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Deux Strauss et Prokofiev : « Les instants dansent la valse »

19.12.2025.

Tout le monde à la piste de danse! (DR)

On peut facilement se perdre parmi tous ces Strauss! Des porteurs de ce nom, très répandu dans les mondes allemand et juif, se sont illustrés dans les domaines les plus variés. Citons seulement quelques exemples. Lewis Strauss (1896–1974), homme d’affaires, philanthrope et officier de marine américaine, est devenu l’un des protagonistes du film de Christopher Nolan Oppenheimer. Isidor Straus (1845–1912), entrepreneur germano-américain, fut à l’origine de la célèbre chaîne de magasins Macy’s et siégea à la Chambre des représentants des États-Unis avant de périr lors du naufrage du Titanic. Né en Bavière en 1829 dans une famille juive, le jeune Löb Strauß adopta, après son émigration aux États-Unis, un prénom « plus juif », Levi (prononcé « Livaï »), remplaça le ß allemand par deux S dans son nom et entra dans l’histoire comme l’inventeur du jeans et fondateur de Levi Strauss & Co. Le grand ethnologue, sociologue et anthropologue français Claude Lévi-Strauss (1908–2009) était le petit-fils du compositeur Isaac Strauss (1806–1888), originaire d’Alsace. Ce compositeur relativement peu connu parmi les Strauss est d’ailleurs au centre d’un amusant épisode. Son nom fut mentionné pour la première fois dans la presse en 1842, lorsque ce diplômé du Conservatoire de Paris dirigea des orchestres lors de bals costumés organisés par l’Opéra-Comique. La confusion avec le célèbre Johann Strauss de Vienne fut si forte que l’anecdote poussa Hector Berlioz à écrire un article pour remettre de l’ordre entre les deux Strauss.

Je suis l’exemple du compositeur français et présente, pour éviter tout malentendu, les trois Strauss de la musique classique liés aux concerts à venir de l’Orchestre de la Suisse Romande. Il y a d’abord Johann Strauss père (1804–1849), fondateur de la dynastie musicale, compositeur, violoniste et chef d’orchestre autrichien. Ensuite Johann Strauss fils (1825–1899), le plus célèbre des frères, surnommé le « roi de la valse », auteur de nombreuses pièces dansantes et d’opérettes, parmi lesquelles La Chauve-Souris. Enfin Richard Strauss (1864–1949), compositeur allemand du romantisme tardif, héritier de Wagner, créateur de poèmes symphoniques comme Ainsi parlait Zarathoustra et d’opéras tels que Le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos, Salomé ou Arabella.

Ce sont précisément des œuvres des deux derniers Strauss que nous entendrons à Genève et à Lausanne. Ils différaient profondément, tant dans leur mode de vie que dans leur style musical. La musique de Richard Strauss est aussi éloignée des valses viennoises de Johann fils que… non, aucune comparaison ne semble vraiment convenir. Avec le troisième compositeur du programme, en revanche, aucun risque de confusion : Sergueï Prokofiev est unique. Après avoir nommé les auteurs, parlons de leurs œuvres et de ceux qui les interpréteront.

Johann Strauss peint par un artiste inconnu ; Sergueï Prokofiev peint par Zinaida Serebriakova à Paris, en décembre 1926; Richard Strauss peint par Max Liebermann, en 1918., 1918 г.

La programmation des concerts du Nouvel An de l’Orchestre de la Suisse Romande est construite de manière aussi inattendue que charmante. Où a-t-on vu un concert commencer par un morceau généralement joué en bis ? C’est pourtant là tout le plaisir. Aux premières mesures de An der schönen blauen Donau (La Valse du Danube bleu) de Johann Strauss fils, traditionnel bis du Concert du Nouvel An du Philharmonique de Vienne joué chaque 1er janvier dans la Salle dorée du Musikverein, il est tout simplement impossible de ne pas entrer dans la fête.

Difficile d’imaginer que cette valse éblouissante fut d’abord écrite pour une société chorale masculine de Vienne, et que ce qui lui valut la célébrité fut la version instrumentale créée par Strauss pour l’Exposition universelle de Paris de 1867. Le 31 mai 2025, pour célébrer le bicentenaire de la naissance du compositeur et le cinquantième anniversaire de l’Agence spatiale européenne, l’enregistrement de la valse interprétée par l’Orchestre symphonique de Vienne fut envoyé dans l’espace sous forme de signal radio grâce à une antenne de 35 mètres située en Espagne. Le concert était simultanément retransmis sur écrans géants à Vienne, Madrid et New York. La valse, déjà considérée comme l’hymne non officiel de Vienne, est ainsi devenue véritablement cosmique. Bien qu’en réalité, elle l’était déjà un peu depuis que Stanley Kubrick l’avait utilisée en 1968 dans 2001, l’Odyssée de l’espace.

Après avoir relié la valse de Strauss à l’ESA, évoquons un lien plus direct entre le Troisième Concerto pour piano en ut majeur opus 26 de Prokofiev et l’Orchestre de la Suisse Romande. Ce lien est évident : en 1923, le compositeur lui-même interpréta son œuvre avec cet orchestre sous la direction d’Ernest Ansermet ! Il ressemblait alors presque trait pour trait au portrait que Zinaïda Serebriakova peindra de lui en décembre 1926, à Paris. Prokofiev travailla longtemps sur ce concerto, aujourd’hui l’un des piliers du répertoire pianistique mondial. Conçu en décembre 1916, il fut achevé en octobre 1921 à en France, en Bretagne plus précisement. La première eut lieu en décembre de la même année à Chicago, avec le compositeur au piano et Frederick Stock à la baguette. Mais l’accueil fut froid. Pour le Chicago Herald, l’œuvre ressemblait à « un tableau futuriste composé de bruits ». Ah, ces « bruits du temps »… Le succès arriva à Paris le 22 avril 1922, où le compositeur rejoua le concerto avec l’orchestre dirigé par Sergueï Koussevitzky. Dans les archives de Prokofiev fut retrouvé plus tard le poème de Konstantin Balmont Le Troisième Concerto, inspiré par ces premières exécutions françaises. On y entend aussi une valse ! J’ai cherché en vain la traduction « officielle » de ce poème, n’ayant trouvé que la dernière ligne. Mais voici une traduction faite par ChatGPT :

L’incendie triomphant d’une fleur écarlate,
Le clavier des mots joue de vives étincelles,
Pour qu’en soudain jaillissent des langues de flamme.
Une rivière en fusion se soulève, écarlate.
Les instants dansent la valse, les siècles mènent la gavotte,
Puis, soudain, un taureau sauvage, accablé par ses chaînes,
Les brise toutes – dressé, brandissant ses cornes hautaines.
Mais un son tendre à nouveau appelle au loin, et m’emporte.

D’en petites conques d’enfants ont bâti un château fragile ;
Un balcon d’opale y brillait, gracieux, raffiné.
Mais la marée, en un jet furieux, l’a dispersé d’un seul trait.
Prokofiev ! Musique et jeunesse au zénith du possible !
En toi l’orchestre rêve encore d’un été sonore et vif,
Et bat dans le tambour du soleil un Scythe invincible.

« Les instants dansent la valse ! » Je note au passage que ce témoignage si précieux pour comprendre l’accueil réservé au concerto ne fut pas découvert par moi-même, bien sûr, mais par le musicologue soviétique Israël Nestiev. Diplômé en 1937 du département d’histoire et de théorie du Conservatoire de Moscou, il perdit ses parents, sa sœur et cinq autres proches, fusillés par les nazis près de Kertch en décembre 1941. Encore en service dans l’armée, blessé au front, il soutint en 1945 une thèse sur Prokofiev. Sa monographie, achevée en 1941, fut publiée en 1946 en traduction anglaise et française et continue d’être citée par les spécialistes, alors que l’édition russe n’apparut qu’en 1957. Entre-temps, Nestiev fut renvoyé de la Radio soviétique lors de la campagne contre les « cosmopolites sans racines » et ne put enseigner l’histoire de la musique européenne au Conservatoire de Moscou qu’après la mort de Staline.

En URSS, le Troisième Concerto fut joué pour la première fois le 22 mars 1925 à Moscou par Samuil Feinberg et l’orchestre du Théâtre de la Révolution sous la direction de Konstantin Saradjev. En 1927, Prokofiev lui-même, en visite au pays des Soviets, l’interpréta dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, accompagné par Persimfans, premier orchestre symphonique sans chef d’orchestre de l’histoire de la musique académique, actif de 1922 à 1932.

À Genève et à Lausanne, le Troisième Concerto sera interprété par le pianiste français Alexandre Kantorow, élève de Rena Shereshevskaïa. Malgré son jeune âge, il est déjà entré dans l’histoire, et deux fois. En 2019, il devint le premier Français à remporter la médaille d’or et le grand prix du Concours Tchaïkovski, à Moscou. Puis en juillet 2024, il joua Jeux d’eau de Ravel à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris.

Alexandre Kantorow © Sasha Gusov

L’Orchestre de la Suisse Romande sera dirigé lors des deux soirées par l’Australienne Simone Young, née à Sydney d’un père irlandais et d’une mère croate. En 1993, elle devint la première femme à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Vienne, puis, dix ans plus tard, du Philharmonique de Hambourg. À la tête du Sydney Symphony Orchestra depuis 2022, elle fit ses débuts l’été dernier au Festival de Bayreuth avec Der Ring. J’ignore ce qu’en penserait Wagner, mais l’OSR s’engage activement en faveur des femmes musiciennes.

Simone Young dirigera également l’orchestre dans la seconde partie du concert, entièrement consacrée à Strauss. Richard, cette fois. Et à ses danses. Selon la légende biblique, la première interprète de la Danse des sept voiles fut la princesse juive Salomé, et son premier spectateur, le roi Hérode, son beau-père. Au fil de sa danse envoûtante, elle retirait voile après voile, jusqu’à se retrouver nue. De nos jours, cela ne choquerait personne, mais lors de la première de Salomé à l’Opéra de Dresde, la soprano allemande Marie Wittich déclara d’abord : « Je ne chanterai pas cela, je suis une femme respectable. » Elle se ravisa ensuite, et elle fit bien. La première, le 9 décembre 1905, fut triomphale avec trente-huit rappels, et la Danse fut interprétée par une ballerine de la troupe. L’opéra, jugé immoral et impossible à chanter par certains interprètes, déclencha des réactions violemment opposées. Il finit pourtant par conquérir les scènes du monde, mais seulement après avoir été interdit par les censeurs britanniques, par l’empereur Guillaume II à Berlin et par le conseil de direction du Metropolitan Opera, qui le retira du programme après une seule répétition publique et une représentation, en raison des protestations de la presse et de l’Église. Comme on le voit, notre époque n’a rien inventé.

Simone Young © Sandrah Steh

La première du Chevalier à la rose, dont deux Suites de valse clôtureront les concerts, eut lieu en 1911, également à Dresde. Elle suscita de vifs débats. On reprochait à Richard Strauss son éclectisme stylistique, son mauvais goût et même sa fuite devant la modernité. Le public prit cependant une tout autre position, et la première fut qualifiée par les contemporains du compositeur de « dernière fête théâtrale insouciante de l’Europe avant la guerre ». Au cœur de l’opéra résonne une valse qui en relie tous les épisodes et nous transmet l’esprit de la vieille Europe, à la veille de la Première Guerre mondiale.

Je ne doute pas que le public appréciera la chance de pouvoir, ne serait-ce que pour deux heures, s’évader du tumulte du présent pour se plonger dans le monde heureux de la musique, qui ne connaît pas de frontières et n’a pas besoin de traduction.

P.S. Pour rappel, les derniers billets pour Genève se trouvent ici et pour Lausanne ici
 


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