circulent les miasmes des ordures, et se retrouve dans un monde où il fait clair, chaud et confortable, contrairement au terrible monde d'en haut – sauf qu'il n'y a pas d'air. Le héros s'en rend compte et, s'écorchant une fois de plus la peau, il remonte à la surface. « À mes yeux, Makanine avait besoin d'une allégorie très compréhensible ; l'histoire est peut-être encore plus pertinente aujourd'hui qu'en 1991, lorsqu'elle a été publiée », déclare Natalia Ivanova. Elle poursuit : « Le langage de la fiction post-soviétique est différent ; il est facile ; il est compréhensible pour tout le monde. Même si le texte fourmille de nouvelles idées progressistes, il se caractérise par une narration de la vie quotidienne, une composition lexicale limitée, une syntaxe simple et l'utilisation de mèmes soviétiques et de la mémoire culturelle collective soviétique ». Cette littérature est d'ailleurs abondante, « à commencer par Viktor Pelevine, qui s'appuie sur ce type de techniques » par opposition à « Mikhaïl Chichkine, dont les romans sont tous écrits d'une manière complètement différente ». Par ailleurs, dans le livre allégorique de Pelevine, La vie des insectes, tous les « problèmes de société décrits sont cryptés afin, à mon avis, de renforcer l'écho artistique, de sorte que le texte ne soit pas perçu uniquement comme un simple coup d'un soir ».
 
Les noms de Maria Stepanova et de Fokus, son roman plein de sous-entendus ; de Vladimir Sorokine et de son style incroyablement riche ; de Denis Goutsko et de son roman Le Russophone ; de Roman Sentchine et de son langage plutôt direct, sans fioritures ; des poètes Sergueï Gandlevski, Mikhail Eisenberg et Youri Gougolev… tous ces noms ont été ensuite mentionnés dans l'auditoire de l'UNIGE.
 
« La fixation du désespoir dans un langage ésopique, où tout est dit mais rien n'est nommé directement, est plus efficace sur le plan artistique qu'un mot publicitaire direct en prose littéraire », déclare Natalia Borisovna Ivanova, livrant au public son opinion personnelle. Suite à quoi elle fait une confession elle aussi très personnelle : « Écrire ou ne pas écrire ? Et si l'on écrit, sur quoi et comment ? Personnellement, je me suis rendu compte qu'à partir d'un certain jour, je ne pouvais plus écrire de critiques littéraires, de comptes rendus, réfléchir au rôle de tel ou tel genre. J'ai commencé à penser que nos grands écrivains avaient vécu des périodes encore plus sombres et plus difficiles qu'aujourd'hui, et je me suis de nouveau tourné vers leur héritage :  les journaux intimes et les lettres de Boris Pasternak, d’Anna Akhmatova, d’Olga Freidenberg, les mémoires de Nadejda Mandelstam, la correspondance de Lev Goumilev et Emma Gerstein, les mémoires d'Isaiah Berlin. Je me suis tourné vers eux, ai changé mon “genre”  et leur ai demandé conseil : j'avais besoin de consulter quelqu'un. Cela aide à survivre à l'apogée du genre de la dénonciation, à garder la croyance que tout ce qui est éphémère passera, et que le plus important restera, comme leur héritage. »
 
Vaut-il la peine de déchiffrer pour vous de quel « certain jour » il s’agit, ou est-ce suffisamment clair ?
10.10.2024
Vikenti Veressaïev (1867-1945)

Une fois de plus, c'est la fête pour les amoureux de la littérature russe : les librairies de Suisse et de France reçoivent aujourd'hui même une nouvelle traduction française des Notes d'un médecin de Vikenti Veressaïev – la première depuis 1910 ! Elle est due aux éditions lausannoises Noir sur Blanc et à la traductrice Julie Bouvard.
 
Je serais franche : Vikenti Veressaïev, né Smidovich, n'est de loin pas l'écrivain russe le plus connu – certainement pas dans le monde russophone, et encore moins à l'étranger. Pourtant, dans sa ville natale de Toula, sa maison-musée n'est pas moins emblématique que le célèbre pain d'épices local.
 
La biographie de Veressaïev est étonnante dès lors que l’on met en rapport certaines dates. Imaginez qu'une seule et même personne ait à la fois pu être, en 1919, le dernier lauréat du prix Pouchkine – le prix littéraire le plus prestigieux de la Russie prérévolutionnaire (ce pour ses traductions des œuvres du poète grec Hésiode : La Théogonie et Les Travaux et les jours) –, puis le récipiendaire, en 1943, du Prix Staline en raison « de nombreuses années de réalisations exceptionnelles ». J’ignore si le prix Pouchkine en est la cause, mais c'est après l'avoir reçu que Veressaïev a rédigé deux ouvrages documentaires très intéressants sur Alexandre Sergueïevitch : Pouchkine dans la vie, puis Les compagnons de Pouchkine. Quant aux « réalisations exceptionnelles », il les a poursuivies jusqu'à sa mort, le 3 juin 1945.
 
Dès sa jeunesse, Vikenti Veressaïev s'intéresse à la fois à la littérature et à la médecine : après avoir obtenu une médaille d'argent au lycée classique de Toula en 1884, il entre à la faculté d'Histoire et de Philologie de l'Université impériale de Saint-Pétersbourg, puis, y ayant à peine soutenu sa thèse, entre à la faculté de Médecine de l'Université impériale de Dorpat – actuel Tartu – en Estonie. On peut seulement imaginer ce qu'un étudiant de 25 ans, responsable d'une baraque au sein de la mine de Voznesensky, non loin de l'actuelle Donetsk, put vivre lors d'une épidémie de choléra ! Vikenti Vikentievich, c'est tout à son honneur, n'a jamais oublié ce qu'il avait vu – ni lorsqu'il a débuté son activité médicale à Toula sous la direction de son père, ni lorsqu'il a travaillé comme interne surnuméraire et responsable de la bibliothèque de l’Hôpital des pauvres nommé après Sergeï Botkin, d'où il a été renvoyé sur ordre du gouverneur de la ville et déporté à Toula… ce pour avoir participé au cercle littéraire des marxistes légaux. Jamais il ne l’a oublié.
 
Un médecin-écrivain n'est pas un phénomène nouveau ni rare en Russie ; ce n'est pas pour rien qu'au début du vingtième siècle, une plaisanterie populaire affirmait que dans ce pays, les écoles de médecine produisaient le plus d'écrivains. Qu’il suffise de rappeler Tchekhov et Boulgakov, les premiers à venir à l'esprit. Pourquoi cela ? N'est-ce pas parce que la profession de médecin donne l'occasion de voir la vie dans sa forme la plus découverte, la plus nue – « matière première » inestimable pour un auteur qui s'efforce de trouver la vérité dans son œuvre ?
 
Veressaïev s'y est efforcé ; aussi n’est-il pas surprenant que son roman autobiographique daté de 1900 et intitulé Notes d'un médecin ait à la fois choqué le public et connu un succès sensationnel.
 
Un roman autobiographique à l'âge de 33 ans, n'est-ce pas un peu tôt ? Non, pas trop tôt, car à cette époque Veressaïev a déjà vu tant de choses qu'il en a emmagasiné assez pour le reste de sa vie. Les inquiétudes du jeune médecin, les décalages entre les attentes et la réalité, la peur folle de se tromper et le désespoir qui l'étreint parfois… tout cela est décrit avec une telle sincérité et une telle vérité que le récit s’en trouve élevé au rang de confession et perçu comme un cri de l'âme qui ne laissera personne indifférent. Comment lire calmement les expériences menées sur des personnes vivantes ; les tourments d'une jeune fille de 13 ans atteinte de syphilis ; les souffrances insensées des femmes en couches ; les traitements « au petit bonheur la chance », sans pour autant avoir confiance en leur utilité ? « Que savons-nous de l’organisme humain et des lois qui le régissent ? Fort peu de chose. En essayant un nouveau traitement, un médecin n’en prévoit qu’approximativement les effets : il se peut que ce traitement soit bénéfique, il se peut également qu’il se révèle nocif. Comment, cependant, s’en offusquer ? Nous avançons à l’aveuglette, et il nous faut être prêt à toutes les éventualités », lisons-nous, frémissant à la pensée que, si on y réfléchit bien, peu de choses ont changé.
 
On ne peut s'empêcher de songer à la qualité de l'échange d'informations et de la coopération entre les médecins de différents pays à cette l'époque encore privée d'Internet. Vikenti Veressaïev raconte ainsi, comme une chose tout à fait banale, le fait que « lorsque Pirogov, sur ses vieux jours, développa un cancer de la mâchoire supérieure, le docteur Vyvodtsev, chargé de le soigner, a proposé à Billroth d'opérer Pirogov ». Nikolaï Ivanovitch Pirogov est ce grand chirurgien qui, entre autres choses, fut le premier au monde à documenter l'opération sous anesthésie sur le terrain. Une rue de Moscou et l'Université nationale russe de recherche médicale portent aujourd'hui son nom. Et Theodore Billroth, non moins grand chirurgien allemand, invité en 1859 à Zurich en tant que professeur de médecine, fut l'ami de Brahms et soigna non seulement Pirogov mais aussi le poète Nikolaï Nekrassov.
 
Il est intéressant de constater que, de Tolstoï à Molière, la littérature trouve également sa place dans ces pages apparemment sans rapport. Veressaïev se permet même un quasi-reproche à Léon Tolstoï, qu’il connaissait au reste bien personnellement. « L'une des principales qualités de Léon Tolstoï en tant qu'artiste est qu’il considère avec un scrupule remarquable et une rare humanité des personnages qu'il dépeint ; il ne fait qu’une seule exception – à l’endroit des médecins. Des médecins, Tolstoï ne peut s’empêcher de les évoquer avec exaspération, multipliant les clins d'œil entendus à l’adresse du lecteur, à la façon de Tourgeniev. Il y a donc bien quelque chose de tangible qui provoque contre nous une levée de boucliers aussi générale », écrit-il. Entendez-vous là un agacement sincère, à la limite de l'offense, et un désir non moins sincère de comprendre la raison d'une telle attitude à l'égard des confrères, et de la chercher d'abord en eux-mêmes ? Ou peut-être n'aurions-nous pas dû creuser si profondément, et l'affaire était-elle simplement que Tolstoï lui-même s'offusquait de ce que Veressaïev refusait de venir le soigner à Yasnaya Polyana, ne voulant pas abandonner ses patients à Toula ?
 
La lecture des Notes d'un médecin, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de plaisante, fascine étonnamment, attire et repousse à la fois, inquiète et fait réfléchir. Ainsi, le lecteur qui, après les premières pages, en avait conclu que l'objectif du livre était de décourager les jeunes d'exercer la médecine, change d'avis au final… et pense exactement le contraire ! Il n'est pas surpris d'apprendre que ce sont les Notes d'un médecin qui furent recommandées à l'écrivain parisien d’origine russe Dimitri Bortnikov – et ceci par sa mère, une gynécologue-chirurgienne expérimentée – au moment où il considérait le fait de devenir médecin.

La préface écrite par Dimitri Bortnikov pour cette nouvelle édition des Notes d'un médecin est un cadeau exquis au lecteur francophone. Elle est précise comme le scalpel d'un chirurgien et étonnamment poétique. C'est là un hymne aux médecins. Aux vrais ! Je citerai pour conclure ce passage de cette préface : « Il y a deux espèces de médecins. Ceux, qui, comme des garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres... » Qu’ils soient loués !

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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