"Voyage au Karabakh"

19.03.2025

Parmi les nombreux ouvrages présentés au Salon du livre de Genève qui s'ouvre aujourd'hui, j’attire votre attention sur le roman d'Aka Mortchiladze qui vient de paraître aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, et dont la traduction française est assumée par Alexandre Bainbridge et Khatouna Kapanadze.

 

Parmi les nombreux ouvrages présentés au Salon du livre de Genève qui s'ouvre aujourd'hui, j’attire votre attention sur le roman d'Aka Mortchiladze qui vient de paraître aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, et dont la traduction française est assumée par Alexandre Bainbridge et Khatouna Kapanadze.

Aka Mortchiladze (de son vrai nom Giorgi Akhvlediani) a peut-être besoin de vous être présenté. Pourtant, à l’actif de ce célèbre écrivain, historien et journaliste géorgien né à Tbilissi en 1966, on compte plus de vingt romans traduits en quinze langues. Mais, pour une raison ou une autre, à une seule exception près : aucun en russe. Je n'ai trouvé qu'une traduction du Vol au l’ile de Madatov et le retour dans le magazine Druzhba narodov (Amitié entre les peuples) (№ 6, 2010), fait remarquable en soi compte tenu de l'année de publication – soit peu après la guerre entre la Russie et la Géorgie. Aka Mortchiladze a remporté six fois le prix littéraire national « Saba » du meilleur roman. En janvier de cette année, l'Institut de littérature géorgienne Shota Rustaveli, plusieurs professeurs de la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État de Tbilissi et le Conseil de l'association géorgienne de littérature comparée ont de nouveau présenté sa candidature au prix Nobel de littérature. De nouveau car, en 2024, Aka Mortchiladze, 58 ans, fut proposé pour le même, mais n'a pas été retenu. Peut-être aura-t-il plus de chance cette année ?

Aka Mortchiladze vit et travaille à Londres depuis longtemps, mais écrit exclusivement sur la Géorgie. Son roman intitulé Voyage au Karabakh (traduit en ukrainien sous le titre d’Une promenade à la guerre) traite également de son pays natal. Malgré le titre non géorgien. Tout commence en février – « un mois à en pleurer », selon Boris Pasternak – au moment où, « le président Zviad Gamsakhourdia s’est enfui, chassé par la Garde nationale et les paramilitaires ». Le protagoniste, qui fait office de narrateur, est un jeune Géorgien de 24 ans, Gio, fils d'un père fortuné (qu'il qualifie d'« impérialiste ») ; lui mène un mode de vie qu'on aurait volontiers qualifié de parasitaire à l'époque soviétique. Par ennui et désœuvrement, il part avec un ami, utilisant pour ce faire la voiture de son père, en quête de came dans l'Azerbaïdjan voisin (elle y est moins chère) et se retrouve inopinément dans une zone de guerre, passant ainsi des mains des Azerbaïdjanais à celles des Arméniens.

Si l'on tient compte du fait qu'Aka Mortchiladze a écrit ce roman peu après l'effondrement de l'Union soviétique – soit en 1992, c'est-à-dire assez jeune –, il y a des raisons de penser que le héros et l'auteur ont beaucoup de choses en commun. Il ne le cache pas : « Il [Gio] ignore malheureusement tout de la vie. Et moi-même, quand j'ai écrit ce livre, je n'étais pas vraiment un citoyen particulièrement éduqué non plus. Mais j’avais au moins compris que chez les gens, l'agressivité vient d’un vide intérieur, de leur ignorance, de leur arrogance ».

La trame du livre présente également de nombreux points communs entre la fiction et les événements réels des années 1990, lorsque le Caucase, cette région belle, chaleureuse et hospitalière, s'est transformée en une zone de conflits interethniques qui ont eu pour effet de détruire toutes les « amitiés entre les peuples » et ont conduit à une situation où tout le monde déteste tout le monde.

Convenez que peu d'auteurs sont capables d'écrire, dans la préface d'un livre réédité (dans ce cas, en 2004, douze ans plus tard), pareils propos :

« Les personnages de mon livre jurent beaucoup. (…) Cette histoire contient beaucoup de gros mots, d'agressivité et de sales histoires, et malheureusement rien n'a disparu depuis. Le personnage principal n’arrête pas d'insulter les Géorgiens, les Arméniens et les Azéris, ainsi que les Russes, et en général tous ceux qu'il croise. (…) Il veut être libre, mais il ne sait pas comment s’y prendre pour vraiment le devenir. Il croit s’être libéré de sa captivité, comme un homme, comme un vrai mec du Caucase, par la force, avec un fusil, et par une audace inutile. Mais en même temps, il n'est pas prisonnier – ni des soldats avec qui il se retrouve, ni de sa ville, Tbilissi, qui l'a torturé avec ses règles informelles et tous ses mensonges. Il ne sait tout simplement pas que le monde est bien plus vaste que le sien, et qu'on peut aller où on veut, sans même dire au revoir, avec ses pieds, ou tout simplement avec son esprit. (…) Très franchement, j’ignore pourquoi ce livre est aujourd'hui republié. J'en ai fini avec tout ce qu’il contient depuis longtemps, et je ne sais vraiment pourquoi je suis en train d'écrire cette nouvelle introduction (…) à une banale histoire d'amour d'un jeune homme de Tbilissi et une prostituée ».

Convenez aussi qu'il convient de faire abstraction de la coquetterie inhérente à tout auteur et d’admettre que cette histoire est tout sauf banale – fait qui explique qu'elle ait attiré, vingt ans plus tard, une maison d'édition suisse de renom. Nombreux sont les jeunes d’aujourd'hui qui peuvent se reconnaître dans Gio… et pas uniquement dans le Caucase où, à l'époque des événements décrits, le russe était encore la langue de communication entre les protagonistes de différentes nationalités !

Gio s'adonne donc à la came par désœuvrement et par ennui, certes, mais aussi à cause d’un amour brisé : son père lui a interdit d'épouser Yana, une fille « légère » – autrement dit une pute, mais avec laquelle il se sentait bien comme avec personne d'autre, et qui portait déjà son enfant.

L'attitude du lecteur à l'égard du héros principal change au fur et à mesure que le masque de la grossièreté et du cynisme s'efface, révélant les traits tout à fait sympathiques d'un homme confus et perdu qui ne sait pas quel est le sens de la vie (en général et la sienne), qui joue au « boyevick », au « Soldier bleu » d'un western des années 1970, mais qui est en réalité un romantique vulnérable, attiré par une artiste parmi toutes les personnes qu'il a rencontrées au Karabagh. Aussi ignorant que cela puisse paraître, c'est tout naturellement que les noms de Charlie Chaplin, Niko Pirosmani, Gandhi, Agatha Christie se glissent dans sa narration... Il les connait donc ou, du moins, il a en entendu parler ? Il n’est donc pas une simple ordure ? Et comme il est piquant, dans le contexte d’une appréciation tout sauf flatteuse qu’inspire à Gio à toutes les Moscovites, de tomber sur une référence inattendue à Pouchkine ; à son « Moins on aime une femme, plus il est facile qu'elle nous aime » traduit ainsi : « Plus tu fais style d’ignorer une meuf, plus elle a envie de toi » !

Le héros est un lecteur, et cela seul, en soi, suscite de la sympathie à son égard. Écoutez-le raconter : « Quand j'étais petit et que je lisais un bouquin, je croyais toujours que des histoires comme ça, l’aventure, la fatigues, la souffrance, les défis, l’amour, que ça n'existait pas vraiment, que c’était inventé de toutes pièces. Et je n’étais pas facile à tromper, comme gamin. Mais maintenant, quand j'y pense, tous ces trucs-là, ça peut vraiment arriver ».

Et comme s’avèrent touchants, comme s’avèrent poignant de tendresse, les souvenirs que Gio a de sa maman, renversée par une voiture alors qu'il n'avait que quatre ans. C'est à elle que s'adressent les réflexions qui lui viennent pendant sa captivité : « Son visage, je ne pouvais le revoir que sur de vieilles photos en noir et blanc. Mais cela n'avait pas important. J’ai eu comme un frisson bizarre sur tout le corps ; la seule chose que je me rappelle quand je pense à elle, c’est la lampe à côté de mon lit, ma lampe avec sa petite ampoule bleue. Ma mère me parlait doucement à l'oreille et je tournais les yeux vers les posters de Donald et Mickey que mon père m’avait rapportés de Suisse. Je sentais les doigts de ma mère m’effleurer le front... et c'est tout ».

Un cynique est-il capable de tels souvenirs ? En général, à mon avis, dans un tel contexte politique et historique, ce livre parle d'abord et avant tout de l'amour. De son absence. Et de ce que cette absence fait à une personne.

Les réflexions philosophiques d'un jeune Géorgien qui se retrouve accidentellement impliqué dans une guerre entre peuples voisins et qui ne comprend pas très bien ce que « gagner » signifie sont également intéressantes. « Tout le monde dit que la Russie a battu l'Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale, mais regarde un peu les Russes maintenant, compare-les aux Allemands, et tu vas vite comprendre qui c’est les gagnants et qui c’est les perdants ! » ; tel est le cours simple de ses pensées.

Peut-on qualifier la fin du livre de « happy end » ? En apparence, oui - Gio rentre chez lui vivant. Mais est-il indemne ? « Ils disent que je suis malade, que mon voyage au Karabakh a eu un effet sur moi. Je reste là, couché, en silence. Je sens la chaleur du radiateur électrique. Je retiens mon souffle. Il commence à faire nuit, et des visages et des trucs bizarres émergent peu à peu sur les murs... » Ce sont là les derniers mots du récit d'Aka Mortchiladze.

« La violence, l'agressivité finiront par l’achever. Moi, je pense qu’ils achèvent, mais c’est à vous de juger par vous-même », écrit l'auteur à ses lecteurs, et je ne peux que réorienter vers vous de tels propos tout en vous suggérant de découvrir ce livre au stand des Éditions Noir sur Blanc au Salon du livre de Genève et de vous en faire votre propre opinion.

PS : je me permets de vous rappeler que le 22 mars, lors du Salon du livre, vous pourrez me poser toutes les questions que vous voulez !

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