Vladimir Jurowski : « La musique peut se permettre d'être apolitique, mais le musicien ne le peut pas »

Du 15 au 19 septembre se déroulera à Bâle un festival intitulé « Macht Musik » – « Faire de la musique » –, événement qui se positionne comme « un festival consacré à la liberté de l'art sous la dictature ». Le jour de l'ouverture, le chef principal de l'Orchestre symphonique de la Radio de Berlin (Rundfunk-Sinfoniorchesters Berlin, RSB), Vladimir Jurowski, représentant d'une illustre dynastie musicale russe, prendra place au pupitre. Je vous propose une interview exclusive avec lui ; j’espère qu’elle repondéra à plusieurs questions de mes lecteurs. Nous avons commencé en andante.
Vladimir, vous avez déménagé en Allemagne avec vos parents à l'âge de 18 ans. Ne regrettez-vous pas de n'avoir pu terminer votre formation professionnelle en Russie, beaucoup étant encore convaincus qu'elle y est la meilleure ?
Je le regrette en partie, oui, en partie non. Quand je suis parti de l’URSS, j'étudiais encore au département théorique du Collège Merzliakov [Collège auprès du Conservatoire d'État de Moscou – N.S.] et je comptais entrer au département théorique du Conservatoire. Je regrette de ne pas avoir terminé le programme du département théorique du Collège, parce qu’avec mon professeur d'analyse de forme, Viktor Pavlovitch Fraïonov, j'aurais également étudié la polyphonie en 4e année. Par la suite, plusieurs autres pédagogues et professeurs moscovites m'ont beaucoup manqué en Allemagne.
Concernant la formation de chef d'orchestre, je suis par contre très heureux de ne pas l'avoir reçue à Moscou, parce qu’à ce moment-là, l'école de direction d'orchestre en URSS commençait déjà à avoir des problèmes. À Berlin, j’ai eu la chance de rencontrer le professeur Rolf Reuter, un homme qui avait absorbé toute l'école romantique, tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe ; de lui j'ai reçu une puissante charge de cette culture que je porte encore en moi. Mais beaucoup de ce que j'avais d'abord reçu à l'école de musique de Moscou, puis au collège, est également resté en moi. Aussi je ne regrette pas une seconde que nous soyons partis mais, si on pouvait répéter l'histoire sans risquer de finir dans l'armée soviétique, j'aurais tout de même voulu faire ma quatrième année au Collège Merzliakov et étudier au moins quelques années au Conservatoire en tant que théoricien.
Votre carrière s'est développée rapidement : dès 1995, soit à seulement 23 ans, vous avez fait vos débuts sur la scène internationale au Festival de Wexford avec La Nuit de mai de Rimsky-Korsakov, puis peu après à Covent Garden, avec Nabucco. Comment avez-vous vécu un tel succès et comment l'expliquez-vous ?
Ce sont là deux questions différentes. Comment je l'ai vécu ? Assez bien, me semble-t-il, sans trop de difficulté, bien qu'il soit impossible de vivre ce genre de choses complètement sans difficulté, car c'est vraiment un choc pour le système et je n'y étais pas préparé. Ce qui m'a aidé à amortir une telle entrée dans la profession, c'est que, peu après le Festival de Wexford dont j'avais d'abord sous-estimé le sérieux, j'ai reçu à Berlin une invitation à participer au concours pour le poste de second chef et assistant du chef principal au théâtre berlinois Komische Oper – concours que j'ai gagné, obtenant ainsi un spectacle d'essai, que j'ai dirigé en janvier 1996, après quoi ils m'ont pris dans la troupe. En février, ils m'appelaient d'urgence à Covent Garden, en remplacement, puis en été je faisais débuts à l'Opéra de Rome. Il y avait là un fort danger que je « passe de main en main » ; mais ce qui m'a sauvé, c'est que j'ai alors considéré l'entrée dans la troupe comme l'événement le plus important de ma carrière – plus sérieusement que ces débuts « accidentels » à Covent Garden ou le succès à Wexford. C'était très agréable, mais d'une certaine façon un peu étrange… et comme si cela concernait quelqu’un d’autre.
Grâce au travail dans la troupe, j'ai eu la possibilité de contrôler ma carrière, en n’acceptant pas certaines propositions, en me référant au travail dans mon théâtre, où j'ai travaillé jusqu'en août 2000 et où, dans la première ou deuxième saison – je ne me souviens plus exactement laquelle – j'ai dirigé 85 spectacles. Tout ceci en n'ayant pratiquement aucune préparation professionnelle, à part cinq ans dans les écoles supérieures de musique de Dresde et de Berlin, ainsi que plusieurs assistanats auprès de mon père !
Pour moi, c'était LA vraie école du jeune combattant et la vraie forge dans laquelle j'ai maîtrisé la profession. Il me semble que je l'ai fait correctement, bien que la crise soit tout de même arrivée plus tard, quelque part vers ma quatrième année ; elle arrive toujours tôt ou tard, la crise, mais elle n'était pas si dure ; elle ne s'est pas transformée en syndrome d'épuisement ou, pire encore, en dépression, alors qu'elle aurait pu... Quand on s'élève trop tôt très haut, on peut tomber assez douloureusement ou simplement perdre complètement le goût du développement ultérieur, parce qu'on s’imagine qu’on a déjà tout éprouvé, tout vu, tout entendu, tout ressenti et rien ne vous réjouit plus.
En Suisse, vous êtes un invité assez rare...
J'ai eu des performances ponctuelles à Zurich, au Tonhalle, j'ai eu aussi une expérience à l'Opéra de Zurich où, avec le metteur en scène Barry Kosky, nous avons monté l'opéra Die Gezeichneten de Franz Schreker, une œuvre très inhabituelle, étrange ; mais le spectacle était bon, il me semble. Je suis venu en Suisse en invité avec différents orchestres, y compris avec « mon » Orchestre philharmonique de Londres où j'ai joué à Genève dans le célèbre Victoria Hall ; à Bâle, je suis venu une fois avec l'Orchestre de chambre européen, en 2009...
Je pense que c'est suffisant pour l'introduction ; passons maintenant au sujet principal de notre conversation : ce festival de Bâle, l'art dans les conditions de dictature et le rôle de l'artiste dans les moments critiques de l'histoire. Votre position – le rejet total de la guerre en Ukraine – est parfaitement claire. Mais vous non plus n'avez pas compris tout de suite que les choses pouvaient finir par la guerre, restant ainsi à la tête de l'Orchestre d'État russe Evgeny Svetlanov même après l'annexion de la Crimée et travaillant très activement en Russie en général. Comment votre regard sur ce qui se passait a-t-il évolué ?
En effet, j'ai continué à travailler régulièrement en Russie jusqu'en juillet 2021. Mais il faut commencer bien en amont.
J'ai reçu du ministère de la Culture l’invitation de me mettre à la tête de l'Orchestre en novembre 2011 – c'étaient là mes dernières semaines au Théâtre Bolchoï où, avec Dmitri Tcherniakov, nous célébrions l'ouverture de la scène historique tout juste rénovée avec une mise en scène de Rouslan et Ludmila. Jusque-là, je n'étais venu en Russie qu'en invité, j'avais eu une longue période d'amitié créative avec l'Orchestre National russe, qui avait commencé en 2002, mais je n'avais jamais sérieusement envisagé d'activité en tant que directeur artistique sur le territoire de la Russie… et surtout quand il s'agissait d'un bloc orchestral tel que l'Orchestre Svetlanov – un orchestre d'État. C'est pourquoi j'ai d'abord beaucoup douté que cela marcherait, si bien que j'ai demandé au ministre Avdeev de conclure le premier contrat comme un essai, pour trois ans.
En 2014, il devenait donc nécessaire de rompre ce contrat, ou de poursuivre cette affaire. C'est justement alors qu’est intervenue le coup de la Crimée.
Je me souviens très bien de ces jours et de mon arrivée en Russie peu après cela, parce que nous avions nos concerts habituels avec deux programmes. Dans un programme, nous jouions Un survivant de Varsovie de Schönberg et la Neuvième symphonie de Beethoven ; dans l'autre, le Requiem allemand de Brahms et l' « action ecclésiastique » Ich wandte mich und sah an alles Unrecht, das geschah unter der Sonne de Bernd Alois Zimmermann. Les deux programmes convenaient très bien aux événements qui se passaient ; aussi, avant l’exécution, j’ai demandé au public de ne pas applaudir à la fin du Survivant de Varsovie pour que nous passions à la Neuvième symphonie de Beethoven « attacca », c'est-à-dire sans pause. Comme un hommage aux personnes qui « continuent à périr », comme je l'ai dit alors, « pas loin de notre seuil en temps de paix ».
Et cela vous a-t-il été pardonné ?
Oui, cela m'a été complètement pardonné. Les gens ont tout compris ; personne n'a applaudi. Et puis Katia Biriukova a écrit dans le journal Kommersant que Jurowski avait dirigé Beethoven et Schönberg et avant cela avait tenu un discours dans lequel il « condamnait les événements du Maïdan ». Ce que je n'avais pas fait en réalité, mais c'était une interprétation assez directe de mes paroles, et là aussi rien ne s'est passé. Il y a eu un troisième moment fort quand Vladimir Ilitch Tolstoï (arrière-petit-fils de Léon Tolstoï, directeur du musée Tolstoï à Moscou, à ce moment-là conseiller du Président de la Russie pour la culture) est venu me voir à la répétition dans la Grande salle du Conservatoire de Moscou et m'a demandé très poliment, de manière très courtoise, si tout allait bien, comment se passait le travail, si j'étais satisfait de tout. J'ai dit que j'étais très satisfait du travail avec le collectif, qu’il me semblait que le collectif avait besoin du travail que nous menions, et j'aurais voulu le poursuivre. Il m'a alors demandé si je ne voulais pas adopter la citoyenneté russe, que je n'avais jamais eue parce que j’étais parti avec un passeport étranger soviétique et que j’avais tout de suite obtenu la citoyenneté allemande. Là, une ampoule rouge s'est allumée dans mon cerveau, et j'ai immédiatement commencé à me rappeler les histoires sur comment Sergueï Prokofiev avait été attiré en Union soviétique, etc. J'ai donc refusé l'offre avec la même politesse, la même courtoisie avec laquelle Vladimir Ilitch communiquait avec moi. Et cela a été accepté sans condition. Je me souviens très bien de la conversation qui a suivi avec Grigori Gavrilovitch Levontine, le directeur de l'Orchestre d'État, à qui j'ai dit que si l’on demandait à l'orchestre de se rendre en Crimée et d'y donner un concert, je ne pouvais pas l'empêcher, mais je n’y mettrai pas mon pied. Cela aussi a été compris et accepté.
Non seulement je ne comprenais pas pourquoi je devrais partir, mais au contraire, je considérais que je devais rester, que je devais continuer à travailler, parce que je voyais que deux courants luttaient dans le pays : l’odieux courant impérial, kéguébiste, post-soviétique, et cet autre, sain, progressiste, pour lequel on pouvait et devait lutter. J'y voyais mon devoir de musicien et de citoyen, et mon travail me procurait de la joie...
De plus, à partir des troubles de la place Bolotnaïa à l'automne 2011, une opposition politique au régime agissait activement dans le pays – d'abord dirigée par Boris Nemtsov, puis, après son assassinat, par Alexeï Navalny. Et voilà, vous saisissez ; dans cette situation, non seulement je ne comprenais pas pourquoi je devrais partir, mais au contraire, je considérais que je devais rester, que je devais continuer à travailler, parce que je voyais que deux courants luttaient dans le pays : l’odieux courant impérial, kéguébiste, post-soviétique, et cet autre, sain, progressiste, pour lequel on pouvait et devait lutter. J'y voyais mon devoir de musicien et de citoyen, et mon travail me procurait de la joie, parce que je sentais qu'un grand nombre de personnes – pas seulement mes amis, mais aussi simplement des gens qui venaient à nos concerts – avaient besoin de ces concerts, comme d'une source d'air frais, et nous leur donnions cet air frais à ce moment-là. Les bonnes relations avec mes musiciens ont eux aussi joué un rôle important dans mon désir de continuer le travail à Moscou après 2014.
Il faut encore rappeler notre festival avec l'Orchestre Svetlanov, en 2015, consacré au 70e anniversaire de la fin de la guerre. J'ai exigé que sur les affiches soit écrit « pour le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale », et non de la Grande Guerre patriotique. Dans une de mes introductions verbales aux concerts de ce Festival, j'ai dit que l'attaque simultanée et le partage de la Pologne des deux côtés par l'Allemagne fasciste et l'Union soviétique avait déterminé le début de la Seconde Guerre mondiale ; et là, je me souviens très bien de la réaction de plusieurs visages très aigres, très officiels dans les premiers rangs du parterre. Mais là encore, il n'y a eu aucune conséquence ; on ne nous touchait pas. Voilà pourquoi j'ai continué à y travailler, tant que je sentais que je le pouvais.
Vladimir, beaucoup ont longtemps dit que la Russie était « malade » et ont essayé de la « soigner ». Quand avez-vous compris que la maladie était incurable et que le « patient » ne voulait absolument pas guérir ?
Je l'ai compris au tout dernier moment. Nous avons maintenant oublié que 2020 avait été marquée par la pandémie, or c'était pourtant un tournant important qui, d'un côté, érigait de nouvelles frontières, et de l'autre semblait effacer beaucoup d'anciennes frontières. Les gens, se trouvant dans un confinement forcé, se sont tournés très activement les uns vers les autres, vers la communication et vers l'art, et ils en ont été récompensés. Je me souviens qu'arriver en Russie après le début de la pandémie était redevenu agréable, parce que toutes ces querelles politiques étaient oubliées ; il semblait même que tout se remettrait à zéro et qu'une ère complètement différente, nouvelle, commencerait. Mais déjà au cours de 2021, cette remise à zéro apparente s'est dissipée, et j'ai senti qu'il faisait très, très étouffant dans le pays ; qu'il n'y avait tout simplement plus d'air.
La rafale d'information ciblée, le lavage de cerveau, les discussions interminables, humiliantes et avilissantes sur l'Ukraine et les Ukrainiens à la télévision russe me semblaient vraiment terrifiantes. Et voilà qu'en juillet 2021, j'ai donné mon dernier concert en tant que directeur artistique ; j'ai jeté ce fardeau de mes épaules, décidant que maintenant j’allais simplement retourner à ma voie initiale, comme cela avait été dans les années 2000, quand je venais une ou deux fois par saison et donnais des concerts en tant qu'invité. Et nous nous sommes effectivement mis d'accord avec l'orchestre ; c’est en cette nouvelle qualité que je suis arrivé en janvier 2022 déjà. Nous avons alors joué, je m’en souviens, la 15e symphonie de Chostakovitch et Le Mandarin merveilleux de Bartók ; nous sommes allés en concert à Samara, où nous avons exécuté entre autres la Symphonie n°45 Les Adieux de Haydn. Et voilà que ces « Adieux » sont vraiment devenus mon adieu définitif à la Russie. La fois suivante, je devais venir en juin 2022 au festival d’été de l'Orchestre Svetlanov, mais je n’y suis plus venu.
Alors, voyant que les trois chefs prévus refusaient de venir – Vassili Petrenko, Andreï Boreiko et moi –, la Philharmonie de Moscou a monté un coup diplomatique génial en annonçant que la Salle de concert Tchaïkovski où devait se tenir le Festival fermerait pour des réparations d'été d'urgence et que le Festival devait donc être annulé. Ainsi, ma disparition de la vie culturelle russe s'est produite d'une manière très étrange, diminuendo molto subito.
La musique peut se permettre d'être apolitique, mais le musicien, vivant dans un pays concret, dans un espace concret, à un moment concret, ne le peut pas, de mon point de vue. Alors toute la question est de savoir dans quelle mesure la NON-participation à la guerre d'agression contre un État voisin ou à la propagande de cette guerre peut être égalée au rejet, voire même à la résistance active à celles-ci. Voilà la question des questions. Et encore une autre : POURQUOI, POUR QUELLE RAISON tel ou tel artiste évite de prendre une position active sur telle ou telle question politique. Qu'est-ce qui se cache derrière cela ? l'indifférence et le cynisme ou la peur des répressions envers soi et ses proches... Et il me semble qu'on ne peut pas donner une réponse standard à cette question, mais qu'il faut donner des réponses concrètes à chaque fois ; examiner chaque cas séparément.
Le moment où, sous votre direction, l'Orchestre symphonique de la Radio de Berlin, au lieu de la Marche slave de Tchaïkovski initialement annoncée dans le programme du concert à Berlin le quasi lendemain du début de la guerre, a exécuté l'hymne de l'Ukraine, Ще не вмерла Україна, sur la mélodie du compositeur Mikhaïl Verbitski, puis son Ouverture symphonique n°1, a fait beaucoup de bruit. Votre geste était compréhensible, mais il a été commenté de différentes manières – jusqu'à prétendre que, de cette façon, vous aviez fait le jeu de ceux qui appelaient et appellent à l'annulation de la culture russe...
À ceux qui l'ont perçu ainsi, je dirai qu'ils l'ont bien mérité, parce qu'ils ont analysé de manière très inattentive et stupide ce que j'ai fait. Le fait est que le programme de ce concert consistait entièrement en œuvres puisées dans la musique russe. Il y avait deux compositions de Tchaïkovski – la Cinquième symphonie et la Marche slave –, le Concerto pour violoncelle d'Anton Rubinstein et la première du Concerto pour violoncelle de Dmitri Smirnov, un remarquable compositeur russe, mort pendant la pandémie de COVID en Angleterre. Ce Concerto avait été écrit bien avant la date de la première et avait été initialement dédié à Mstislav Rostropovitch ; mais Rostropovitch ne l'avait jamais joué. Ce Concerto est écrit comme une sorte de variation parodique sur l'histoire de l'État russe, entendue à travers le prisme de quatre hymnes qui ont existé pendant toute son histoire. Et la raison pour laquelle la Marche slave de Tchaïkovski (entre nous soit dit, pas sa meilleure composition) est apparue dans notre programme de concert, c'est précisément qu'à la fin de cette marche Tchaïkovski cite le premier de ces quatre hymnes : Dieu sauve le tsar. De façon général, j'avais inséré cette œuvre dans le concert exclusivement pour des raisons didactiques, et pour les mêmes raisons didactiques je l'ai ensuite retirée, comprenant que cette composition de Tchaïkovski manifestement écrite pour des considérations politiques, opportunistes, ne pouvait pas être jouée devant le public dans les circonstances actuelles. Mais la Cinquième symphonie, bien sûr, est restée, si bien qu'au final nous n'avons sacrifié ni Tchaïkovski, ni Rubinstein, ni Smirnov. Et nous avons encore présenté au public Mikhaïl Verbitski, dont la musique était connue et appréciée de Tchaïkovski.
Depuis le début de la guerre, les discussions ne se sont pas taries sur comment traiter la culture russe et, surtout, les artistes russes : les laisser entrer en Europe ou ne pas les laisser ? Exiger d'eux qu'ils prennent une position publique anti-guerre ou se contenter de l'absence de soutien public à la guerre ? Et, comme toujours dans les moments de crise, le monde apparaît à beaucoup en noir et blanc ; les variantes de comportement des artistes russes se réduisent à deux : conformisme ou rébellion. Pensez-vous qu'il y ait d'autres variantes et faut-il en général exiger quelque chose des artistes ?
Je me souviens avoir dit, en parlant avec des journalistes du New York Times, que la musique peut se permettre d'être apolitique, mais le musicien, vivant dans un pays concret, dans un espace concret, à un moment concret, ne le peut pas, de mon point de vue. Alors toute la question est de savoir dans quelle mesure la NON-participation à la guerre d'agression contre un État voisin ou à la propagande de cette guerre peut être égalée au rejet, voire même à la résistance active à celles-ci. Voilà la question des questions. Et encore une autre : POURQUOI, POUR QUELLE RAISON tel ou tel artiste évite de prendre une position active sur telle ou telle question politique. Qu'est-ce qui se cache derrière cela ? l'indifférence et le cynisme ou la peur des répressions envers soi et ses proches... Et il me semble qu'on ne peut pas donner une réponse standard à cette question, mais qu'il faut donner des réponses concrètes à chaque fois ; examiner chaque cas séparément.
M'attriste beaucoup que le monde occidental, qui s'était si activement employé à l'annulation de la culture russe bien que n'ayant aucun rapport direct avec la guerre en Ukraine ou avec l'activité du président Poutine ; que ce même monde commence maintenant, mollement, mais de façon assez obéissante, à ramper vers l'apaisement des dragons, des cannibales. Parce que toutes ces discussions quotidiennes sur le fait qu'il faut négocier avec la Russie gentiment ; que la paix en Ukraine dépend de la volonté de paix des Ukrainiens eux-mêmes… tout cela est de mon point de vue un mensonge répugnant – surtout quand, sur le fond de ces discussions, dans les villes ukrainiennes, des civils continuent à mourir chaque jour et chaque nuit sous des drones et missiles russes ! Malgré tout souci d'objectivité, n'oublions pas qu'il y a un agresseur et il y a une victime ; qu'on ne peut les égaler en droits !
L'art en général et la musique en particulier ont, à toutes les époques, été utilisés comme un moyen de propagande par les uns et comme expression de protestation par les autres. Nous qui sommes nés en URSS, le savons mieux que d’autres. Il existe même l'opinion selon laquelle les meilleures œuvres – que ce soit en musique ou en littérature – sont nées précisément dans les conditions de persécutions de leurs auteurs et, étant l'expression de sentiments très personnels, sont devenues le reflet de l'époque. Connaissez-vous des compositions créées au cours des trois dernières années et demie qui resteront dans l'histoire de la musique ?
Pas encore. Mais cela est très probablement lié au simple fait que, premièrement, toute la musique qui se crée aujourd'hui ne m'est pas connue. Deuxièmement, je suis d'accord avec Essénine [le poète russe Sergueï Essénine – NS] pour dire que « face à face on ne voit pas le visage » : il faut une certaine distance dans le temps pour distinguer la vraie valeur de telle ou telle œuvre. J'ai rencontré quelques compositions créées par des auteurs comme une réponse à tous les événements tragiques de ces trois dernières années et qui m'ont beaucoup plu, mais j'en ai aussi rencontré d’autres qui m'ont semblé trop « d'affichage », trop directes, sans nuance. Et j'aimerais qu'un certain temps passe ; que ces compositions se jouent peut-être encore une fois, peut-être déjà hors du contexte militaire, en sorte de pouvoir les regarder avec recul. Et alors seulement on pourra dire : voilà cette composition restera, et celle-là non.
Mais de mon point de vue, des compositions « sur la guerre » du niveau de la Symphonie n° 8 de Chostakovitch ou de la Symphonie n° 6 de Prokofiev, ne peuvent plus apparaître aujourd'hui.
Pourquoi ?
Encore une fois, de mon point de vue, c'est la conséquence inévitable du développement que la musique européenne a traversé au cours des 50-60 dernières années. Ces déclarations créatives, profondément personnelles, mais en même temps publiques, auxquelles se résolvaient dans leur musique Prokofiev, Chostakovitch, Britten, Weinberg, même encore Bernd Alois Zimmermann et Alfred Schnittke, chacun dans le contexte de sa vie, de sa création et de ses vues politiques, n'étaient possibles qu'au XXe siècle. L'art du XXIe siècle, à mon avis, est déjà d'une autre nature ; ce pathos dramatique, cette intensité des passions, cette échelle épique auxquels se résolvaient les artistes du siècle passé lui sont étrangers. Il me semble que les gens maintenant ont honte de ce genre de déclarations « fortes », émotionnelles. De temps en temps surgissent des spectacles anti-guerre très forts, et des poèmes, et des œuvres d'art visuel qui dénoncent la guerre... Mais la musique, la musique académique contemporaine, il me semble, à un moment de son développement après la Seconde Guerre mondiale, a consciemment renoncé aux outils (je parle, bien sûr, non pas des instruments de musique, non pas des instruments d'orchestre, mais des méthodes créatives) qui seraient nécessaires pour ce genre de déclarations socio-politiques au moyen de sons. Et écrire aujourd'hui de la musique « à la Chostakovitch », c'est aussi une affaire complètement stérile et vouée à l'échec...
Voilà. Malheureusement, en avril 2020, Alexandre Voustine nous a quitté. Il me semble que Voustine était un des rares compositeurs qui aujourd'hui auraient été en état et auraient possédé un instrumentarium musical suffisant pour écrire dignement sur cette guerre. Pas sentimentalement, mais aussi d’une manière pas trop détachée. Il aurait écrit quelque chose de très personnel et tel que cela toucherait vraiment droit au cœur.

Parlons du programme de votre concert qui ouvrira le festival à Bâle. Il est évident que les œuvres pour celui-ci n'ont pas été sélectionnées au hasard : Monument à Lidice – œuvre symphonique du compositeur tchèque Bohuslav Martinů, écrite en 1943 en mémoire des habitants brûlés du village du même nom ; Méditation sur un choral tchèque ancien de saint Venceslas de Josef Suk, dédiée au dirigeant du pays, tué sur les marches du temple sur ordre de son propre frère. Tout est clair. Mais l'auditeur suisse peu chevronné pourrait être surpris par l'inclusion dans le programme de ce concert, ayant pour thème « Musique contre l'injustice et la violence », de l'Ode à Napoléon Bonaparte d'Arnold Schönberg. Comme vous le savez, en Suisse, l'attitude envers Napoléon est, pour le dire gentiment, ambiguë.
Il faut simplement leur rappeler que cette œuvre a été écrite par Schönberg en 1943 sur des vers de lord Byron et qu’elle est justement un pamphlet fortement anti-napoléonien et en même temps anti-hitlérien. Comme beaucoup d'intellectuels de son époque, Byron était d'abord un vrai admirateur, un fanatique, pourrait-on dire, de Bonaparte. Mais, comme Beethoven, il a complètement perdu ses sympathies, son amour et, en quelque sorte, son intérêt pour son idole après que celui-ci se soit d'abord déclaré empereur, puis ait perdu la guerre de 1812, et surtout : après qu'il ait tenté de reprendre le pouvoir par la force – ce fameux retour au trône pour cent jours, – après quoi il a fini sa carrière sans gloire sur l'île d'Elbe, où il fut finalement exilé. Et Byron se moque de lui – assez cruellement d'ailleurs, de mon point de vue.
Rappelons quelques vers, en original :
But thou forsooth must be a king,
And don the purple vest,
As if that foolish robe could wring
Rememberance from thy breast.
Where is that faded garment ? where
The gewgaws thou wert fond to wear,
The star – the string – the crest ?
Vain froward child of empire ! say,
Are all thy playthings snatched away?
Voilà, c’est cela ! Et Schönberg s'est servi de ce poème pour créer sa propre version du « dictateur », car justement trois ans avant cela était sorti sur les écrans le film de Charlie Chaplin Le Dictateur, un des plus grands chefs-d'œuvre de la satire cinématographique, qui règle ses comptes avec la dictature hitlérienne, et au fond avec toute dictature. Il en est résulté un pamphlet musical anti-hitlérien, mais écrit en langage d’Ésope raffiné. Schönberg s'est servi du texte de Byron, qui se moque de Napoléon et de sa soif de pouvoir, et à la fin offre comme exemple positif le dirigeant qui a consciemment renoncé aux prétentions au pouvoir – George Washington. C'était un hommage de Schönberg au pays qui était devenu pour lui une seconde patrie, les États-Unis d'Amérique.
Il me semble ironique que nous jouions cette ode précisément maintenant, quand l'actuel président américain est revenu sur le trône déjà pour un second mandat et tente de changer la Constitution pour y rester encore pour un troisième. Du président actuel de la Fédération de Russie, je ne parle même plus.
Et pour conclure – quelques mots sur la Symphonie n° 11 de Dmitri Chostakovitch « 1905 », rappelant le terrible Dimanche sanglant de l’histoire russe, sur quoi se terminera le concert à Bâle. Certains justifient aujourd'hui encore le silence de beaucoup de Russes par la peur de la fameuse révolte russe – « insensée et impitoyable », selon Pouchkine –, et disent qu'il vaut mieux attendre que tout se dissolve d'une façon ou d'une autre...
Chostakovitch n'a pas écrit sa symphonie sur la révolte russe insensée et impitoyable. Il a écrit une symphonie à la mémoire des gens qui ont eu le courage d'aller sur les barricades pour leur liberté. Il ne se comptait pas parmi ces gens, et il est très important de comprendre qu'il se considérait à sa manière comme faisant partie de la génération perdue, contrairement aux gens de la génération de ses parents, qui avaient participé activement aux événements de 1905 et 1917 et dont beaucoup pouvaient être considérés par lui comme des héros. Dans cette symphonie, il est question – allégoriquement aussi – du soulèvement hongrois de 1956 et du soulèvement berlinois de 1953 ; et si on l'interprète dans la perspective de l'avenir, il s'avère qu'elle parle aussi du Printemps de Prague de 1968, et de la place Tiananmen de 1986, et du Maïdan de 2014...
Vous savez, récemment a été trouvé un journal de Chostakovitch, qui se trouve maintenant chez la musicologue Olga Digonskaya et attend d’être publié. Olga Digonskaya est venue cette année au festival et symposium Chostakovitch à Leipzig et Goritz (Allemagne) et a donné une conférence à ce sujet. Des gens qui l’avaient entendu me l'ont raconté oralement. Alors, dans ce journal que Dmitri Dmitrievitch tenait approximativement justement pendant la période de création de la Symphonie n° 11, achevée en 1957, il parle de lui et de son attitude envers cette œuvre. Il dit en ces mots (je cite de mémoire) :
« Pouchkine s'est-il déshonoré avec le poème Anniversaire de Borodino ? Un poème certes affreux ; mais par beaucoup d'autres de ses poèmes, Pouchkine s'est probablement réhabilité. Quant à moi, tant que je n'ai pas écrit d'œuvres glorifiant la guerre finlandaise de 1939-1940, la “libération” des Biélorusses et Ukrainiens occidentaux dans les années 1930, l'“aide au peuple allemand” du 17 juin 1953, l'“aide au peuple hongrois” du 24 octobre 1956, l'exécution d'Imre Nagy, l'odieuse, répugnante liquidation de Pasternak... Voilà, tant que je n'ai pas écrit d'œuvres glorifiant tout cela, il me semble que je suis pur devant le Peuple et devant Dieu. La Chute de Berlin et Un Grand Citoyen et autres horreurs de ce genre m'ont, certes, un peu gâté, mais tout de même, ce n'est pas l'Anniversaire de Borodino. Honte à vous, Pouchkine ! Vous avez vécu au début du XIXe siècle, et non à l'époque de la marche victorieuse de l'humanité progressive du socialisme vers le communisme... J'ai 52 ans. Cela fait beaucoup. Je ne verrai pas la Russie libre et heureuse. Je ne vivrai pas jusque-là. Mais si cela arrive, belle Russie du futur, j'aimerais qu'on se souvienne de moi, surtout de la Symphonie n° 11et d'une série d'autres compositions... Et en général après la composition de la Symphonie n° 11 on peut mourir. Je ne pourrai plus rien créer de meilleur. Par sa force de dénonciation, la Symphonie n° 11 n'a rien d'égal dans toute la littérature musicale. »
À mon avis, on ne pouvait imaginer meilleure conclusion à notre entretien. Il ne me restait qu'à remercier Vladimir Jurowski et lui souhaiter un concert réussi à Bâle lors du festival qui passe, que je sache, inaperçu en Suisse romande et dont le programme peut être consulté ici.