Au commencement était... une fesse.
Dans toute ma carrière, il ne m’est encore jamais arrivé de commencer le récit d'une exposition artistique par de tels mots. Mais les faits sont têtus, et que faire si c'est précisément sur « Étude de fesses », peinte vers 1884 par Félix Vallotton (1865-1925) alors âgé de 19 ans, que bute le regard étonné du visiteur de l'exposition majeure de l'année anniversaire de l'artiste né à Lausanne. Une jolie petite fesse qui, à y regarder de plus près, n'était pas si « neuve » que ça : elle appartenait manifestement, non pas à une jeune fille, mais plutôt à une dame d'âge balzacien – ce qui non seulement ne lui ôte rien de son charme, mais au contraire lui confère une beauté particulière à la maturité.
Je ne sais pas pourquoi les commissaires de l’exposition ont décidé de l'ouvrir avec cette œuvre, mais elle crée assurément une ambiance. Le décalage entre cette ambiance-là et celle du portrait des parents de l'artiste, respectables protestants lausannois, placé à proximité, fait comprendre pourquoi à l'âge de seize ans Félix Vallotton quitta une fois pour toutes la maison familiale et alla s'installer à Paris. Sa détermination non dénuée d'audace se manifeste non seulement par ce pas décisif, mais aussi par le fait qu'après ses études à l'Académie Julian, au début des années 1890, il rejoignit non pas n'importe quel groupe artistique, mais ceux qui se faisaient appeler les « Nabis » – ce qui, en hébreu biblique, signifie « prophète », ou « élu ». À cette époque, se considéraient notamment comme « élus » Maurice Denis, Pierre Bonnard et Jean-Édouard Vuillard, qui devinrent ses amis. (D'ailleurs, sur la célèbre gravure intitulée « La Symphonie », réalisée en 1897, nous voyons Bonnard et Vuillard écoutant attentivement Misia Natanson, épouse de l'éditeur de La Revue blanche Alexandre Natanson et muse de tout ce groupe, jouer du piano.) Le succès vint assez rapidement à Vallotton : dans les années 1900, ses expositions se déroulèrent triomphalement à Vienne, Munich, Zurich, Prague, Londres, Stockholm ; ses œuvres furent en outre exposées dans l'Empire russe – à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Odessa... Les premières reproductions de ses gravures ont été publiées dans le magazine « Mir iskusstva » (Le monde de l'art) déjà en 1899.
L'exposition de Lausanne, organisée par le Musée cantonal de concert avec la Fondation Félix Vallotton – également sise à Lausanne –, occupe deux étages de l'espace de « Plateforme 10 » dédié aux accrochages temporaires. Elle est à la fois vaste et dense – le visiteur peut réellement obtenir une idée quasi complète de l'œuvre d’un que distinguait une fécondité enviable. Thématiquement, l'exposition est divisée en douze sections : Les débuts, La foule, L’humour, Le spectacle, La Revue blanche, La mode, La répression, Les intérieurs, Les nus, Les paysages, La guerre, Les dernières années. À eux seuls, ces titres permettent de juger de la diversité des intérêts de l'artiste et de sa position civique active : idéologiquement proche des anarchistes – en 1895 il exécuta un portrait de Mikhaïl Bakounine –, il collabora avec le journal Le Cri de Paris, l'une des rares publications à avoir demandé la révision de l'affaire Dreyfus, et immortalisa la fameuse lettre ouverte d'Émile Zola « J'accuse… » réalisée pour ce journal en 1898.
Trois ans plus tôt, Octave Uzanne, éminent bibliophile et éditeur français en dépit des opinions antisémites qui lui étaient attribuées, commanda à Vallotton une série de dessins pour un ouvrage intitulé Badauderies parisiennes. Les rassemblements. Physiologies de la rue. Le thème était proche de l'artiste. C’est qu’à ce moment-là déjà, depuis plusieurs années, ce dernier observait attentivement la foule, remarquant de son œil acéré, au fil des rues, parcs et magasins, des détails intéressants ; prêtant aussi une grande attention à la façon dont les gens se comportaient dans diverses situations – d'une pluie ordinaire à un incendie. Cela quand ils pensaient être vus ou au contraire que personne ne les voyait. Toutes ces « notes » se sont concrétisées dans une série de dessins étonnants, à la fois lyriques et ironiques, reflétant l'âme sensible de l'artiste et son humour pétillant. Initialement, les dessins furent exécutés à l'encre noire. Mais avec le temps, décidant de les vendre, Félix Vallotton ajouta un peu d'aquarelle : des touches prédominantes de rose tendre et de bleu animent merveilleusement les images en noir et blanc.
Le visiteur qui s'intéresse aux beaux-arts et fréquente souvent les expositions remarquera sans doute que, tout au long de son parcours créatif, Félix Vallotton ne céda pas vraiment aux influences d'autres artistes – ou moins encore ne les imitait, mais absorbait involontairement ce dont vivaient ses collègues, élargissant simultanément ses propres moyens techniques aussi bien que sa palette de couleurs. En passant de salle en salle, on note à divers degrés les traces de Bonnard, de Chirico, de Magritte ; on « reconnaît » la tête inclinée caractéristique de Modigliani dans Baigneuse rose (1893), un reflet de Hodler dans Le bain au soir d'été (1892-1893), un coucou inattendu de Klimt dans La Valse (1893) et la Bella volante de Chagall dans Le Crime châtié (1915). Il serait intéressant de savoir ce que Roy Lichtenstein pensait de Vallotton : ses blondes beaucoup plus tardives viennent à l'esprit lorsqu'on s'immobilise devant une Andromède inattendue de 1918 – élégante, coiffée et aux lèvres peintes d'un rouge à lèvres vif.
Les commissaires de l'exposition Catherine Lepdor et Katia Poletti n'ont pas été avares quant aux divers textes qui contiennent, outre des données biographiques sur Félix Vallotton, des explications à propos des tableaux spécifiques. Cependant, la perception des auteurs de ces textes ne coïncide pas toujours avec celle des simples spectateurs. Ainsi, j’ai beaucoup aimé le tableau La loge de théâtre, le monsieur et la dame, créé en 1909 et conservé chez un collectionneur suisse inconnu – quel chanceux ! Selon le cartel affiché à côté, « un drame semble se jouer entre un homme et une femme, qui n’est signalé que par une main gantée de blanc émergeant de l'ombre ». En effet, cette main gantée au premier plan attire immédiatement l'attention ; seulement pour moi elle n'indiqué pas un drame, mais rappelle fort l'image d'Audrey Hepburn, parangon d'élégance, dans My Fair Lady.
Les paysages de Vallotton sont très, très beaux, solidement établis dans son œuvre à partir de 1909 et transformés avec le temps, de strictement réalistes, en légèrement synthétiques : on a envie de plonger dans ces vagues, de se promener sur ces plages, d'admirer ces couchers de soleil, de toucher (et de goûter !) les somptueux poivrons se reflétant dans le couteau de cuisine de telle sorte qu'il semble ensanglanté.
Tout au long de sa vie, Félix Vallotton ne peignit pas seulement des couchers de soleil et des nus. L'exposition permet de juger de la façon dont il évolua… lui-même restant, à en juger par le nombre d'autoportraits, l'un de ses modèles favoris. Si, à l'entrée de l'exposition, une photographie prise en 1897 par Alfred Atys nous accueille, sur laquelle Vallotton ressemble simultanément à Lénine en casquette, à son homonyme Félix Dzerjinski, fondateur de service secret soviétique, et à l'acteur russe Mikhaïl Kozakov, c'est pour ainsi dire un tout autre Vallotton qui nous accompagne à la sortie – grisonnant, arrondi, soigneusement vêtu, une élégante épingle piquée dans son foulard en lieu et place d'une cravate. Et entre ces photographies : quatre autoportraits, sur lesquels l'artiste s'est représenté à vingt ans (1885), ayant atteint l'âge du Christ (1897), approchant de la cinquantaine (1914) et peu avant sa mort, survenue en 1925.
Félix Vallotton mourut d'un cancer le lendemain de son soixantième anniversaire.
L'exposition sera ouverte jusqu'au 15 février 2026 ; toutes les informations pratiques la concernant se trouvent sur le site du musée www.mcba.ch. Je vous la recommande vivement !
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