Un pauvre artiste et son million de roses

Vous avez jusqu’à 28 janvier 2024 pour découvrir l’artiste légendaire géorgien Niko Pirosmani, né Nikolaï Pirosmanishvili, présenté actuellement à la Fondation Beyeler, à Bâle.
Par hasard, j’ai appris que cette exposition aurait lieu avant que le musée n’ait envoyé l’annonce. Cet été, à Tbilissi, la capitale géorgienne, j’ai vu, sur la façade du musée Pirosmani, une énorme affiche informant les passants que la majeure partie de la collection se trouvait alors au Louisiana Museum of Modern Art, Danemark, d’où elle partirait pour Bâle. Quelle bonne nouvelle, tant ce peintre mérite d’être mieux connu !
Cependant, si vous n’avez jamais entendu parler de lui, ne vous tracassez pas. La plupart des Russes ont découvert son existence il y a un peu plus de trente ans, quand un des premiers restaurant privés, « Chez Pirosmani », a ouvert ses portes à Moscou, orné de reproductions des œuvres de Niko Pirosmani – élément majeur du décor intérieur. Et pourtant les originaux, si appréciés par Pablo Picasso et souvent comparés aux peintures de Vincent van Gogh, d’Henri Rousseau et de Marc Chagall, ne se trouvent pas seulement au Musée national géorgien, mais aussi à la Galerie Tretiakov et au Musée d’art contemporain de Moscou, au Musée russe de Saint-Pétersbourg et dans de nombreuses collections privées. Quant aux restaurants qui ont repris la formule moscovite, ils sont innombrables, non seulement en Russie mais aussi à Tallinn, à Francfort, à Paris… Du reste, il en existe également un à Lausanne (Le Pré-Fleuri), où la cuisine géorgienne est délicieuse.

Je vous épargnerai sa biographie que vous trouverez ailleurs, mais attirerai votre attention sur le fait qu’elle est pleine d’imprécisions, de lacunes et de légendes. Même la date de naissance de l’artiste n’est pas confirmée à cent pour cent ; on présume qu’il est né le 17 mai 1862, dans un village de Kakhétie, la région des vignobles, dans une famille de paysans pauvres. Autodidacte, il a appris à lire en russe et en géorgien – la Géorgie faisant à l’époque partie de l’Empire russe. Pirosmani changeait fréquemment de métier : tantôt employé d’une typographie ou des chemins de fer, tantôt berger.
Les peintres itinérants russes lui ont servi de maîtres, lui qui peignait depuis son plus jeune âge sur tout ce qui lui tombait sous la main, et particulièrement sur les toiles cirées des bistros. Sa situation financière s’empira en août 1914 quand, du fait de la Première Guerre mondiale, le gouvernement russe introduisit la prohibition : il faut dire que les enseignes des débits de boissons furent la principale source de revenus de Pirosmani. Solitaire et très pauvre, un peu bizarre selon l’avis de ses contemporains, il se couchait souvent le ventre vide dans les caves des immeubles. Ainsi mourut-il le 7 avril 1918, de faim et de maladie, dans la cave d’un immeuble sis dans une rue qui, dans la Tbilissi moderne, porte son nom. Nous ne savons pas précisément où il est enterré, probablement dans la fosse commune d’un cimetière des pauvres. Mais une pierre tombale portant son nom et les dates de sa vie est apparue au sein du Panthéon national – personne ne sait comment.

Malgré cette âpre vie, ses tableaux sont pleins de joie – les grandes fêtes traditionnelles géorgiennes comptent parmi ses sujets préférés, de même que les animaux, qui, selon le peintre Lado Goudiashvili, arborent tous les grands yeux de Pirosmani. Regardez-les bien car, on le sait : les yeux sont le miroir de l’âme.
De toutes les légendes qui entourent la vie de Niko Pirosmani, j’aimerais vous en conter une : celle de son amour pour l’actrice française Marguerite de Sèvres – à croire qu’il y avait vraiment quelque chose de magique dans ce prénom ! L’histoire veut qu’au début du XXe siècle cette femme, alors âgée d’une vingtaine d’années, soit arrivée dans l’Empire russe avec la troupe itinérante « Belle vue ». Pirosmani, qui l’avait aperçue lors de sa performance à Tiflis (l’ancien nom de Tbilissi) en tomba amoureux. Quelques jours plus tard un chariot couvert de fleurs apparut devant l’hôtel où logeait Marguerite : des roses, des lilas, des anémones, des pivoines… Habituée à ce genre d’attention, Marguerite présuma que c’était là le cadeau d’un admirateur fortuné. Elle ne pouvait imaginer que pour produire ce geste extravagant, le pauvre Niko avait vendu ses derniers biens ! Lorsqu’elle l’apprit, elle descendit dans la rue et l’embrassa sur la bouche. C’est tout. Sa tournée terminée, elle repartit et ils ne se revirent plus jamais. En souvenir de cette rencontre, Niko Pirosmani exécuta en 1909 le portrait intitulé L’actrice Marguerite qu’il dota de traits caractéristiques géorgiens.

Or voilà qu’en 1968, poursuit la légende, donc cinquante ans après la mort de Pirosmani, ses œuvres ont été exposées au Louvre. Un jour, une dame âgée est arrivée, s’est approchée du portrait de Marguerite et l’a contemplé pendant un long moment, les joues couvertes de larmes. Oui, c’était elle ! Elle avait bien emporté avec elle des lettres de Pirosmani, seulement les membres de la délégation géorgienne n’avaient pas osé les prendre avec eux – les contacts avec des étrangers n’étant pas encouragés en Union soviétique. Nous ne savons ni ce qui est arrivé à ces lettres, ni quand et comment Marguerite est décédée.
Nous ignorons également si cette histoire est vraie, mais elle a incité le grand poète russe Andreï Vosnessenski à écrire un poème qui fut mis en musique par le compositeur estonien Raymond Pauls et chanté par Alla Pougatcheva : les fleurs variées y sont remplacées par des seules roses rouges, mais par un million de roses ! Le nom de Niko Pirosmani n’est cependant pas mentionné. Pour utiliser le jargon d’aujourd’hui, c’était un hit des années 1980 ; je vous invite à l’écouter.