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« Les héros ont des parents, eux aussi »

30.04.2025.

Dmitry Petrov (DR)

On nous parle de la guerre en Ukraine depuis plus de trois ans. On nous la sert à toutes les sauces. Mais je parie que la plupart d’entre vous n’ont pas encore eu l’occasion d’entendre une voix comme celle que je retranscris pour vous aujourd’hui. Le 5 mai prochain, l’écrivain Dmitry Petrov sera l’invité du Cercle russe à l'Université de Genève. Je lui ai parlé quelques jours auparavant.

J’ai rencontré Dmitry Petrov pour la première fois en 2016, lorsqu'il est venu offrir au Cercle russe de l'Université de Genève un cadeau original : une collection de 12 volumes du magazine satirique soviétique Krokodil, dont il était l'un des compilateurs. Bien après son discours – une photo montre à quel point il était intéressant et drôle –, notre rencontre de l'été 2023 s'est déroulée dans une ambiance tout à fait différente. Dmitry Petrov m’a fait part du malheur qui les avait frappés, lui et sa femme : le 19 avril de cette année-là, leur fils unique – Dmitry lui aussi –, de même que deux de ses camarades, étaient portés disparus près de Bakhmout. Dmitry Petrov Jr. est (était ?) historien, il a soutenu sa thèse sur le thème de « La géographie sacrée des districts orientaux de la région d'Arkhangelsk », puis a travaillé à l'Institut de l'Afrique de l'Académie russe des sciences, a appris la langue kurde – le Kurmanji –, est devenu auteur-compilateur de plusieurs ouvrages sur l'histoire politique du Moyen-Orient. Ses parents avaient une vague idée de l'activité politique de leur fils, qui prisait les idées anarchistes (en Suisse, il se rendait sur la tombe de Mikhaïl Bakounine). Ils se virent pour la dernière fois à Kiev à la fin de l'automne 2022. Cette rencontre est à l'origine du titre du nouveau livre de Dmitry Petrov-père publié en russe sous un titre que je traduirais par La journée des parents («Родительский день»).

Petrov
Voici le livre en russe

Je pensais remanier ma conversation, mais ai finalement décidé de la conserver comme telle, juste un peu raccourcie.

Dmitry, dès les premières pages de votre livre, la description de la Ville fait penser à Mikhaïl Boulgakov. Était-ce intentionnel ou est-ce le fruit du hasard ? Et si ce n'est pas un hasard, que pensez-vous des accusations d'ukrainophobie portées contre Boulgakov, mort en 1940, et des tentatives de fermeture de sa maison-musée à Kiev ?

Effectivement, c’était intentionnel. Dans Les Jours des Tourbine et La Garde blanche, Boulgakov écrit sur la famille Tourbine qui se trouve dans la Ville – comme il l'écrit, avec une majuscule, c'est-à-dire Kiev – au moment d’un tournant historique, au début de la guerre civile, soit lors de sa phase la plus brutale. Il montre la vie de cette famille, beaucoup plus nombreuse que la mienne, mais qui a inspiré cette allusion et rappelé la rencontre de notre propre famille à Kiev au début de la guerre actuelle.

Pourquoi ? Parce que dans le roman comme dans la pièce de Boulgakov, les Tourbine ont des discussions sans fin, non seulement sur la situation politique actuelle ou les événements militaires, mais aussi sur l'amour, la vie, la mort, à un niveau quasi philosophique. Nous avons essayé de faire la même chose. Et en ce sens, l'allusion à Boulgakov me semble justifiée.

Pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, oui, je trouve étranges les tentatives de fermeture du musée Boulgakov, que j'aime beaucoup. Il faut tenir compte du fait qu'une série télévisée basée sur les œuvres de Boulgakov a été tournée en Russie, et que cette série a été, elle, considérée comme anti-ukrainienne : cette appréciation y est élevée à un niveau injustifié. Mais Boulgakov n'y est pour rien. En même temps, ses descriptions des troupes de Symon Petlioura sont loin d'être sympathiques, tout comme les opinions d’un grand nombre d’Ukrainiens à propos de cet homme – en particulier des Juifs ukrainiens : dans le contexte de la lutte pour l'indépendance, les troupes de Petlioura ont commis beaucoup de choses terribles. Par conséquent, si j'étais un homme politique ou une personnalité culturelle ukrainienne, je ne serais pas pressé de fermer la maison-musée de Boulgakov.

Vous parlez de vos inquiétudes quant à la langue dans laquelle vous pourriez communiquer en Ukraine, et du fait que ces inquiétudes se sont révélées vaines…

J'avais vraiment peur de m'adresser en russe à des gens en Ukraine, et qu'ils prétendent ne pas connaître cette langue. Ces craintes n'étaient pas dues à la politique des autorités ukrainiennes, mais à la propagande russe que j'étudie. Si vous vous souvenez bien, l'une des principales accusations était que la langue russe était opprimée et interdite en Ukraine au détriment des nombreux russophones qui y vivent. Ils y sont effectivement nombreux, mais mes craintes se sont révélées totalement infondées. Les gens parlent le russe sans problème lorsqu'ils ne sont pas sur leur lieu de travail et s'ils ne sont pas des fonctionnaires. Là, il y a des règlements. En d'autres termes, nous n'avons rencontré aucun cas de refus de parler russe au niveau quotidien.

Il est clair que le livre parle de votre famille, de votre fils. Pourquoi, dans ce cas, avez-vous remplacé les noms ?

Parce qu'il s'agit d'un texte de fiction ; tout n'y est pas décrit tel quel. D'ailleurs, le nom de Mika, mon fils, n'a pas été changé ; j’utilise simplement son indicatif - Lutin. Certains personnages sont réels et d'autres fictifs.

Petrov
Dmitry Petrov junior

Par endroits, votre récit suit le rythme du rap. Pourquoi ?

J'ai toujours été très attiré par la prose rythmée en tant que style littéraire. Afin, d'une part, de faciliter la lecture et, d'autre part, de rendre le texte plus dynamique. J'ai utilisé cette technique dans mes livres précédents – technique que j'ai apprise de Vassily Aksenov, qui s'était fixé les mêmes tâches. Il est important pour moi de montrer le rythme de la vie à travers le rythme du texte.

Le livre contient de nombreux épisodes concernant Israël, comme si vous établissiez un parallèle entre Israël et l'Ukraine. Je pense que tout le monde ne comprendra pas une telle comparaison et que certains la condamneront.

Je décris en détail nos rencontres avec mon fils. Et pas seulement en Israël, mais aussi, par exemple, en Grèce. Il s'agit de montrer que les mots « notre patrie, c'est l'humanité tout entière » ne sont pas un simple slogan inventé par quelqu'un. C'est une réalité : aujourd'hui nous nous rencontrons en Israël, demain en Helvétie, et après-demain en Suède. Et c'est normal. Le fait que le protagoniste, à peine devenu Israélien, retourne au Kurdistan auquel son travail est lié en dit long sur ce qu'est le monde aujourd'hui. Les gens qui pensent encore en termes de frontières étatiques et de sphères d'influence vivent une époque hirsute, ayant conservé la conscience des gens du passé. Ils se battent aujourd'hui pour prolonger la vie de ce passé. En ce qui concerne Israël, il convient de préciser que le personnage principal est un juif, mais un homme de culture russe et mondiale, et qu'en défendant l'Ukraine, il défend le monde, l'humanité.

Outre Boulgakov au début du livre, j'ai bien sûr remarqué d'autres références à la littérature classique russe. Il est amusant de lire « le camarade Khasan en grosses bottes, dans une telogreika en peau de mouton ». [Une allusion à une célèbre poème de Nikolaï Nekrassov. – N.S.] Aujourd'hui, certains russophones, et même des auteurs parmi eux, abandonnent la langue russe et parlent de la fin de la culture russe. Je ne partage pas cette position. Et vous ?

Je pense que la fin de la culture russe n'est pas à craindre. Il est seulement important de comprendre ce que l'on entend par « culture russe ». Un jour, en 1984, une université américaine a réuni des écrivains émigrés pour débattre de la question de savoir quelle est la culture à part entière de la langue russe : la culture soviétique ou la culture étrangère. Des personnes très différentes – d'Anatoly Gladilin et Viktor Nekrasov à, par exemple, Limonov, qui épatait tout le monde – ont discuté de ce sujet. Aujourd'hui, la question se pose à nouveau et je suis de près son évolution en Russie et à l'étranger.

Je dois dire que l'héritage de la culture russe, y compris de la période soviétique, est si puissant que même la nomination de Vladimir Medinski à la tête de l'Union des écrivains russes et le tournage de pseudo-documentaires et de séries télévisées cauchemardesques ne la détruiront pas; elle est trop forte. Quant à la culture russe qui fonctionne sans censure, elle a quitté la Russie géographique pour s'installer dans une autre Russie, libre, qui n'a pas de frontières étatiques. Cette culture est encore plus vitale.

Il existe une croyance fausse et manipulatrice selon laquelle un artiste ne peut soi-disant pas vivre et créer avec succès en dehors de son pays de naissance. C'est un non-sens. Il suffit de se souvenir de Nabokov, de Bounine et de nombreux poètes, écrivains, philosophes et musiciens brillants pour être convaincu du contraire. D'ailleurs, certains d'entre eux sont rentrés en Russie lorsque la situation y a changé. Souvenez-vous des paroles de Bulat Okudjava : « Quand le besoin d'avoir peur pour leur vie passera, / alors mes amis reviendront d'une promenade, / et Moscou fleurira des caves aux toits. / Alors Paris sera videra... ». C'est arrivé plusieurs fois et, je pense, cela arrivera encore.

Berne. Une muraille consacrée aux héros du livre
Berne. Une muraille consacrée aux héros du livre (Archive de D. Petrov)

Votre livre fait sentir la confrontation entre le désir de liberté et le désir de pouvoir. Mais il s'avère qu'en fin de compte, ceux qui se battent pour la liberté ont également soif de pouvoir, et qu'ils l'utilisent ensuite « pour le bien commun » – selon leur conception de cette notion.

Je n'ai peut-être pas bien expliqué. Je voulais montrer que les personnes qui luttent pour la liberté ne sont pas contre le pouvoir en général, mais contre le pouvoir de l'État. Le « pouvoir » est un concept aux multiples facettes. En anglais, il peut s'agir du power, c'est-à-dire de la force, de la puissance, etc., mais aussi de l'authority, lorsqu'il s'agit du pouvoir bureaucratique, qui a dépassé toutes les limites imaginables. Les combattants de la liberté ne protestent donc pas contre le pouvoir en tant que tel, sans lequel rien ne peut être fait, mais contre l'autoritarisme de l'État.

Une autre des lignes philosophiques, voire de l'intrigue de votre livre, concerne la religion. La religion est aussi une forme de pouvoir ; un dogme qui exige l'obéissance. Vous avez grandi en URSS, où la religion était interdite. Comment et depuis combien de temps en êtes-vous venu à la religion ?

Avec votre permission, je remplacerais le mot « religion » par le mot « foi ». Je suis venu à la foi il y a longtemps, mais je me pose des questions sur la religion en tant qu'ensemble d'institutions.

Certains fragments de votre livre sont difficiles à lire sans pleurer, surtout pour une personne qui a des enfants – en particulier des fils. Vous y écrivez, en vous adressant à votre fils : « S'il t'arrive quelque chose, maman et moi mourrons ». Malheureusement, ce quelque chose est arrivé. Au moins, il y a-t-il de forts risques. Mais vous êtes en vie. Qu'est-ce qui vous maintient en vie, vous et votre femme ?

Vous savez, il est absolument impossible d'expliquer ce que vous vivez lorsque vous recevez soudain un message vous annonçant la mort de votre fils et de ses amis. Mais le fait est qu'ils sont toujours portés disparus, c'est-à-dire depuis plus de deux ans, et que toutes les tentatives de contact avec les militaires – et ce sont maintenant les Américains qui s'en occupent activement, parce qu'il y avait un merveilleux Américain dans le groupe – se heurtent à l'impossibilité d'obtenir des informations, en raison du secret de l'opération. En même temps, ils refusent d'y mettre fin, c'est-à-dire de les considérer comme tués. L'espoir ne meurt donc pas.

En revanche, l'inconnu et l'inexpliqué sont insupportables. Il arrive un moment où l'on se sent vraiment mort, si ce n'est physiquement, du moins en tant que personne. On n'existe tout simplement plus. Mais vous continuez à agir : à aller quelque part, à voyager, à vous renseigner, à essayer de découvrir quelque chose. En réponse, tout le monde fait aussi quelque chose : on vous parle, on vous donne des papiers. Et soudain, vous reprenez des forces, vous vous rendez compte que vous DEVEZ l'écrire.

Écrire « ça », c'est insupportablement difficile ; c'est insupportablement difficile de décrire des émotions. Et pour ce qui est de penser, vous pensez à peu près comme ça : Voilà les gars. Ils n'y sont pas allés pour l'argent – le discours sur le mercenariat, c'est n'importe quoi. Ils y sont allés pour protéger le monde d'une menace. Et ils méritent d'être reconnus par les peuples du monde, vivant en paix. Il faut donc faire face à toutes les horreurs que l'on vit au cours du processus et aller jusqu'au bout. Je ne peux pas dire que cela apporte un grand soulagement, mais cela permet de réaliser que l'on a fait sa part. Le livre est sur Amazon et sur d'autres sites, il se vend bien. Cela signifie que les gens le découvrent.

Vous devez savoir que de nombreux Russes considèrent votre fils comme un traître. Quelle est votre réponse ?

La question est importante. Les personnes pour qui la liberté est une idée, une pratique et un mode de vie ont toujours des ennemis : ceux qui imposent la non-liberté. Et ceux qui leur obéissent. Pour beaucoup, l'ennemi est celui qui a quitté la Fédération de Russie en suivant sa conscience. Et ceux qui sont restés, mais qui s'opposent à la guerre et au système mis en place. Le philosophe Alexandre Pyatigorsky me disait : « Ce ne sont pas les gens qui sont comme le temps. Le temps est tel que les gens sont. » Lorsque différents groupes de personnes considèrent les autres comme des ennemis, cela signifie qu'ils sèment l'inimitié. Mais il est important de se rappeler que les mêmes personnes ont des camarades, des personnes partageant les mêmes idées et des frères.

Une phrase très forte du livre dit que les martyrs ne meurent pas. Maintenant, avec une certaine distance, en connaissant toutes les circonstances et en voyant comment la situation évolue, pensez-vous que le sacrifice de votre fils est justifié ?

Tout d'abord, il n'est pas certain que Poutine gagnera, même si je comprends ce sentiment, car chacun a une image différente du monde. Dans une image, sa victoire est tout à fait possible, et dans une autre, elle ne l'est pas. Ce qui est important pour moi, c'est de dire ceci : je n'appelle personne à prendre les armes et à partir en guerre, car je ne peux pas le faire moi-même ; l'âge et la santé ne le permettent pas. Tout au long de ce livre, j'ai essayé de faire passer l'idée que les gens honorent les héros, qu'ils soient vivants, morts ou disparus. Mais très peu de gens pensent au fait que les héros ont des parents. Et les héros eux-mêmes l'oublient parfois. Mais nous parlons aujourd’hui de centaines de milliers de personnes qui savent avec certitude que leurs enfants sont morts. J'ai peur pour ces personnes, car elles ne peuvent pas toutes obtenir l'aide dont elles ont besoin, comme c'est le cas en Israël, où ce domaine de la médecine est très développé, pour des raisons évidentes.

Je veux que les jeunes qui prennent les armes volontairement, en suivant l'idée de liberté, se souviennent qu'ils ont des mamans, des papas et des grands-parents. En même temps, quand je vois que ces gars-là ne sont pas des aventuriers, mais des gens entiers, sérieux, qui vont accomplir ce qu'ils considèrent comme leur devoir, je ne peux pas non plus les décourager. Mais oui, les parents n'ont pas besoin de héros, ils ont besoin de leurs enfants. Et il ne faut pas croire, en regardant les nouvelles à la télé ou sur nos téléphones, que ce « film » ne nous concerne pas. Ce n'est pas le film de quelqu'un d'autre.

La prière du père pour son fils à la fin du livre brise le cœur du lecteur. Chaque parent entendra et comprendra le raisonnement sur la question de savoir si l'on peut considérer comme de la lâcheté le fait de vouloir protéger son enfant du danger. Que pouvons-nous faire, nous les parents, pour éviter que nos enfants ne soient enterrés ?

Je vais répéter une pensée que j'ai entendue récemment. Un éducateur très célèbre, philosophe, père de neuf enfants, m'a dit, sur la base de sa propre expérience, que lorsque nous voulons nous comporter comme de vrais parents et élever réellement nos enfants pour qu'ils deviennent des Personnes, la seule chose que nous puissions faire est de leur apprendre à s'autodéterminer ; à comprendre la place qu'ils occupent dans le monde.

Si nous y parvenons, nous pouvons nous considérer comme victorieux. Mais c'est à partir de ce moment que nous devons réaliser et accepter qu'il n'y a rien que nous puissions faire avec nos enfants. La seule chose que nous pouvons leur dire lorsqu'ils s'apprêtent à aller quelque part, c'est : « Est-ce que t’as pris ton chapeau ? ».

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A ceux parmi vous qui parlent le russe - ou qui au moins aiment sa sonorité - j’offre cette magnifique chanson de Bulat Okudjava. Enjoy!


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