Dostoïevski le grand. Mais encore ?

Aujourd’hui, la veille du jour d’anniversaire de Fedor Dostoïevski (1821-1881), immense écrivain russe que l’on peut aimer ou détester – mais qui ne laisse personne indifférent. Cet écrivain dont une plaque mémorielle au numéro 16 de la rue du Mont-Blanc commémore le séjour à Genève. À cette occasion, j’aimerais vous parler d’un livre que je viens de lire, après une petite introduction.
Contrairement à moi, vous n’avez sans doute pas étudié la biographie de Dostoïevski à l’école. Il est donc probablement opportun de vous rappeler que, depuis décembre 1846 ou janvier 1847, il fréquentait – sans pour autant adhérer à ses idées – le Cercle fouriériste de Mikhaïl Petrachevski, un fonctionnaire au ministère russe des Affaires étrangères qui combattait l'absolutisme de Nicolas Ier. En avril 1849, les membres du Cercle furent arrêtés. Lors d’une fouille chez Dostoïevski, la police trouva des livres interdits ; par la suite, le Tribunal militaire l’accusa d’avoir eu l’intention de renverser le régime. Après une instruction de plusieurs mois, un procès, une condamnation à mort et un simulacre d'exécution, le 22 décembre 1849 sur la place Semenovski à Saint-Pétersbourg, le tsar gracia les prisonniers à l'instant où ils allaient être fusillés ; la condamnation à mort fut commuée en exil de plusieurs années, la peine en déportation dans un bagne de Sibérie. Il est bien connu que, lors du procès et des interrogatoires, Dostoïevski se conduisit de façon exemplaire et ne trahit personne. Finalement, il vit sa peine commuée en quatre ans de travaux forcés, auxquels s'ajouta l'obligation de servir ensuite comme simple soldat. Le sentiment de sa résurrection fit sur Dostoïevski une impression inoubliable – dont on trouve la trace dans toute son œuvre.
Le condamné Dostoïevski fut mis aux fers. Le 23 janvier 1850, il arriva à Omsk où il passerait quatre ans au bagne et qu’il décrirait en détail dans ses Souvenirs de la maison des morts. Sa peine se termina le 23 janvier 1854 et, après un mois passé à Omsk, il fut affecté, le 2 mars, à un régiment de Semipalatinsk (Sibérie) en tant que simple soldat. Après deux mois de vie de caserne, Dostoïevski obtint le privilège rarissime de pouvoir habiter en ville. Les Souvenirs de la maison des morts commencent d’ailleurs par la description de Semipalatinsk où se déroule également l’action du Rêve de l’oncle. Un nouvel épisode dans la vie de l’écrivain commença : celui de soldat exilé. C’est à ce moment-là que son destin croisa celui du baron Alexandre von Wrangel, arrivé cette même année à Semipalatinsk en tant que procureur régional depuis Saint-Pétersbourg, où il avait lu et admiré Les Pauvres Gens, le premier roman de Dostoïevski.
L’amitié qui a uni le soldat exilé et le procureur peut paraître incroyable, mais elle ne l’est pas vraiment. Malgré la (provisoire) différence dans leur statut social, les deux hommes appartenaient au même cercle pétersbourgeois. Le jeune von Wrangel était fier de l’amitié avec l’auteur qu’il admirait tant. Il le prit sous son aile et l’introduisit dans la bonne société de Semipalatinsk, ville qui, selon les mémoires de von Wrangel, « semblait située au bout du monde ».
Les nouveaux amis devinrent inséparables : durant les deux ans que von Wrangel passa à Semipalatinsk, il se voyaient quasi quotidiennement. Nous savons que Dostoïevski changea quatre fois d’adresse dans cette ville, habitant entre autres dans la caserne avec d’autres soldats. Une des adresses s’appelait « Le Jardin de Cosaques » – il s’agissait là d’une datcha louée par von Wrangel où l’écrivain passa le printemps et l’été 1855.
Le Jardin des Cosaques (De Kozakkentuin, en version originale) est aussi le titre d’un livre de l’auteur néerlandais Jan Brokken. Ce livre est réédité cette année dans la traduction française de Mireille Cohendy par la maison d’édition Vuibert sous le titre Dostoïevski: Une amitié en Sibérie – jugé apparemment plus attirant. Dans sa préface, Jan Brokken déclare qu’il n’aime pas beaucoup les vies romancées mais qu’il aime « emprunter à la fois au roman et aux mémoires », comme dans le cas présent. L’idée du livre lui était venue grâce à une rencontre avec l’arrière-arrière-petite-fille d’Alexandre von Wrangel qui lui avait remis les copies des échanges épistolaires entre les deux hommes ainsi que les Mémoires de Wrangel, publiés en 1912 à Saint-Pétersbourg. D’entre soixante lettres une quarantaine ont été conservées ; ces lettres permettent de voir Dostoïevski sous un angle inhabituel.
« Après avoir pris connaissance de la documentation dont je disposais, je fus convaincu de deux choses : j’écrirais un livre sur cette amitié et je le ferais en m’exprimant à la première personne », explique Jan Brokken. Il a tenu sa promesse, entrant dans la peau du baron von Wrangel qui est devenu son alter ego le temps du travail sur le roman. Il a raconté l’histoire comme il l’a connu, jusqu’à la fin malheureuse et gênante : Dostoïevski évite son ami pour ne pas lui rembourser une dette…
Les infatuations de Dostoïevski, convaincu que l’épilepsie dont il souffrait ne lui donnait pas droit au bonheur conjugal, et son grand amour pour Maria Dmitrievna Issaeva qui se termina par un mariage malheureux, occupent une place importante dans le récit. Pour dire la vérité, connaissant la capacité de Dostoïevski de fouiller dans sa propre âme et dans celles des autres, je suis surprise de l’emprise qu’avait sur lui cette femme assez quelconque et, en plus, manipulatrice. L'amour rend-il vraiment aveugle ou fou ?
– Fou ou juste ? m’a répondu Jan Brokken. – Le plus important et le plus touchant que j'ai découvert en décrivant les années sibériennes de Dostoïevski est qu'il était un homme très moderne. Bien sûr, il y avait bien d’autres femmes dont il aurait pu tomber amoureux en Sibérie, mais il a choisi Maria, qui avait fréquenté le lycée ce qui, dans la première moitié du 19e siècle, était inhabituel pour une femme, et qui parlait couramment le français et écrivait des poèmes... Fiodor avait une grande soif intellectuelle, c'est pourquoi il s’est lié d’amitié avec Alexandre von Wrangel, un juge... J'aime terriblement ce jeune Dostoïevski, autant qu'Alexandre l'aimait. Et oui, nous sommes tous deux déçus par le Dostoïevski âgé, même si nous lui pardonnons beaucoup tous les deux en raison des immenses difficultés qu’il a rencontrées durant sa vie.
Le livre de Jan Brokken est intéressant, non seulement en raison des faits divers tirés de la vie de Dostoïevski, mais aussi des parallèles entre la Russie de la deuxième moitié du 19e siècle et la Russie de nos jours. Les parallèles se tracent toutes seules devant les yeux d’un lecteur attentif : de la détermination de Nicolas Ier d’exterminer toute forme de contestation de son pouvoir jusqu’aux verdicts terribles prononcés contre les écrivains pour leurs opinions – les opinions et rien d’autre. Il est bien connu que Dostoïevski dénonçait toute forme de violence, y compris le service militaire, bien que son intérêt pour la violence et ses tentatives de l’expliquer – sans pour autant la justifier – aient été vives suite à l’assassinat de son père.
Comment ne pas penser à la Russie d’aujourd’hui en lisant les réflexions d’Alexandre von Wrangel (et de Jan Brokken) sur l’impuissance de l’individu face au système, sur son absolue dépendance des bonnes grâces du tsar, sur la corruption omniprésente, l’état cauchemardesque des prisons, des routes, de la poste, sur les directives idiotes ? Comment ne pas comparer le poème élogieux que Dostoïevski écrivit au tsar avec la lettre adressée par Mikhaïl Boulgakov à Staline ou les œuvres composées par Chostakovitch à l’occasion des anniversaires de la révolution d’Octobre ? Tous les auteurs, à toutes les époques, ne désirent qu’une chose : pouvoir créer, pouvoir écrire, composer, peindre et être publiés, lus, vus et écoutés.
Évidemment, il y eut des gens qui jugeaient Dostoïevski. « Lorsque, de nombreuses années plus tard, il fut publié, les critiques dénoncèrent violemment l’humilité du ton – six fois « pardonnez-moi » dans les six premiers vers – et le message clairement patriotique. <> La façon qu’il avait de supplier pour obtenir le pardon de l’autorité suprême touchait à l’obséquiosité. Pourquoi tenait-il tant à montrer patte blanche auprès du tsar ? » se demande Jan Brokken/Alexandre von Wrangel. Et sa réponse est d’une actualité frappante : « Ces critiques étaient dépourvues de sens. Dostoïevski avait toujours été un fervent patriote, au sens le plus large du terme. Il me semble quelque peu exagéré de prétendre qu’en Sibérie son caractère et ses convictions avaient changé. Jamais il n’a maudit la Russie, il n’est pas devenu tsariste après avoir été anarchiste, ni réactionnaire après avoir été progressiste. Avant la Sibérie, il condamnait le servage et beaucoup d’autres injustices, comme nombre de ses compatriotes. Un Russe est toujours en opposition avec la Russie, c’est dans sa nature. Mais privé de sa chère patrie, il dépérit. »
Le destin littéraire de Dostoïevski est particulier. Interdit à l’époque tsariste pour les raisons énumérées ci-dessus, il fut pratiquement interdit à l’époque soviétique également, pour des raisons toutes aussi évidentes : il avait détruit l’idée d’un super-homme qui constituait le fondement de l’expérience sociale soviétique. Il est intéressant de relever que Vladimir Nabokov, qui s’était pourtant beaucoup moqué du style pesant de Dostoïevski et avait qualifié ses recherches sur l’âme de « délire prophétique », lui a néanmoins consacré une de ses célèbres conférences sur la littérature russe – honneur réservé aux écrivains qu’il estimait le plus. Il n’est pas moins intéressant de relever que c’est de Dostoïevski que parlaient, en automne 1989, deux lauréats du prix Nobel de littérature, Czesław Miłosz et Joseph Brodsky – par miracle, une vidéo de cette conversation a été préservée Citant le philosophe russe Léon Chestov, Brodsky dit : « L’essentiel est que Dostoïevski suivait les traditions classiques, les principes du jugement juste. Autrement dit, avant de se prononcer en faveur du Bien, il laissait au Mal, en tant qu’opposant du Bien, la possibilité d’épuiser tous ses arguments ». Miłosz répond à cela : « Évidemment, je le sais et je comprends toute la dialectique de Dostoïevski. Et pourtant, quand j’ai commencé à l’étudier, j’ai été frappé par sa capacité de se mentir à soi-même ».
Et voilà que l’année dernière, avec le début de la guerre en Ukraine, c’est bien Dostoïevski qui s’est trouvé parmi les premiers auteurs russes que certains voulaient « abolir ». Pourquoi ? ai-je demandé à Jan Brokken.
– Parce que Dostoïevski est systématiquement mal cité ou cité de manière incomplète, m’a-t-il répondu. – Il a écrit un jour que les Russes sont supérieurs aux autres peuples. Mais sa phrase ne s'arrête pas là. Après la virgule, il ajoute : parce qu'ils sont davantage capables de souffrir que les autres peuples. C'est le destin tragique du peuple russe qui fait que les individus peuvent encaisser bien plus de coups et blessures. Dostoïevski lui-même est un exemple de cette capacité de souffrir. Avant de devenir le grand écrivain qu'on connaît, il fut exilé en Sibérie pendant dix ans où il dut effectuer des travaux forcés. Il avait vingt-sept ans lorsqu'il fut condamné et ne put retourner à Saint-Pétersbourg et commencer sa carrière d'écrivain qu'à trente-sept ans. De nombreux écrivains d'Europe occidentale auraient depuis longtemps perdu espoir ! Moi y compris.
Est-il donc idiot d'interdire Dostoïevski ?
– C'était là une mesure stupide de la part de l'Université de Milan. Quoi qu'il arrive, vous ne devriez jamais interdire un écrivain – car alors il n'y a plus de liberté dans votre pays. Si vous détestez les Russes, vous devriez justement lire un écrivain exilé par le tsar et dont les Soviétiques se méfiaient. L'œuvre de Dostoïevski est comme la Bible : chacun peut y trouver son bonheur. Les Frères Karamazov est un roman plein de pensées religieuses. Et plein d'idées athées aussi. Il y a dans l'œuvre de Dostoïevski du nihilisme, du nationalisme, du conservatisme, de l’anarchisme, du terrorisme, du socialisme. Parce qu'il écrit à partir de ses personnages. Selon Nabokov, il écrit mal. Non ; il fait parler sèchement un fonctionnaire et brillamment un étudiant. Il possède des compétences linguistiques extraordinaires, car il est capable de s'identifier à n'importe quel personnage.